Îlot de stabilité

un ensemble hypothétique de nucléides transuraniens qui présenteraient une période radioactive très supérieure à celle des isotopes voisins
  1 2   3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
1 H     He
2 Li Be   B C N O F Ne
3 Na Mg   Al Si P S Cl Ar
4 K Ca   Sc Ti V Cr Mn Fe Co Ni Cu Zn Ga Ge As Se Br Kr
5 Rb Sr   Y Zr Nb Mo Tc Ru Rh Pd Ag Cd In Sn Sb Te I Xe
6 Cs Ba
*
Lu Hf Ta W Re Os Ir Pt Au Hg Tl Pb Bi Po At Rn
7 Fr Ra
*
*
Lr Rf Db Sg Bh Hs Mt Ds Rg Cn Nh Fl Mc Lv Ts Og
     
 
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La Ce Pr Nd Pm Sm Eu Gd Tb Dy Ho Er Tm Yb  
 
*
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Ac Th Pa U Np Pu Am Cm Bk Cf Es Fm Md No  
       
  Pb   Un isotope au moins de cet élément est stable
  Cm   Un isotope a une période d'au moins 4 millions d'années
  Cf   Un isotope a une période d'au moins 800 ans
  Md   Un isotope a une période d'au moins 1 journée
  Bh   Un isotope a une période d'au moins 1 minute
  Og   Tous les isotopes connus ont une période inférieure à 1 minute

L’îlot de stabilité est un ensemble hypothétique de nucléides transuraniens qui présenteraient une période radioactive très supérieure à celle des isotopes voisins. Ce concept est issu du modèle en couches du noyau atomique, dans lequel les nucléons sont vus comme des objets quantiques qui se répartissent dans le noyau en niveaux d'énergie de façon similaire aux électrons dans les atomes : lorsqu'un niveau d'énergie est saturé de nucléons, cela confère une stabilité particulière au noyau. Il existerait ainsi des « nombres magiques » de protons et de neutrons qui assureraient une grande stabilité aux noyaux qui en sont composés ; les noyaux ayant à la fois un « nombre magique » de protons et un « nombre magique » de neutrons sont dits « doublement magiques ».

L'îlot de stabilité serait essentiellement constitué de nucléides ayant un nombre magique de neutrons, voire qui seraient doublement magiques.

On remarque qu'il existe déjà un îlot de stabilité constitué par l'uranium 238, l'uranium 235 et le thorium 232, dont les demi-vies sont très supérieures à celles de tous les nucléides naturels ou artificiels qui les entourent.

Période radioactive des nucléides superlourds connus

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Tous les transuraniens sont radioactifs, et les nucléides les plus lourds actuellement connus présentent, au-delà de Z = 107 (bohrium 270), une période radioactive inférieure à 10 secondes :

Isotopes connus des éléments no 100 à 118[1]
no  Élément Isotope connu
le plus stable
Période
radioactive
100 Fermium 257Fm 101 jours
101 Mendélévium 258Md 55 jours
102 Nobélium 259No 58 minutes
103 Lawrencium 262Lr 3,6 heures
104 Rutherfordium 267Rf 1,3 heure
105 Dubnium 268Db 16 heures[2]
106 Seaborgium 271Sg 1,9 minute
107 Bohrium 270Bh 61 secondes
108 Hassium 277Hs 9,7 secondes
109 Meitnerium 278Mt 7,6 secondes
110 Darmstadtium 281Ds 11 secondes
111 Roentgenium 280Rg 3,6 secondes
112 Copernicium 285Cn 29 secondes
113 Nihonium 284Nh 0,49 seconde
114 Flérovium 289Fl 2,6 secondes
115 Moscovium 288Mc 88 ms
116 Livermorium 293Lv 61 ms
117 Tennesse 294Ts 77,9 ms
118 Oganesson 294Og 0,89 ms

La découverte de noyaux encore plus lourds ayant des périodes radioactives plus longues constituerait par conséquent un pas important dans la compréhension de la structure du noyau atomique.

Modèle en couches et nombres magiques

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Le modèle en couches du noyau atomique implique l'existence de « nombres magiques » par type de nucléons en raison d'une stratification des neutrons et des protons en niveaux d'énergie quantiques dans le noyau, à l'instar de ce qui se passe pour les électrons au niveau de l'atome. Dans ce modèle, les nombres magiques correspondent à la saturation d'une couche nucléaire par un type de nucléon, d'où une stabilité accrue de l'ensemble du noyau ; ces nombres sont : 2, 8, 20, 28, 50, 82, 126, 184.

Ce modèle en couches permet notamment de rendre compte des écarts d'énergie de liaison nucléaire constatés dans les atomes par rapport aux résultats fondés sur le modèle de la goutte liquide du noyau atomique et obtenus par la formule de Weizsäcker, ou encore d'expliquer pourquoi le technétium 43Tc ne possède aucun isotope stable.

Les résultats de ce modèle amènent à envisager un « îlot de stabilité » autour du noyau 310126, doublement magique avec 126 protons et 184 neutrons. C'est ainsi que les premiers termes de la famille des superactinides, et notamment la première moitié des éléments du bloc g (jusqu'à Z ≈ 130), auraient des isotopes sensiblement plus stables que les autres nucléides superlourds, avec des périodes radioactives supérieures à la seconde ; selon la théorie de champ moyen relativiste, la stabilité particulière de ces nucléides serait due à un effet quantique de couplage des mésons ω[3], l'un des neuf mésons dits « sans saveur ».

Localisation de l'îlot de stabilité

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Les contours exacts de cet îlot de stabilité ne sont toutefois pas clairement établis, car les nombres magiques de protons semblent plus difficiles à préciser dans les noyaux riches en neutrons que dans les noyaux plus légers[4], de sorte que, selon les modèles, le nombre magique succédant à 82 (le plomb) serait à rechercher pour Z compris entre 114 et 126.

La théorie MM (pour Microscopic-Macroscopic) suggère de rechercher un îlot de stabilité concentré autour du flérovium 298, dont le noyau à 114 protons et 184 neutrons serait « doublement sphérique », à la suite du plomb 208 (82 protons, 126 neutrons), ce à quoi la théorie de champ moyen relativiste (RMF, pour Relativistic Mean-Field Theory) suggère plutôt un îlot de stabilité diffus autour des noyaux 304Ubn, 306Ubb ou 310Ubh selon les paramètres retenus.

Le tableau de nucléides ci-dessous illustre à quel point ces noyaux 298Fl, 304Ubn, 306Ubb et 310Ubh — représentés encadrés sur fond rouge et supposés être doublement sphériques ou doublement magiques selon les théories considérées — sont à l'écart des isotopes jusqu'à présent synthétisés, qui occupent une bande assez étroite s'arrêtant à l'oganesson 294 :


Z →
↓ N
112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127
170 282Cn 283Nh                            
171 283Cn 284Nh 285Fl                          
172 284Cn 285Nh 286Fl 287Mc                        
173 285Cn 286Nh 287Fl 288Mc 289Lv                      
174 286Cn 287Nh 288Fl 289Mc 290Lv                      
175     289Fl 290Mc 291Lv                      
176     290Fl 291Mc 292Lv 293Ts 294Og                  
177         293Lv 294Ts                    
178     292Fl                          
179                                
180                                
181                                
182                                
183                                
184     298Fl           304Ubn   306Ubb       310Ubh  
185                                


Outre les sensibilités extrêmes qu'il faudrait être en mesure d'atteindre (de l'ordre du femtobarn, alors qu'on est aujourd'hui plutôt au niveau du picobarn), toute la difficulté à produire des noyaux situés dans l'îlot de stabilité visé réside précisément dans le fait qu'il faudrait disposer de quantités importantes d'atomes plus légers très riches en neutrons, en tout cas plus riches que ceux qui sont susceptibles d'être manipulés en laboratoire dans des expériences de fusion nucléaire aussi pointues que celles qui seraient nécessaires pour réaliser ce type d'expérience. Cette remarque est bien entendu de moins en moins vraie à mesure qu'on vise des atomes au numéro atomique de plus en plus élevé : du point de vue du rapport neutrons/protons, le noyau 298114 devrait être plus difficile à produire que le noyau 310126, lequel devrait requérir en revanche une sensibilité bien supérieure pour être détecté.

Ces démarches reposant sur les nombres magiques sont néanmoins quelque peu dépassées, car des calculs fondés sur l'effet tunnel montrent que, si de tels noyaux doublement magiques seraient probablement stables du point de vue de la fission spontanée, ils devraient cependant subir des désintégrations α avec une période radioactive de quelques microsecondes[5],[6],[7]. En revanche, le darmstadtium 293 pourrait au contraire être près du centre d'un îlot de relative stabilité défini par Z compris entre 104 et 116, et N compris entre 176 et 186.

Durée de vie de ces éléments

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Les articles grand public évoquent souvent des périodes se chiffrant en années pour cet îlot de stabilité, mais l'ordre de grandeur pour des noyaux comportant plus d'une centaine de protons ne dépasse actuellement pas 16 heures pour le dubnium 268[8], qui compte 105 protons et 163 neutrons ; l'isotope le plus stable du flérovium qui ait été produit à ce jour, le flérovium 289, n'aurait qu'une période radioactive que de 2,6 secondes, avec 114 protons et 175 neutrons, tandis que le livermorium 293 n'aurait une demi-vie que de 61 millisecondes.

Par conséquent, on ne s'attend pas à découvrir de nouveaux nucléides dont la période radioactive excéderait quelques minutes.[réf. souhaitée]

Notes et références

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  1. (en) John Emsley (trad. de l'anglais), Nature's Building Blocks : An A-Z Guide to the Elements, Oxford, Oxford University Press, , Hardcover, First Edition éd., 538 p., poche (ISBN 978-0-19-850340-8, lire en ligne), p. 143,144,458
  2. La source indique 29 heures, mais la valeur la plus citée est 16 heures.
  3. (en) G. Münzenberg, M. M. Sharma, A. R. Farhan, « α-decay properties of superheavy elements Z=113-125 in the relativistic mean-field theory with vector self-coupling of ω meson », Phys. Rev. C, vol. 71,‎ , p. 054310 (DOI 10.1103/PhysRevC.71.054310, lire en ligne)
  4. (en) Robert V. F. Janssens, « Nuclear physics: Elusive magic numbers », Nature, vol. 435,‎ , p. 897-898(2) (DOI 10.1038/435897a, lire en ligne, consulté le )
  5. (en) C. Samanta, P. Roy Chowdhury and D.N. Basu, « Predictions of alpha decay half lives of heavy and superheavy elements », Nucl. Phys. A, vol. 789,‎ , p. 142–154 (DOI 10.1016/j.nuclphysa.2007.04.001)
  6. (en) P. Roy Chowdhury, C. Samanta, and D. N. Basu, « Search for long lived heaviest nuclei beyond the valley of stability », Phys. Rev. C, vol. 77,‎ , p. 044603 (DOI 10.1103/PhysRevC.77.044603, lire en ligne)
  7. (en) P. Roy Chowdhury, C. Samanta, and D. N. Basu, « Nuclear half-lives for α -radioactivity of elements with 100 < Z < 130 », At. Data & Nucl. Data Tables, vol. 94,‎ , p. 781 (DOI 10.1016/j.adt.2008.01.003)
  8. It's Elemental : le dubnium, no 105.

Annexes

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Articles connexes

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Liens externes

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