La Veillée du Prince
Encore une journée illustre pour nos armes,
Et que d’autres suivront indubitablement !
Jetant là sa dépêche, et après un silence
Où me conduisent-ils en leur aveuglement ?
Héritage de deuil et de sang et de larmes,
Que je ne puis, de loin, entrevoir sans effroi !
O mon père, je sais quels dessein sont les vôtres,
Je sais quel idéal vous vous faites d’un roi ;
Mais je suis de mon temps, et mes dogmes sont autres,
Et ce que vous croyez n’est déjà plus ma foi.
Ce sang que vous versez, ce sang intarissable,
Vous n’y songez donc pas ? J’en serai responsable,
Et si je règne un jour…
Salut, tu régneras,
Macbeth !
Qui vient ici ?
Ne me connais-tu pas ?
Regarde ! ce n’est pas un rêve ;
Non ! c’est bien moi qui t’apparais ;
Les tempes ceintes de cyprès,
Et le cœur traversé du glaive !
Blessée au front, blessée au sein,
Pleurant tous les sanglots d’Electre,
Je viens visiter, comme un spectre,
Mon vainqueur,… non,… mon assassin !
Tu pâlis à me voir vivante,
Moi, morte au gré de tes amis !
Rassure-toi, Dieu l’a permis,
Je vivrai pour ton épouvante,
Pour votre infamie à jamais,
Car avec mes races futures,
Nous aurons d’autres aventures,
Vous et moi, je vous le promets !
Que vient chercher ici ta colère obstinée ?
Accuse qui de droit, blasphème ton césar ;
Est-ce ma faute à moi, femme de Putiphar,
Si tes vices t’avaient dès longtemps condamnée ?
Toi qui ne crois à rien, crois à la destinée ;
La tienne est de mourir sous les coups du Germain ;
Meurs donc joyeusement et la coupe à la main,
Et plutôt que vomir la rage et l’anathème,
Couronne-toi de fleurs pour ce banquet suprême ;
Reprends ton ironie et tes airs d’autrefois,
Laisse la harpe en deuil suspendue aux vieux saules,
Evoque tes farceurs, tes baladins, tes drôles,
Tous ces représentans du bel esprit gaulois,
Ceux à qui tu donnais l’or et la renommée
Pour bafouer ton Dieu, ton honneur, ton armée,
Et fière, au milieu d’eux, tombe comme il te sied,
En niant le vainqueur qui t’écrase du pied !
Ta victoire, grand capitaine,
Quand tu la fais sonner si haut,
Ton cœur en sait bien le défaut,
Et c’est là que t’attend ma haine.
Ma vengeance est dans ton remords !
Un jour viendront d’autres batailles,
Un jour, j’aurai mes représailles,
Un jour, je vengerai mes morts !
Mais, d’ici que Dieu le ramène,
Ce jour réparateur pour moi,
Prince et chrétien, je laisse en toi
Parler la conscience humaine !
Ton cœur à toi n’est point imbu
Du fétichisme dynastique
De ce vieux caporal mystique
Qui rêve sang lorsqu’il a bu.
Si tu par les comme Guillaume,
C’est aux soldats, devant le feu ;
Ton Dieu n’est déjà plus son Dieu,
Ni son royaume ton royaume.
Tu sais, même au sein des combats,
En restant prince légitime,
Distinguer l’honnête du crime,
Ce que ton père ne sut pas.
L’esprit des temps à ta jeune âme
Parle nuit et jour, et lui dit
Que son Bismarck est un maudit
Et son Moltke un pillard infâme,
Et que tu seras puni, toi,
Pour avoir, sans horreur ni peine,
Signé ce pacte de la haine
Liée à la mauvaise foi.
Il te dit que l’âge où nous sommes
À des lois qu’on ne franchit point,
Et que mettre le sabre au poing
Ne fait pas qu’on cesse d’être hommes !
Or se complaire méchamment
À multiplier les tueries,
N’avoir jamais pour théories
Que pillage et bombardement,
Activer à flots de résine
Les toits qui ne flambent assez,
Enterrer vivans les blessés,
Voler celui qu’on assassine,
Non, quand devraient tous les soudards
Rassemblés au camp de Versailles
Faire sonner mes funérailles
Et me rendre morte aux césars,
Quand devraient, dans leur clameur vaine,
Tous vos métaphysiciens,
Les jeunes comme les anciens,
Hurler : l’Alsace et la Lorraine !
Quand, par ruse et par trahison,
Devraient tomber toutes mes villes,
Quand devraient vos cohortes viles
Infecter l’air de ma maison,
Vrai Dieu ! cette guerre est impie ;
C’est ignoble et c’est déloyal,
Et tu sauras, prince royal,
Un jour comment cela s’expie !
Quel crime est donc le mien ? Soldat de mon pays,
Du mieux que je le puis, je me bats et commande.
Tu déplores tes champs et tes bois envahis ;
Que serait aujourd’hui la patrie allemande,
Si le sort de la guerre eût prononcé pour toi ?
Au fond, la vérité, — qu’on triomphe ou qu’on cède, —
N’est que dans le devoir ; qui s’y tient la possède ;
J’obéis et je sers, et laisse faire au roi.
Non, ton cœur se sent moins à l’aise
Que tu ne veux le laisser voir ;
Non, tu n’as point fait ton devoir,
Et c’est le remords qui te pèse !
Tu n’as, rien vu, rien pressenti,
Dans cette abominable guerre,
Bon soldat, mais prince vulgaire ;
Incapable d’un grand parti.
Quand cet homme, par qui je pleure,
Et par qui j’ai dû tant souffrir,
À Sedan tombait sans mourir,
Le Destin te marquait ton heure.
Il te criait : « N’hésite, pas,
Ici, ta mission commence,
Arrête cette horde immense,
Interviens, prince, plus un pas !
La victoire appuie et seconde
La querelle que tu défends,
Rentre tes drapeaux triomphans,
Et que la paix renaisse au monde !
Ces chemins où, pour ton malheur,
Bismarck, que sa haine exaspère,
Et Moltke entraînent, ton vieux père,
Prince, à tout prix ferme-les-leur !
Car c’est par là que la victoire.
S’appelle extermination,
Et que cesse une nation
De valoir ans yeux de l’histoire.
Là sont les champs du désespoir,
Là sont les routes mal famées
Où ne passent point les armées.
D’un chef qui connaît son devoir !
Ah ! voilà le grand mot : nous sommes les barbares,
Les Vandales, les Huns, les Cimbres, les Teutons,
Proie immonde vouée aux éternels Ténares !
Et sur la route ouverte où nous vous combattons,
Il n’eût tenu qu’à moi, dis-tu, qu’à mon génie,
D’arrêter d’un seul mot toute la Germanie ;
Mais, pauvre France, où donc va ton illusion ?
Que peut un philosophe, et fût-il roi lui-même,
Contre un peuple entraîné par son impulsion,
Contre une race entière en son effort suprême ?
Vois où ta propre erreur te pousse maintenant
Nous sommes des Teutons, des barbares, des hordes,
Des Mohicans sans âme et sans miséricorde,
Des ravageurs pillant, brûlant à tout venant !
Et c’est quand tu me fais une telle querelle,
Quand ta bouche d’airain parle comme cela,
Que tu viens demander l’esprit d’un Marc-Aurèle.
Où ne suffirait pas le bras d’un Attila !
La tâche était, purent sublime :
Arrêter leurs desseins affreux,
Sur l’amour des peuples, entre eux
Fonder ton règne légitime !
Ta jeunesse, l’humanité,
T’y conviaient ! — Courbe la tête,
Ame impuissante, âme inquiète,
Tu mourras pour avoir douté.
Qui, de deux devoirs, prend le moindre
À jamais s’annule et se tait ;
Mon étoile qui me quittait
À mon front recommence à poindre !
Et c’est à toi que je le dois,
À tes lansquenets, à tes reîtres,
À toutes ces bandes de traîtres
Qui m’ont lâchement mise en croix.
Comme le martyr de Judée,
Il me fallait ma passion ;
Après la flagellation,
J’aurai le nymbe, ayant l’idée.
Et tant que vibrera ma voix,
Fût-ce au fond des nuits funéraires,
Je crierai : Les peuples sont frères,
Et leurs ennemis sont les rois !
Ah ! tu pouvais être un Sévère,
Un Marc-Aurèle dans leur camp,
Et ta conscience, abdiquant,
Se laisse briser comme un verre.
Jusqu’en leur conseil irrité,
Au nom de tes droits qu’on expose,
Dieu t’ordonnait de prendre en cause
La justice et l’humanité.
Pauvre prince dont le cœur saigne
À des pleurs qu’il peut empêcher,
Et qui, plutôt que les sécher,
Obéit à Bismarck, qui règne,
À cet ours du pays d’Odin,
Moltke, aussi cruel qu’invisible,
Atroce en sa haine impassible,
Et qui lui parle avec dédain !
Vous parlez d’Attila, sauvages,
Vous vous nommez fléaux de Dieu ;
Laissez donc ! je connais ce jeu
Et le sens de tous vos ravages.
Vous n’êtes que des Allemands
Grossiers, jaloux, fils de Guillaume !
Il vous plaît d’évoquer Sodome
Et de parler de châtimens !
Eh bien ! soit, j’accepte l’outrage
Et ce désespoir infini :
Dieu me frappe, qu’il soit béni !
Sous sa main renaît mon courage,
Mon élégance et mon esprit,
Péchés inconnus du Vandale !
L’empire et son affreux scandale,
Dont nul plus que moi ne souffrit,
M’ont valu cette honte énorme,
Après tant de maux endurés,
De voir, dans mes champs labourés,
Reparaître votre uniforme.
Déployez-les donc, vos drapeaux,
Que vos clairons sonnent leurs fêtes ;
Je suis la victime, et vous n’êtes,
Vous barbares, que les fléaux !
Penses-y bien, toi qui m’opprimes,
Prince arrogant et sans pitié,
Le ciel, quand il a châtié,
Relève parfois les victimes ;
Mais Dieu brise les instrumens
De sa souveraine vengeance ;
Malheur à toi, sinistre engeance,
Malheur à tous ces Allemands !
Sans trop me soucier, ma sœur, de la menace,
Je sais combien ta vie est profonde et tenace ;
Ni le fer ni le feu ne peuvent rien sur toi.
Plus bas et se parlant à lui-même.
Voilà ce que jamais ne comprendront le roi,
Ni Moltke, ni Bismarck, ni les autres… l’idée !
Oh, l’idée ! un éclair venu l’on ne sait d’où,
Une électricité qui rend le monde fou,
Une force en secret maintenue et gardée,
Qui va bravant la mort et son noir cavalier !
Tuez l’individu, vous ne tuerez point l’âme,
Elle s’échauffera — pour se multiplier —
Par la béante plaie, et vous serez infâme !
L’idée ! est-elle donc ce chardon du désert ?
Qui s’y frotte se blesse et se tue et se perd !
Songe au destin mélancolique
De l’empereur Othon second,
Ce fier Souabe jeune et blond
Resté sur le sol italique.
Entouré de chefs aguerris,
Il vint, le superbe jeune homme,
Installer son camp devant Rome,
Comme toi, Fritz, devant Paris.
Heure terrible et solennelle !
L’éclair déchirait l’horizon ;
C’était l’an mil ! — la trahison
Lui livra la ville éternelle.
Il y mit le pied en vainqueur,
Après soi tramant ses barbares ;
Mais en vain sonnaient les fanfares,
L’ennui déjà rongeait son cœur.
Une nostalgie inconnue
Le consumait jusqu’à la mort.
« Malheur à toi, l’homme du nord ! »
Lui criaient les voix de la nue.
Il languissait, il se mourait,
Lui si vaillant et si superbe !
Sous ses pieds se desséchait l’herbe,
Ce sol sacré le dévorait.
Hohenzollern, prince néfaste,
Songe au Souabe couronné ;
Le même sort t’est destiné :
Celui-là périt qui dévaste !
Celui-là sombrera qui vient,
Au mépris du saint et du juste,
Démembrer une terre auguste,
Un grand peuple qui s’appartient !
Prince, l’histoire a son génie
Que nul ne brave sans danger ;
On peut un moment l’outrager,
Mais l’injure sera punie.
Et plus tard viennent les retours,
Plus lourde sur vous sa main tombe !
Ton père sera, dans sa tombe,
Étendu depuis de longs jours ;
Bismarck et ses boucs émissaires,
Et Moltke et Charles-Frédéric,
Dormiront avec Genseric
Dans les humides ossuaires,
Quand toutes les calamités
Sur toi fondront et sur ta race ;
Alors n’espère plus de grâce,
Pense aux responsabilités,
Pense aux morts pourris dans la fange,
Aux bombardemens d’autrefois ;
Pense à Guillaume roi des rois,
Et dis-toi : L’histoire se venge !
Viennent ces jours prédits pour y penser ou non,
Mais certes, en attendant qu’un pareil sort m’accable,
Du livre des vivans j’aurai rayé ton nom.
Adieu ! je laisse en toi le remords implacable,
Et le pressentiment des tragiques destins.
Vive Dieu ! j’aime à voir aussi tes airs hautains,
Et devant ton vainqueur comme tu t’émancipes !
Tu railles, Frédéric !
Non, car tu parles d’or !
Adieu ! malheur sur toi !
Quand te verrai-je encore,
Fantôme de César ?
La veille de Philippes !