La jeunesse de Fléchier



LA
JEUNESSE DE FLÉCHIER.

« L’éloquence continue ennuie. » — C’est une phrase piquante de Pascal qui se trouve être à elle seule toute la rhétorique de ceux qui font profession de n’en pas avoir. Je m’imagine que l’auteur des Pensées aura jeté un jour ce mot entre ses notes, au sortir de quelque lecture de Balzac. Pénétré de Montaigne, admirateur de la langue des Essais, si pleine de saveurs exquises, et qu’il venait, avec sa propre et incomparable plume, de porter à la perfection, Pascal devait tenir peu de compte de tous ces beaux arrangeurs de mots, de ces artisans harmonieux de la période qui, en disciplinant la langue, lui avaient cependant préparé les voies. Le Fléchier que nous connaissons tous, le faiseur de pièces d’éloquence officiellement admirées, ce Fléchier-là, quoique plus aimable dans sa diction fleurie que le rhétoricien Balzac, eût bien pu inspirer aussi le trait malin de Pascal. Malheureusement, il y avait dix ans que le sublime janséniste n’était plus quand le futur évêque de Nîmes prononça sa première oraison funèbre. Mais qu’importe la chronologie ? pour être anticipée, l’épigramme n’en a pas moins sa juste application.

Ce n’est pas que je veuille le moins du monde me faire le détracteur de cette belle ordonnance, de cette noblesse lumineuse, de cette élégante symétrie de langage qu’on rencontre dans les écrits de Fléchier. Fléchier a droit, dans l’histoire de la prose française, à une place honorable : un rôle distinct, une part d’originalité lui reviennent. Il ne fait pas comme Boileau, il ne rompt pas en visière avec la tradition immédiate, avec l’école de Louis XIII ; c’est cette école, au contraire, qu’il continue, mais en polissant son langage, en évitant l’enflure, en faisant un art du choix des termes et des constructions, en recherchant le nombre, la correction, la scrupuleuse justesse des termes, en un mot les secrets du style et les manéges de l’écrivain. Sorti de l’hôtel Rambouillet, il en a gardé les délicatesses en les épurant ; successeur direct des Balzac et des Godeau, il a suivi leurs exemples d’éloquence, mais en dégageant ce genre de l’emphase. C’est pour cela que d’Olivet disait : « Il nous a appris les graces de la diction. » Qui nierait d’ailleurs que, malgré les antithèses du bel esprit et les tours communs de l’arrangeur de syllabes, Fléchier, dans ses oraisons funèbres de Turenne et de Montausier, n’ait attrapé certaines teintes d’éloquence sombre et de douceur pathétique ? On comprend que, quand l’orateur, avec son action triste et sa voix traînante, récitait ces pages du haut de la chaire, la lenteur même du style devait avoir quelque chose d’imposant et qui répondait à merveille à la solennité du sujet. Et puis il y avait l’illusion des contemporains : à chaque opuscule de Fléchier, Mme de Sévigné séduite se récrie que c’est une pièce achevée, et ne tarit pas sur ce style parfait et également beau partout. L’aimable écrivain ne se doutait guère, d’Alembert le remarque en termes excellens, qu’en parlant de Turenne dans une simple lettre, elle avait rencontré des traits d’un sublime bien autrement touchant que celui du prédicateur.

Encore une fois, je ne voudrais pas déprécier la gloire du panégyriste de Turenne ; mais comment accorder à Voltaire que, même dans cette oraison célèbre, Fléchier ait égalé Bossuet ? Comment accorder à La Harpe que ce soit là un grand coup de l’art ? À quoi bon méconnaître les rangs ? La place est encore belle au-dessous de l’historien des Variations. D’Alembert, en parlant d’alignement et de compas, Thomas (le reproche lui allait bien !), en parlant de mécanisme, ont tous deux marqué d’un mot l’immense espace qui sépare Fléchier de Bossuet. Cependant la réputation de Fléchier a quelque chose de légitime ; s’il n’a pas été l’un des prosateurs vraiment souverains de sa grande époque, une gloire honorable lui revient du moins, celle d’avoir épuré la diction et comme clarifié le style. Ç’a été, qu’on me passe le mot, un précepteur excellent de la langue. Balzac n’avait fait qu’ébaucher le genre que Fléchier a rendu parfait : or, la perfection dans un genre, c’est la durée. Voilà pourquoi Dussault a pu dire avec justesse que les oraisons de Fléchier « ont fixé chez nous un des types originaux du style. » Certes, de pareilles et si sérieuses qualités sont faites pour défier la mauvaise volonté des critiques ; mais toujours est-il qu’on peut tourner le trait de Pascal contre Fléchier : « L’éloquence continue ennuie. » Osons être net : malgré tant de mérites dignes d’être sentis, il y a du rhéteur, beaucoup du rhéteur dans Fléchier. Jolies périodes emmiellées, comme dit Pétrone, mellitos verborum globulos ; le malheur est qu’elles soient saupoudrées de pavot, papavere sparsos. De là vient qu’on estime Fléchier et qu’on le lit peu : c’est tout ce que je voulais dire.

M. Villemain[1] a quelque part écrit que Fléchier n’était « pas assez goûté de nos jours. » Serions-nous donc injustes envers celui qui, selon la remarque de l’illustre écrivain, a l’un des premiers rencontré les véritables formes de la langue française, qui sont la grace et la dignité ? Dire pourtant que les Oraisons de Fléchier tiennent, dans notre littérature, la même place à peu près que le Panégyrique de Trajan chez les Latins, n’est-ce pas assez ? n’est-ce pas donner l’estime réelle qu’elles méritent à ces pièces, comme le dit l’auteur lui-même, « travaillées dans les cabinets[2] ? » Seulement il est permis, ce me semble, de mettre les Lettres de Pline bien au-dessus de son Panégyrique. Voilà précisément ce qui m’arrive pour Fléchier. On peut risquer d’être un moment sévère ou même dur, quand on se sent, pour l’instant d’après, de vives inclinations à l’indulgence. Peut-être aussi, avec ses agrémens ingénus, sa douceur badine et sa fleur d’enjouement tempérée de mélancolie, le Fléchier inattendu que nous allons rencontrer nous donne-t-il un peu de prévention contre les syllabes cadencées et les tours arrondis de ce que j’appellerai le Fléchier officiel et légal ; telle est la perfidie des contrastes. Ce spirituel prosateur, aussi naturel qu’expressif, et dont les allures naïves comme les négligences sont à propos relevées par l’air de qualité tout particulier à ce temps-là, cet écrivain si différent de l’orateur composé et pompeux que nous connaissons, vient d’être révélé aux lecteurs par les Mémoires sur les Grands-Jours tenus à Clermont[3], qu’a retrouvés et publiés un savant bibliothécaire de l’Auvergne, M. Gonod. C’est avec ce nouvel et tout gracieux auteur que nous voudrions faire, en passant, connaissance.

Rien qu’à parcourir, il est vrai, dans leurs parties moins fréquentées, les dix gros tomes des œuvres de Fléchier, rien qu’à lire ces lettres, ces poésies, ces opuscules oubliés, on devinait le bel esprit sous le rhéteur, on voyait quelque pointe aimable percer à travers la solennité voulue du discours ; mais qui lit à présent les vers latins, qui lit les missives complimenteuses de Fléchier ? D’un autre côté, les curieux, quelques fureteurs comme nous, innocemment passionnés pour les moindres débris du grand siècle, gardaient le souvenir de certains billets de Fléchier omis dans les éditions et tout empreints du parfum le plus galant de l’hôtel Rambouillet. C’était au mieux. Cependant le public proprement dit, laissant aux raffinés en histoire littéraire ces agréables indiscrétions des collecteurs d’autographes, demeurait complètement étranger à tout cela et continuait à ne considérer l’éloquent prélat que comme l’auteur consacré de l’Oraison funèbre de Turenne. C’est ainsi que le lecteur gardait tranquillement à Fléchier son admiration un peu somnolente ; c’est ainsi qu’on admettait les titres de l’orateur à la gloire, sans trop s’aviser de les vérifier. L’aimable volume publié par M. Gonod changera forcément cette situation, parce qu’il ne peut manquer d’être lu, beaucoup lu…, première différence avec les oraisons. — Suivons un instant la trace que j’indiquais tout à l’heure ; notons ces signes, en quelque sorte précurseurs, qui pouvaient faire soupçonner d’avance ce que confirme positivement la publication actuelle, et révéler à la dérobée certains traits de cette nouvelle et avenante physionomie du bon évêque.

Il y a un petit ouvrage de lui, trouvé dans ses papiers posthumes, tardivement publié à la fin du dernier siècle et aujourd’hui enfoui dans ce pompeux catafalque qu’on appelle des œuvres complètes. Personne que je sache ne s’avise d’aller chercher là ces pages reposées et délicates, écrites par Fléchier au déclin de la vie, dans sa lointaine retraite de Nîmes, et où certains souvenirs enjoués du monde s’entremêlent avec cette mélancolie souriante que laisse à ceux qui vieillissent l’expérience prolongée des choses. Ce livre des Réflexions sur les Caractères des hommes, écrit par un contemporain de La Bruyère, et dont certains passages semblent annoncer la manière tempérée et fine de Vauvenargues[4], mériterait d’être cité beaucoup plus qu’il ne l’est. Pour les lecteurs des nouveaux Mémoires, le contrôle est piquant et sert à montrer ce qui s’était conservé de l’abbé dans l’évêque, du beau diseur des ruelles dans le harangueur sacré. Quelquefois, c’est un souvenir amer de la vie mondaine, de cette vie pourtant que Fléchier regarde encore comme une école nécessaire : « Il faut savoir le monde pour y vivre et pour n’y vivre pas ; mais bienheureux ceux qui prennent le dernier parti ! » Ce trait de la fin est la flèche dont le monde, comme le Parthe, l’avait frappé en fuyant. D’ailleurs, aucun enseignement morose, aucune sévérité affectée, ne gâtent ces indulgentes sentences mêlées d’insinuantes observations. Son goût de bel esprit pour la compagnie des femmes est resté le même qu’il était dans la jeunesse ; seulement le moraliste conseille d’éviter la société de celles qui ne sont pas revenues de la bagatelle. Ici, on le devine, c’est l’évêque, ce n’est plus l’abbé qui parle. Le goût de l’urbanité, le sentiment de la politesse, lui dictent surtout ses préceptes : « On va souvent voir une dame parce qu’il y a toujours compagnie chez elle ; que c’est un réduit de gens d’esprit et de qualité ; qu’on y parle toujours de bonnes choses ou au moins indifférentes ; que l’on se fait connaître, et que l’on se met sur un pied à se pouvoir passer de jeu et de comédie. » Voilà de grands avantages ; mais sommes-nous assez loin des rigides maximes de M. de Saint-Cyran, et Port-Royal tout entier n’eût-il pas frémi de ces relâchemens ? Heureusement Fléchier ne publiait pas plus ses Réflexions de prélat qu’il n’imprimait ses Mémoires de jeune homme : réserve habile, car la pruderie de Mme de Maintenon eût vite mis en disgrace l’évêque aimé de la cour. Il est vrai que Fléchier disait à un endroit : « Il y a aujourd’hui tant de dames distinguées par leur vie exemplaire qu’un peu de conversation avec elles fait plus d’effet qu’un sermon d’une heure. » Peut-être Mme de Maintenon se fût-elle adoucie à cette phrase qu’elle n’eût pas manqué de prendre pour elle et qui la mettait du coup au-dessus de Bossuet. L’esprit d’édification est vain quelquefois, et l’orgueil de l’humilité est le plus implacable de tous.

Mais, à vrai dire, pour surprendre Fléchier jeune, le Fléchier des Mémoires, nous pouvons encore nous mieux adresser qu’à un livre de son âge mûr. Sans doute on trouve, dans les Réflexions, comme un lointain écho des galantes causeries de l’hôtel Rambouillet et des libres dîners de ce maître des requêtes chez lequel le spirituel abbé était précepteur : malgré cela, c’est au saint évêque qu’on a affaire. Richelieu disait qu’il n’avait, pour garantir ses entreprises, qu’à jeter sa robe rouge par-dessus : ici aussi, la mitre de Fléchier recouvre le tout, mais pas si bien pourtant qu’elle ne laisse entrevoir l’élégante et mondaine soutane de l’ami de Mlle de Lavigne. Cette Mlle Anne de Lavigne serait-elle par hasard une actrice, comme on l’a affirmé à la légère en publiant quelques-uns des billets[5] qui lui furent adressés par l’abbé Fléchier ? Voyez donc la belle avance d’être femme, d’écrire des vers, et de faire du bruit en ce monde ! Bientôt quelque bélître d’éditeur, qui n’aura pas lu son Goujet (l’honnête nécrologe des poètes), poussera brutalement votre ombre sur les planches de l’Hôtel de Bourgogne, quand vivante vous ne jouiez de rôle que sur le Parnasse. Et c’est ainsi qu’au lieu de passer à la postérité pour une précieuse du salon bleu, on vous rangera sans façon dans les coulisses, parmi les suivantes de la Béjart ! Voilà un argument de plus pour la prochaine pétition aux chambres sur l’émancipation de la plus aimable moitié du genre humain. Mais rien, hélas ! n’est nouveau sous le soleil : en plein XVIIe siècle, une belle dame d’Auvergne avait le pressentiment de la femme libre et disait à Fléchier : « Il y a de l’injustice d’avoir tenu nos esprits captifs depuis tant de siècles ; » à quoi le malin abbé répliquait : « Vous triomphez assez de nous, sans nous vaincre encore en science. » C’est précisément la réponse que nous ferions volontiers à tous les bas-bleus… si tous les bas-bleus étaient jolis. Pour sa part, Mlle de Lavigne jouissait de cet exceptionnel privilége ; du moins la nièce de Descartes, dans les vers qu’elle lui adressait sous le nom de son illustre oncle, parle-t-elle de sa beauté divine, et, on le sait, les femmes ne se font guère qu’à bon escient de ces complimens-là. Mlle Anne de Lavigne était tout bonnement une jeune personne qui, se piquant de poésie et de cartésianisme, était venue de Vernon à Paris, tout exprès pour trouver des rimes et pour pratiquer les beaux-esprits de l’époque : le recueil de Vers choisis du père Bouhours contient plusieurs pièces d’elle, dans le goût des madrigaux quintessenciés de Mlle de Scudery et des langoureuses fadeurs de Mme de La Suze. Goujet nous apprend qu’elle mourut encore jeune, en 1684, un an avant la promotion de Fléchier à l’épiscopat : c’est à une date fort antérieure que je rapporte la liaison du futur évêque avec la belle muse normande. On voit par les lettres mêmes dont il est question que la plupart furent écrites quand Bossuet occupait le siége de Condom, par conséquent après 1669. Fléchier alors était déjà sorti de la jeunesse, il avait plus de trente-cinq ans, il était à la veille de prononcer sa première oraison funèbre, celle de la duchesse de Montausier, qui est du 2 janvier 1672. Puisque ces obscurs et curieux commencemens n’ont été mis en lumière par aucun biographe, on me permettra d’en dire un mot. La correspondance avec Mlle de Lavigne est la dernière, la plus tardive trace des mondaines influences que les mœurs de l’hôtel Rambouillet exercèrent sur le talent de Fléchier. Dans la phase première et inconnue de sa vie d’écrivain, c’était un héritier perfectionné des coquetteries de Voiture, un précurseur des graces de Mlle de Launay ; demain ce ne sera plus que le successeur solennel, le vainqueur, si l’on veut, du pompeux Balzac. Plus d’un lecteur peut-être aura désormais l’impertinence de préférer les Mémoires sur les Grands-Jours à l’Oraison funèbre de Turenne ; c’est à désespérer tous les honnêtes esprits qui croient à la rhétorique.

Les lettres de Fléchier à Mlle de Lavigne sont écrites sur ce ton de galanterie exagérée et assez innocente au fond que les salons avaient mis en honneur, et dont Boileau chassa la mode en se moquant sans pitié des poètes

Qui, toujours mangeant bien, meurent par métaphore.

Aussi ne faut-il pas voir dans ces singuliers billets, entremêlés de prose et de vers, plus qu’il n’y a réellement. Quelquefois ce sont de simples lieux communs de ruelle et comme des développemens de politesse amoureuse, de passion de société, relevés par l’effort du tour élégant, par la recherche de l’expression précieuse. S’agit-il, par exemple, des merveilles de l’âge d’or et de ces graces qu’on dit que la nature avait quand elle était jeune, quelque Tircis ne manque pas d’être mis en jeu et de vanter les faciles plaisirs de ce temps-là :

La pudeur n’était pas une vertu connue ;
Nul remords ne troublait leurs désirs amoureux ;
Ils étaient innocens lorsqu’ils étaient heureux.

Ces regrets amènent naturellement l’aimable abbé à se plaindre des coquettes, car il n’aime pas qu’on l’éconduise :

Au seul nom de l’amour elles sont alarmées,
Feignant de n’aimer plus dès qu’elles sont aimées,
Persécutent un cœur qu’elles ont attristé,
Et font une vertu de cette cruauté.
Je sais bien qu’au moment qu’elles font les cruelles,
Elles souffrent souvent ce qu’on souffre pour elles,
Et qu’alors que leur sort nous paraît le plus doux,
Elles sont quelquefois plus à plaindre que nous…

Certes voilà d’assez jolies rimes, et qui le paraissent surtout quand on se rappelle les lourds, les plats Dialogues sur le Quiétisme versifiés par l’évêque de Nîmes : son héroïne ici l’inspirait. Tous ces vers en somme sentent assez leur Guirlande de Julie, quelque chose de ces charmantes langueurs, de ces molles aspirations que Racine plus tard reprit en les épurant, et qu’il rendit divines dans Bérénice.

Fléchier, d’ailleurs, ne s’en tenait pas à ces généralités banales, et ses phrases à madrigal avaient le plus souvent une adresse. Quelquefois même ce n’était plus un simple compliment sur des yeux malades :

Quoiqu’ils souffrent beaucoup de mal,
Ils en font encor davantage ;

il arrivait à la galanterie déclarée. Un jour, Mlle de Lavigne voulant s’amuser à jouer un personnage tendre de quelque pièce de théâtre, Fléchier se chargea de lui choisir un rôle, curieux de savoir si une si cruelle personne pourrait s’acquitter d’une tâche à ce point contraire à sa nature :

Est-ce à la beauté trop sévère
Que vous voulez vous en tenir ?
Et pourquoi faut-il contrefaire
Ce que vous pouvez devenir ?

Parlez d’amour en vers, en prose,
Faites-en toute la façon ;
Croyez-moi, c’est tout autre chose
Quand on en parle tout de bon.

Mais peut-être ici Fléchier jouait-il à son tour l’expérience. La belle accepta le rôle de Judith[6] : ce fut pour son correspondant un nouveau thème de badinage amoureux, et cette fois l’ironie s’en mêla. Le malin abbé, sans autre précaution oratoire, déclara qu’il était plus inquiet pour le cœur de Judith que pour la tête d’Holopherne. « Peut-être ne perdrait-il pas la vie, et vous pourriez perdre quelque autre chose que les demoiselles sages comme vous estiment autant. » Et plus loin il insistait encore :

Je crois que vous irez comme elle,
Climène, mais apparemment
Vous en reviendrez autrement.

Le propos était un peu vif de la part d’un abbé, et Fléchier dépassait du coup son maître l’évêque de Vence, le prélat chéri des précieuses. Godeau du moins avait publié ses tendres Lettres à Bellinde plusieurs années avant de songer à la prêtrise, et, comme il l’a dit lui-même :

Alors qu’un jeune sang, bouillonnant dans ses veines,
Rendait son cœur sensible aux amoureuses peines.

On le voit, Fléchier, en rimeur relaps de frivolités amoureuses, était très capable d’envoyer à Mlle de Lavigne cette lyre émaillée qui lui parvint mystérieusement dans une petite boîte de coco. Goujet n’en dit rien ; mais une prévenance si raffinée me semble tout-à-fait digne de cette imaginative fleurie. Je soupçonne du reste, comme on n’était plus dans l’âge d’or, que tout cela se passait le plus innocemment du monde. Personne n’en était scandalisé, et un jour, à Saint-Germain, que M. l’évêque de Condom avait à dîner M. de Cordemoy, M. l’abbé Fléchier et M. Regnier-Desmarais, on lut des vers de Mlle de Lavigne qui parurent charmans, mais qu’on trouva trop froids. Nous aurions mauvaise grace à nous faire plus prude que Bossuet.

Cette belle inclination se passa-t-elle uniquement dans la région idéale des désespoirs convenus et des sentimens arrangés ? Ne fut-ce qu’une contenance obligée de soupirant de ruelle ? C’est un point qu’auront à débattre les biographes. Je sais bien que, dans l’aimable portrait qu’il fait de lui-même, Fléchier dit : « Il n’y a guère d’homme plus sensible. » De plus, le portrait se trouve adressé, c’était de rigueur, à une belle dame anonyme : « Il est juste que vous sachiez comment est fait et comment se gouverne un cœur que je suis persuadé que vous possédez. » S’agit-il ici de Mlle de Lavigne ? On serait presque tenté de le croire ; mais cela ne prouverait rien encore. Fléchier, continuant de se peindre, ne dit-il pas à un endroit : « La cour a loué sa politesse, et les dames les plus spirituelles ont trouvé ses lettres ingénieuses et délicates ? » Voilà bien le secret de cet étalage d’airs galans et d’aspirations passionnées : évidemment le gracieux abbé visait à passer dans les réduits à la mode pour la fleur des beaux esprits. Déjà les airs fins et spirituels de son visage, son éloquence d’orateur, son naturel doucement paresseux, les tours élégans de son style, l’abandon enjoué de ses causeries dans les petits cercles, toutes ces qualités lui avaient, dès son début, conquis bien des suffrages ; mais ce n’était pas assez. Quoiqu’il fût arrivé à Paris seulement en 1659, c’est-à-dire l’année même où Molière bafouait les précieuses à la scène, il voulut aussi être un homme des salons, et c’est ainsi qu’il subit l’autorité encore persistante des belles compagnies du temps de Louis XIII. Du reste, cela se comprend, car la première personne chez qui le produisit son protecteur Conrart se trouva être précisément M. de Montausier[7]. C’est dans ce monde subsistant de l’hôtel Rambouillet que Fléchier connut Bossuet, et qu’il devint l’ami d’Huet, jucundissimus amicus[8]. C’est là qu’il se lia avec celle qui fut d’abord la plus adorable des précieuses, Mme de Sévigné. Ce commerce de conversations polies et de lettres complimenteuses, ces entretiens subtils sur des questions de cœur, cette vie enfin de société mondaine et raffinée, plaisaient beaucoup au jeune abbé : son talent en reçut une empreinte qui ne s’effaça jamais, mais qu’il couvrit plus tard de pompe oratoire. Faisant, en 1672, l’oraison funèbre de la duchesse de Montausier, il ne put s’empêcher, au milieu de ces solennités de la mort, de rendre hommage à des souvenirs qui lui étaient chers, et de parler de « ces cabinets, que l’on regarde encore, disait-il, avec tant de vénération, où l’esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l’incomparable Arténice, et où se rendaient tant de personnes de qualité et de mérite qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. » Prononcés dans une chaire chrétienne, ces mots montrent quelle marque vive avait laissée l’hôtel de Rambouillet sur l’esprit de Fléchier. Décidément les fadeurs que le futur évêque écrivait à Mlle de Lavigne ne doivent pas trop nous effaroucher ; ce n’est que le vocabulaire de ce pays de Tendre dont Mlle de Scudery lui avait prêté la carte.

Je l’ai dit, les lettres écrites à Mlle de Lavigne paraissent de plusieurs années postérieures à ces Mémoires récemment retrouvés, où la plume de Fléchier rencontre tant de graces affables et comme un mélange d’art coquet et de négligence naïve qu’elle n’a jamais retrouvé depuis. Dans ce progrès si prompt de la langue, dans ce rapide développement du style qui caractérisent l’ère glorieuse de Louis XIV, toute date a son importance significative. Chose curieuse ! les Mémoires sur les Grands-Jours de Clerrnont sont de 1665[9], de l’année même où parurent les Maximes. Combien le relief, combien l’effigie nette des petites médailles frappées par La Rochefoucauld, ne se détachent-ils pas à côté de ce gracieux pastel tracé par Fléchier d’un crayon si frais et si expressif ! L’art, sur les points les plus divers, touchait déjà à la perfection, mais sans l’avoir encore atteinte que dans le Cid et dans les Provinciales ; Molière préludait au Misanthrope ; Racine n’avait point encore donné Andromaque, on ne connaissait pas La Fontaine par ses Fables, et Despréaux ne s’était fait de renom que par les premières de ses Satires. Quant à Bossuet, il ne devait prononcer l’oraison funèbre de Henriette de France qu’en 1669, et Fléchier lui-même, je l’ai dit, celle de la duchesse de Montausier qu’en 1672. En un mot, on touchait à tous les chefs-d’œuvre, sans en presque posséder encore ; ce moment décisif fut comme la veille des armes du grand siècle. Jusque-là, le livre de Fléchier était possible : le lendemain, il n’eût plus été au pouvoir de personne, et surtout de Fléchier, de l’écrire. Ce livre marque donc à merveille le court intervalle où la prose française, déjà perfectionnée et éclaircie, retenait encore quelque chose et comme le parfum le plus exquis des fleurs bigarrées de François de Sales et des graces mignardes de Voiture. Il y a là des souvenirs heureux de cette phrase relevée et de condition, de ces airs libres qui furent propres à certains prosateurs de la période de Louis XIII ; il y a là aussi je ne sais quel pressentiment du beau naturel qui caractérise les écrivains de Louis XIV. Si le style quelquefois est négligé, si la pensée souvent est un peu gâtée par des atteintes de bel esprit, la langue en revanche est charmante. Qu’était donc Fléchier, lorsque, suivant les jolies inclinations de sa plume, il se donna ainsi l’agrément de jeter, en courant, sur le papier la chronique des Grands-Jours ? C’est lui qui a dit quelque part : « On croit que je compose avec peine et avec contention ; il n’en est rien. J’écris, au contraire, avec une extrême facilité. » Le père La Rue, qui était des amis de Fléchier, l’a jugé bien différemment : « Il ne sortait rien de sa plume, de sa bouche, même en conversation, qui ne fût travaillé ; ses lettres et ses moindres billets avaient du nombre et de l’art. » Auquel se fier de ces témoignages contradictoires ? Pour mon compte, je les accepte tous deux et je les concilie : Fléchier pensait aux Mémoires, le père La Rue pensait aux Oraisons funèbres, et chacun sans doute avait raison. Il y a si loin, en effet, de cette éloquence compassée et patiente à cette grace vive et enjouée ! Durant les sept années d’intervalle qui tout au plus les séparent, l’orateur perdit toute ressemblance avec l’abbé ; il avait changé de manière, il ne tenait plus la plume de la même main.

Fléchier partit en 1665 pour Clermont, où Louis XIV avait convoqué ce tribunal exceptionnel, cette espèce de cour prévôtale qu’on appelait les Grands-Jours ; il y avait sept ans déjà qu’il habitait Paris. Mais comment était-il venu, lui simple prêtre, chercher fortune si loin de sa Provence ? Il y était venu par hasard. Le hasard est le grand dispensateur des carrières. D’Alembert lui-même, dans son bel Éloge, n’a pas touché assez nettement ces détails sur lesquels tous les moutons de Panurge qu’on appelle des biographes n’ont pas manqué de le copier. Né en 1632 dans le comtat d’Avignon, où son père, issu pourtant de nobles ancêtres, exerçait la simple profession de fabricant de chandelles, Esprit Fléchier fut confié très jeune à un avocat de Tarascon, qui lui fit suivre les cours du collége tenu dans cette ville par les prêtres de la Doctrine. Un oncle de Fléchier était supérieur de cette congrégation ; dès l’âge de quinze ans, le neveu y entra. Bientôt on lui fit professer les humanités, et il finit par être envoyé comme régent de rhétorique à Narbonne ; c’est là que ses prédications commencèrent d’être remarquées et que se déclara sa vocation pour la chaire, dont il devait un jour devenir l’un des maîtres. Il y avait douze années que Fléchier avait l’habit quand son oncle mourut : ce protecteur venant à lui manquer, le jeune régent eut à subir quelques désagrémens dans sa compagnie ; il la quitta. Une affaire relative à cette mort lui fit entreprendre le voyage de Paris ; Paris lui plut, il y resta. Ceci se passait vers la fin de 1659 ; Fléchier alors avait vingt-huit ans ; il était sans fortune. En attendant qu’il pût s’insinuer et parvenir, il accepta le modeste office de professer le catéchisme aux enfans dans une paroisse.

Son talent pour les vers latins le fit vite distinguer. J’ai dit que Conrart l’avait produit à l’hôtel Rambouillet, et que Fléchier y avait fait la connaissance d’Huet. Huet était naturellement le patron des beaux esprits qui se piquaient de latinité ; dès 1661, le jeune abbé lui écrivait en lui envoyant des vers : « J’ai toujours vécu sans ambition, et je n’ai été jusqu’ici homme de lettres que pour moi. Je suis dans le dessein de persévérer dans cette vie cachée et de ne rendre jamais mes défauts publics. En me réduisant à cette juste retenue, je me réserve quelques confidences particulières[10]. » Serment de vestale qui sera dès demain infidèle. Il est quelqu’un à qui un auteur n’a presque jamais la force de cacher ses secrets, et ce quelqu’un, c’est le public. Fléchier, qui cherchait à se produire, à se faire des protecteurs, ne manqua pas une occasion de mettre publiquement en relief l’art qu’il avait acquis d’aligner de jolis hexamètres ; il en adressait au Mazarin sur la paix avec l’Espagne, au comte de Brienne sur ses voyages, au dauphin sur son avenir ; mais ce fut surtout à propos du brillant carrousel donné par le jeune Louis XIV que la muse érudite de Fléchier triompha. Son poème latin sur ce sujet charma tous les beaux esprits ; on fut surpris galamment de l’art merveilleux avec lequel étaient choisies et enchâssées les épithètes descriptives ; on admira avec quel bonheur étaient rendus les plus difficiles détails de ces courses brillantes, où tant d’exercices et de jeux divers, où tant de quadriges chamarrés se mêlaient aux bannières de toutes couleurs.

Sic gerere imperium discant, sic ludere reges ;

le jeune roi fut enchanté de voir ainsi louer ses fêtes, et l’imprimerie royale reproduisit avec magnificence les vers de Fléchier. Les affaires du jeune abbé étaient en bonne voie. Chapelain, l’arbitre des graces d’alors, arbiter elegantiarum, déclara qu’il reconnaissait en lui « un très bon poète latin[11]. » Dans ce temps-là, c’était la fortune.

Il y a une piquante anecdote de la vie de Fléchier, que je place à peu près à la date où nous sommes et que j’emprunte à l’abbé d’Artigny[12], chez lequel les biographes se sont d’autant plus gardés de l’aller prendre, qu’elle fait toucher au doigt le faible du célèbre prédicateur pour le lieu commun, son penchant déclaré vers la rhétorique. Tout s’explique pour qui a recours aux origines.

Quand Fléchier vint à Paris, il y rencontra une espèce de charlatan oratoire, un distillateur de galimatias, comme on l’appelait, qui avait nom Richesource. Ce bizarre personnage donnait, dans sa chambre de la place Dauphine, des cours garantis ; il s’agissait sous lui de devenir éloquent. Pour cela, on prenait chaque semaine, durant trois mois, trois leçons de deux heures ; dès-lors, le tour était fait. Qu’importait qu’on eût dépensé trois louis d’or ? on était initié, par compensation, aux plus mystérieuses recettes de l’éloquence. Fléchier donc paya ses trois louis et devint le favori de Richesource. En tête de l’Idée de la Rhétorique, publiée en 1662 par le maître, on lit de méchans vers de l’élève, où sont vantés outre mesure les talens de ce grotesque pédagogue, qui, selon lui,

Donne aux prédicateurs un secret sans pareil
De gagner les cœurs par l’oreille.

Mais ce n’était pas assez. Bientôt Richesource fit imprimer le Masque des Orateurs, « à la prière, dit-il, d’un des plus honnêtes jeunes hommes et des plus obligeans que j’aie jamais connu et servi dans ma profession. » On devine qu’il s’agit de Fléchier. Or, quelle est la méthode prônée dans ce livre ? Celle que l’auteur lui-même appelle impudemment le plagianisme. C’est une manière commode : vous faites une liste des divers lieux communs à traiter dans votre discours ; puis, pour chacun d’eux, vous prenez quelque passage d’un auteur connu que vous copiez en changeant seulement les expressions et que vous amplifiez en ajoutant des mots, en rendant l’original méconnaissable. Richesource enseigne et applique, dans les détails, avec le calme le plus sérieux du monde, l’art de cacher son jeu, de substituer des locutions à d’autres, de s’approprier le fond en modifiant quelque peu la forme. D’Artigny l’appelle avec indignation le Cartouche du Parnasse ; c’était plutôt un Mandrin dogmatique, professant la théorie sans descendre à l’application : je lui donnerais volontiers pour devise le mot d’Ovide : vivitur ex rapto. Tel fut le précepteur de Fléchier. Les plis de la jeunesse ne s’effacent jamais entièrement : plus tard Fléchier aura beau faire, quelque chose de ce procédé lui restera sans qu’il s’en doute ; quand il ne développera plus le texte des autres, c’est le sien propre qu’il développera ; en un mot, il assortira des phrases disertes et solennelles sur quelque idée commune, il choisira de beaux mots, il sera un artisan de diction harmonieuse. Et pourtant il y avait à coup sûr autre chose dans le Fléchier des Mémoires ; il y avait un écrivain original et charmant, d’un abandon embelli par l’art, d’un tour gracieux d’imagination, d’une gentillesse douce et naturelle. Mais l’ingénieux abbé, visant plus haut, se mit au régime prescrit par les prosodies et les rhétoriques : il rima des vers français « comme on prend des leçons de danse pour acquérir une démarche noble, » et, avec les conseils de Richesource, il fit faire toute sorte de belles révérences à sa prose. Voltaire n’avait-il pas raison de dire qu’il n’y a rien de pis pour le style que les maîtres de menuet ? Je renvoie aux Oraisons funèbres. Au milieu de tout cela, Fléchier commençait à se mettre en réputation ; il hantait les meilleurs cercles, on le comptait parmi les plus beaux esprits. C’était déjà, dans les ruelles littéraires, une manière de personnage assez accrédité. La bienveillance de M. de Montausier avança surtout ses affaires : dès l’abord, les flatteries insinuantes du jeune auteur avaient déplu à ce caractère d’Alceste, ami de l’indépendance réciproque. Fléchier, averti à temps, ne s’épargna pas désormais à le contredire et regagna si bien ses bonnes graces, que bientôt il se vit autorisé par lui (quoique Mascaron ou Bossuet semblassent ici désignés) à faire son début dans l’oraison funèbre par l’éloge de cette femme vraiment adorée de son mari et de son siècle, Mme la duchesse de Montausier. En montant dans la chaire pour prononcer ce discours, Fléchier n’avait qu’une renommée de salons ; en la quittant, il était entré dans la gloire. Ce n’est pas l’heure de le suivre à travers la brillante arène des succès oratoires, où ses triomphes parurent si légitimes, que Fénelon, le sachant mort, s’écriait : « Nous avons perdu notre maître. » Je ne voulais mettre en saillie que cette première période oubliée, sur laquelle la publication récente des Mémoires semble éveiller de préférence l’attention. Il n’y avait pas deux ans encore que Fléchier habitait Paris, quand un de ses anciens confrères de la Doctrine chrétienne l’introduisit chez M. Lefèvre de Caumartin, conseiller du roi, maître des requêtes, qui ne tarda pas à le choisir comme précepteur de son fils. C’est en cette qualité que Fléchier (il avait alors trente-trois ans) accompagna la famille de son élève en Auvergne, quand M. de Caumartin fut chargé des sceaux près la cour des Grands-Jours, convoquée extraordinairement à Clermont en 1665. Durant ce séjour de quelques mois en province, Fléchier rédigea les Mémoires qui viennent d’être publiés[13], et qui sont tout simplement une sorte de mémorial de ce qui se passait chaque jour à ces terribles assises criminelles, et de ce qui se disait chaque soir dans les ruelles des belles conseillères venues de Paris. Pourquoi le spirituel précepteur laissa-t-il échapper de sa main désœuvrée ces pages faciles et d’un coloris si frais ? Évidemment ce fut pur jeu de lettré, distraction des matinées longues et difficiles, et, comme dit Mme de Sévigné, le plaisir de laisser trotter son esprit sur le champ vierge du papier. Dans notre langage d’aujourd’hui, nous appellerions cela du dilettantisme de plume. Aussi, écrivant surtout pour son amusement propre, ne songeant guère aux applaudissemens, Fléchier rencontra-t-il l’exquis du naturel, je ne sais quel air de jeunesse, je ne sais quel mélange délicat de rêverie et de badinage, qui font de son livre d’insouciant une sorte de petit chef-d’œuvre. Les Mémoires sur les Grands-Jours sont le vrai pendant littéraire des Mémoires de Gramont, avec cette différence que là où Hamilton n’a que de l’esprit, Fléchier a encore de la sensibilité. On se demande sans doute à qui, dans la pensée secrète du rédacteur, étaient destinés les Grands-Jours. Certes, il ne s’est jamais rencontré d’auteur qui n’ait écrit que pour lui seul : dans la littérature comme au théâtre, le monologue est de pure convention ; en réalité, on parle au public sans en avoir l’air. J’admettrai volontiers qu’en jetant ainsi sur des feuilles ses souvenirs de chaque journée, Fléchier n’avait pas le projet arrêté et immédiat d’une publication ; autrement il n’eût pas osé se permettre ce déshabillé piquant de style, cet abandon et cette aisance de coin du feu. Mais pour mon compte, j’ai assez de propension à supposer qu’il destinait ce récit frivole à quelque cercle favori. Évidemment ce n’est pas le suffrage des dames de Clermont qu’il briguait, puisqu’on lit expressément dans son livre que « les femmes y sont laides. » On imaginerait plutôt que certaines après-midi en furent secrètement égayées chez Mme de La Fayette, qu’on le lut mystérieusement et avec délices à l’hôtel d’Albret, que Mme Cornüel en sourit à la dérobée dans ses soirées du Marais, ou qu’enfin le vieux Retz en sollicita quelque furtive copie de Mme de Sévigné pour distraire les intervalles de sa goutte. Telle est l’approbation qu’obtint peut-être dans son temps ce séduisant ouvrage qui ne devait être rendu public que près de deux siècles plus tard. Fléchier n’a eu aucune prétention en racontant, comme elles lui venaient, ces anecdotes entremêlées de souvenirs personnels, de descriptions ravissantes, et d’une certaine pointe de malice qui n’exclut pas la mélancolie. Les choses sérieuses ont là leur place à côté des fleurettes les plus gaies, les agréables dissipations à côté des solides aperçus. Pas de plan d’ailleurs, pas de compartimens factices. L’ouvrage n’est nullement composé ; tout s’y succède dans un gracieux désordre ; ce sont les hasards charmans d’une promenade sans but, les avenantes surprises de la flânerie. Chez les habiles, le caprice est quelquefois un excellent maître des cérémonies : on s’oublie à errer sur les pas d’un cicérone si doucement dupeur. En réalité, Fléchier n’a pas d’autre projet que de raconter la Gazette des Tribunaux de Clermont ; mais c’est, contre l’habitude, une gazette très bien faite, où tout se succède avec d’heureux contrastes, et où les graces de la diction, le don de conter, l’enjouement de plume, donnent du prix aux moindres détails. Incessamment on passe de quelque épouvantable récit d’assassinat, de quelque horrible drame judiciaire, à un procès bien plaisant ou bien scandaleux : ainsi, après l’histoire d’un gentilhomme féroce qui se vengeait de ses justiciables en les laissant moisir durant plusieurs mois dans une armoire humide, on a l’anecdote égrillarde d’un chanoine aux genoux de sa chambrière ; ainsi, après ces scènes terribles de gentilshommes auvergnats qui avaient des duels par troupes armées et qui traitaient à la façon d’Abélard les pages dont ils étaient jaloux, arrive une plaidoirie grivoise sur quelque mari libertin ou un réquisitoire amusant contre des goguettes monacales. L’audience d’ailleurs ne dure pas toujours, et l’intervalle des séances permet des excursions : c’est tour à tour un patient qu’on exécute ou une belle galante à qui il advient aventure ; c’est une troupe de comédiens qui arrive et qu’on va voir, ou bien un beau sermon qu’on prêche, devant messieurs de la cour. Ne redoutez pas l’uniformité. M. le président marie sa fille, et nous allons à la noce ; la compagnie va se promener, et, en l’accompagnant, nous rencontrerons des paysages auprès desquels pâlissent les plus suaves descriptions de l’Astrée. Comment s’ennuyer, quand on entend de languissantes histoires de bergeries amoureuses succéder à des bavardages médisans sur la femme du voisin ? Vous êtes au courant de toutes choses : voici des sonnets de province qui prêtent à rire, voilà la fleur des nouveautés poétiques que le dernier ordinaire a apportées de Paris. Court-il des couplets, même messéans, par la ville ? on vous en garde la primeur. Y a-t-il un bal ? vous aurez une place de réserve. Y a-t-il une dévotion ? votre stalle sera gardée dans le chœur. Pas une figure plaisante ne passe d’ailleurs sans qu’on ne vous en offre une jolie silhouette : l’avocat dameret qui se faisait suivre de deux grands laquais à galons verts ; le prédicateur pédantesque qui montrait les rapports des Grands-Jours avec le jugement universel, la caillette de province avec ses bras baissés comme une poupée, rien n’échappe à la malice déliée de l’observateur. Caquetages de boudoirs, chronique de la salle des pas-perdus, rivalités médisantes, bruits envieux des cellules, traits échappés à la verve des causeries, tout s’enchaîne, tout se succède avec un merveilleux agrément et un air de négligence indifférente qui ne messied pas. On s’intéresse à ces commérages de la petite ville qui font revivre toute une époque, à ces anecdotes bizarres qui sont autant de peintures de mœurs. Sous cet air de futilité se cachent de sérieux enseignemens pour l’historien. Un jeu de rayon montre des milliers d’atomes à l’œil qui ne les soupçonnait pas : tout un petit monde inconnu reparaît ainsi et s’agite dans ces pages d’apparence frivole. L’un des plus grands charmes des nouveaux Mémoires de Fléchier, c’est l’art achevé du narrateur. Si réels que soient ses récits, on voit tout de suite qu’il a de la propension à les arranger avec grace, et qu’il ne lui coûterait guère d’inventer aussi de tendres aventures. Y a-t-il, en effet, une situation un peu touchante, aussitôt il la caresse, il s’y applique, il entre dans les raisons des acteurs, il prête aux personnages leur langage probable, il insère des conversations arrangées comme les historiens de l’antiquité prêtaient des harangues à leurs héros ; en un mot, il fait du roman historique en matière de sentiment. Il excelle à décrire une inclination naissante dans une jeune ame, à marquer les fines nuances de la passion, à tracer ces subtiles analyses de cœur auxquelles Mme de La Fayette, quelques années plus tard, se complaira dans la Princesse de Clèves. Quelques histoires de ce genre sont parfaitement narrées : ainsi celle de cette adorable trompeuse qui, neuf ans fidèle à une liaison contrariée, finissait, la veille du mariage, par abandonner son amant, et par courir aux bras du premier arrivant qui se voulait pourvoir d’une galanterie ; ainsi celle de ce berger et de cette bergère qui se donnaient l’un à l’autre à boire dans le creux de la main et sur lesquels on avait jeté un charme, auquel Fléchier croyait de la meilleure foi du monde. On le voit, le correspondant musqué de Mlle de Lavigne tournait tout aussi galamment l’anecdote amoureuse que le billet mondain. Les difficiles matières du sentiment sont abordées par lui avec un laisser-aller, avec un air d’entente qui surprendraient quelque peu de la part d’un futur évêque, si l’on n’était d’ailleurs rassuré par de graves témoignages sur la sévérité de ses mœurs que d’Alembert, dans son temps, a constatés. « Il ne me faut que de l’amitié, » dit Fléchier lui-même à un endroit. Certes je veux croire que le séduisant abbé n’eut jamais de plus grands engagemens ; mais on conviendra qu’il savait deviner à merveille ces délicatesses du cœur. Écoutez-le plutôt parler du plaisir qu’il y a de « n’avoir plus à recommencer une chose si difficile qu’une déclaration ; » écoutez-le dire « qu’une fois la déclaration passée heureusement, on va bien vite après cela ; » écoutez-le encore s’écrier : « Que l’amour est puissant, et qu’il regagne facilement un cœur qu’il a soumis autrefois ! Il se sert de l’absence même qui détruit la tendresse pour la renouveler, et retrace si bien dans l’esprit les objets que le hasard éloigne des yeux, qu’on aime bien souvent davantage ce qu’on n’a pas l’avantage de voir quand on veut. » Assurément, il y a là un instinct qui simule à s’y méprendre l’expérience. Ninon disait que les prudes étaient les jansénistes de l’amour : Fléchier ne fut d’aucune façon janséniste. Il était en tout trop aimable pour être en rien rigoureux. Sa parfaite indépendance en matière de discipline religieuse me paraît un autre point digne de remarque ; elle lui assigne une place à part dans le clergé du grand siècle. Les Mémoires sur les Grands-Jours contiennent une foule de témoignages fort curieux de cet esprit tolérant, dont l’exemple semble se présenter assez à propos. Une douce ironie, comme il convient à cette indulgente nature, sert le plus souvent de couvert à Fléchier pour glisser ses plus vifs griefs ; mais bien des scandaleux abus ne s’en trouvent pas moins dénoncés de la sorte au bon sens du lecteur. Fléchier est partisan d’une réformation des mœurs ecclésiastiques, qu’à cette date de Louis XIV on n’aurait certes pas cru si urgente. C’est dans les termes les plus exprès qu’il constate le libertinage des couvens déréglés, le scandale des religieuses de campagne : je m’explique à présent l’austère réaction tentée par Port-Royal. Peu d’années avant les Grands-Jours de Clermont, les prêtres sortaient encore couverts de rubans et « couraient aux comédies[14] avec les dames. » Certes, on ne se douterait guère qu’on est en plein XVIIe siècle. Il ne paraît point au reste que la vie cloîtrée plût beaucoup à Fléchier : « Ces beautés voilées, dit-il des nonnes, ont je ne sais quoi de triste et de contraire à mon inclination. » Aussi ses plaintes sont vives sur ce qu’on force les vocations, sur ce qu’on ôte aux enfans par des menaces la liberté de refuser. « Sans les filles, écrit-il à un endroit, qu’on sacrifie tous les jours, les couvens seraient moins peuplés. » Voilà une grave accusation dans la bouche d’un prêtre, d’un futur évêque, qui bientôt allait devenir l’une des gloires de l’église de France ! Cette libre hardiesse de jugement ne fait pas un instant défaut à l’auteur des Mémoires sur les Grands-Jours : rencontre-t-il, par exemple, des religieuses venues aux eaux sous prétexte de santé, il ne manque pas d’insinuer que la vraie cause de leur voyage est la liberté de se voir à toute heure ; » lui parle-t-on d’une bulle pour exemption de juridiction, il se récrie crûment sur l’effronterie de la cour de Rome. Les bons jésuites aussi attrapent quelques petites égratignures en passant, et Fléchier ne les ménage guère sur les voies dont ils se servent ; on trouve même à propos d’eux cette phrase, dont je ne change pas un seul mot : « Ils chassèrent avec violence ceux qui avaient le soin de l’instruction de notre jeunesse et voulurent instruire nos enfans malgré nous. » C’est une devise toute trouvée, c’est une épigraphe parfaite que je prends la liberté de recommander aux successeurs de Fléchier dans l’épiscopat. On serait mal venu à s’imaginer que ce libre esprit de contrôle nuisit jamais en rien à la foi du futur évêque de Nîmes. Élevé par une mère croyante, dont la vie n’avait été qu’une longue préparation à bien mourir[15], entretenant sans cesse ces traditions chrétiennes par une édifiante correspondance avec sa sœur qui était religieuse à Béziers, Fléchier ne cessa de professer toute sa vie les sentimens les plus catholiques. Dans ses Mémoires même, on en a la preuve : il y rapporte naïvement ses dévotions et ses sermons, il raconte sans étalage comment il disait ses prières, comment il consacrait toute la matinée du jour des Morts à penser pieusement aux amis qu’il avait perdus. De son temps, personne ne s’avisa d’élever le moindre doute sur son absolue sincérité religieuse, et Saint-Simon, ce juge sévère, a pu dire de lui dans une phrase qui veut être citée, parce qu’elle est un honneur : « Il mourut célèbre par son savoir, par ses ouvrages, par ses mœurs, par une vie très épiscopale. Quoique très vieux, il fut fort regretté et pleuré de tout le Languedoc. » Oui, Fléchier croyait, mais il sut montrer que la tolérance et la raison chez un prêtre ne sont pas incompatibles avec la foi. Devenu évêque, il osa faire une guerre acharnée à toutes les pratiques superstitieuses ; c’est lui qui traitait de pieuse mascarade et de nouvelle espèce de folie une confrérie de pénitens blancs qu’on voulait établir dans son diocèse ; c’est lui qui, à propos d’une croix miraculeuse, protestait, dans une lettre pastorale, contre « ceux qui mettent leur confiance en du bois et en des prodiges menteurs. » Le bon sens, à ce qu’il paraît, n’exclut pas la charité autant qu’on le pourrait croire : c’est bien à ce tendre prélat qu’il appartenait de mourir endetté au profit des hôpitaux ; c’est bien à lui que revenait, dans les dragonnades religieuses du midi, ce rôle de doux conciliateur auquel il ne fit pas un instant défaut. Il y a dans ses lettres[16] une phrase qui me frappe et qui fut comme le programme de toute sa vie épiscopale : « La violence et l’oppression ne sont pas les voies que l’Évangile nous a marquées. » Pour l’aimable douceur, l’excellent Fléchier a sa place désignée à côté et peut-être même au-dessus de Fénelon. Nous n’avions à chercher dans les Mémoires sur les Grands-Jours que la peinture même de l’homme ; les historiens, je le répète, y trouveront des faits du plus haut intérêt qui constatent l’effroyable désordre dans lequel était encore l’administration de la justice en certaines provinces, et qui montrent combien l’œuvre de l’unité monarchique était encore loin de sa fin. Dans les pages les plus sanglantes de l’histoire de Corse, il n’y a rien de comparable aux féroces vengeances, aux odieuses exactions de ces gentilshommes indomptés de l’Auvergne, sur lesquels la justice exceptionnelle des Grands-Jours tomba comme la foudre. La noblesse, dans ce coin du royaume, était, pour parler avec Fléchier, un simple titre d’impunité pour les criminels ; ces cruels suzerains des montagnes étaient les véritables sangsues du peuple. Pour eux, il n’y avait ni gouvernement, ni lois, ni juridiction ; on tuait ouvertement les gens de la force armée et on se faisait sans danger justice soi-même. Les procès sans nombre qui furent évoqués aux Grands-Jours imprimèrent une terreur salutaire à toute cette gentilhommerie barbare et ne contribuèrent pas peu à rattacher l’Auvergne à la royauté par des liens désormais plus étroits. Il y a dans le sombre et étrange tableau retracé par l’habile plume de Fléchier une page caractéristique et désormais nécessaire à l’histoire de France sous Louis XIV. C’est là le côté sérieux des Mémoires : les annales des mœurs proprement dites s’y trouvent aussi éclairées par bien des détails neufs et pittoresques. La physionomie des provinces d’alors est là tout entière, esquissée par ses côtés les plus plaisans : le Voyage de Chapelle et Bachaumont, si précieux à ce point de vue, n’est rien pourtant en comparaison du livre de Fléchier. On a successivement sous les yeux, et peintes de main de maître, toutes les Madelon, toutes les Cathos, toutes les comtesses d’Escarbagnas du pays. C’est une troupe des plus amusantes : l’une danse la bourrée avec fureur, comme l’autre hiver on dansait ici la polka ; l’autre se querelle et se bat à coup de manchon ; une troisième, précieuse languissante, se jette à la tête de Fléchier, sous prétexte qu’il arrive de Paris, le lieu où s’écrivent et où se passent sans doute les romans. Peu séduit par les avances de ce dernier bas-bleu qui se plaignait amèrement de rencontrer « si peu de gens polis et bien tournés dans ce pays barbare, » Fléchier se contenta de lui prêter une traduction de l’Art d’Aimer d’Ovide, ajoutant, à part lui, que ce n’était pas la même chose que l’art de plaire. Qu’on en soit sûr, ces badinages servent à mieux faire comprendre l’état de cette société mal revenue encore des voluptueuses turbulences de la fronde. Je le répète, on apprend beaucoup dans le frivole volume de Fléchier ; on y apprend même que les grisettes étaient « de jeunes bourgeoises de la ville qui avaient une galanterie un peu hardie, et qui se piquaient de beaucoup de liberté. » Voilà une étymologie auvergnate à laquelle on ne s’attendait pas. Un dernier genre d’intérêt que les Mémoires sur les Grands-Jours offrent à la curiosité des lettrés, c’est que quelques noms célèbres du xviie siècle s’y rencontrent çà et là sous la plume du spirituel écrivain. Ainsi on voit positivement, dans le livre de Fléchier, que Pascal (écrivit-il avec ce souvenir le Discours sur les Passions de l’amour ?) avait été fort épris d’une belle savante de Clermont, qu’il ne quittait pas d’un instant ; on y voit aussi que sa sœur, Mme Gilberte Périer, était très considérable dans la ville. À d’autres endroits, il s’agit de Mme Talon, la mère de l’avocat-général, qui avait accompagné son fils en Auvergne pour l’aider dans la réforme des établissemens religieux : cette originale figure, si vivement dessinée par Fléchier, eût été digne, avec son humeur de législateur, avec sa façon de donner des ordres souverainement, de figurer à Port-Royal, entre M. de Saint-Cyran tout au moins et M. Singlin. Ailleurs encore, c’est de Chapelain qu’il s’agit : « M. Chapelain, dit notre abbé, dont la vertu, la prudence et l’érudition sont connues partout où il y a des gens de bien. » Les comédiens venus à Clermont s’étaient avisés de jouer la petite parodie de quelques scènes du Cid, connue sous le nom de Chapelain décoiffé, et qui était alors dans sa primeur. Une pareille audace contre l’illustre auteur de la Pucelle indigna MM. des Grands-Jours, et l’ordre fut solennellement donné aux gens de la troupe de s’abstenir désormais de cette méchante pièce, composée, dit Fléchier, par quelques envieux. Or il faut se rappeler que Boileau avait vraisemblablement trempé dans la facétie de Chapelain décoiffé ; cela marque nettement la position de Fléchier dans la littérature de son temps. Sorti de l’hôtel Rambouillet et de la suprême génération de l’école de Louis XIII, il en dut garder certaines opinions et certaines rancunes : pour lui évidemment, comme pour Huet, l’idéal était un peu en arrière, et Boileau, qui avait malmené beaucoup de leurs anciens amis, leur demeura suspect[17]. En plein Louis XIV, je l’ai dit déjà, Fléchier fut le continuateur amélioré, mais direct, de la tradition des Du Vair et des Balzac, des Godeau et des Patru. Il représente dans sa perfection ce genre d’éloquence ornée et harmonieuse. La publication des Mémoires ne met que mieux dans son jour cette situation particulière à Fléchier dans le développement de la prose française au XVIIe siècle ; elle le rattache même plus directement à cette période finissante de la manière Louis XIII, à laquelle appartiennent les plus jolis vers de Segrais, les premières lettres de Mme de Sévigné et la Princesse de Montpensier de Mme de La Fayette. Le livre de Fléchier en marque la plus coquette nuance et le plus heureux moment. On est au seuil d’une époque de génie et de goût ; le style va se transformer, et, comme dans toute transformation, quelques qualités vont disparaître que personne ne retrouvera, et Fléchier moins que personne. Eh bien ! c’est ce je ne sais quoi qui avait sa senteur la veille et qui devait être évaporé le lendemain, c’est ce léger parfum que l’auteur des Grands-Jours a su fixer sous sa plume. Ce fruit de sauvageon, bien venu et mûri jusqu’à la saveur par un soleil propice, Fléchier eut en quelque sorte le hasard de le cueillir. Sans doute il tire encore trop de petites étincelles du choc des antithèses, sans doute il a des tours un peu languissans et il se perd quelquefois dans les circonlocutions précieuses ; mais, en revanche, les beaux tours de langage que la régularité va bannir, les agréables façons de dire que la pruderie classique fera disparaître ! Ces graces un peu traînantes n’en ont peut-être que plus de charme quand on songe à la majesté alignée des prochaines Oraisons funèbres. Il se rencontre là des touches de style, une gaieté à fleur d’ironie, une douceur au goût qui ravissent. Cela charme et repose. Fléchier lui-même, dans ses Réflexions sur les Caractères des hommes, a excellemment dit : « Il est des beautés régulières qui n’agréent pas tant que de jolies personnes ; il en est de même des écrits. Ce qui est, en effet, le plus beau et le meilleur ne plaît quelquefois pas tant qu’une certaine manière d’écrire galante et agréable. » Le galant et agréable auteur expliquait ainsi lui-même, sans le soupçonner, sa destinée à venir. Il y a deux Fléchier très distincts à l’heure qu’il est. On ne voulait parler ici que du premier, et l’heure précisément est venue où le simple bel-esprit des ruelles va devenir un prédicateur célèbre. Que d’autres le suivent dans ces éclats de la gloire : nous nous arrêtons au seuil de la terre promise. Désormais aucun succès ne va manquer à l’orateur sacré : l’Académie à l’unanimité l’appellera dans son sein, et, le jour de sa réception, son triomphe sera si grand, que Racine, admis en même temps, n’osera faire imprimer son discours. Chaque jour sa fortune se fera plus brillante : le voilà en effet qui prêche à la cour et qui devient en peu de temps aumônier de la dauphine, puis évêque de Lavaur ; enfin on le contraindra, pour dernière faveur, d’accepter sa promotion au siége de Nîmes. Alors il écrira à Louis XIV : « C’est une grande preuve de votre bonté que vous me réduisiez à ne vous demander que la diminution de vos bienfaits. » Fléchier n’était pas ambitieux ; il se trouvait comblé. Retiré en son diocèse, l’excellent prélat se fit un devoir d’y résider jusqu’à sa mort, qui n’eut lieu qu’en 1710. Son double caractère d’ancien habitué de l’hôtel Rambouillet et d’homme de cœur ne se démentit pas un instant dans cette retraite : on en peut trouver des preuves aussi diverses que significatives dans un remerciement à Mlle de Scudery, qui lui avait envoyé ses Conversations, et dans le noble mandement par lequel il condamna les Maximes des Saints de Fénelon. On lit au milieu de la première cet étrange passage : « Il me prend quelquefois envie, mademoiselle, de distribuer votre livre dans mon diocèse pour édifier les gens de bien et pour donner un bon modèle de morale à ceux qui la prêchent ; » on lit dans le second cette belle parole : « M. de Cambrai n’a manqué que par un trop grand désir de perfection. » Fléchier est tout entier dans ces deux phrases ; jusqu’au bout, il y eut en lui du bel-esprit et de la tendresse. Là est le secret de son talent et de son cœur. L’auteur des Oraisons Funèbres gardera la renommée paisible dont il est en possession depuis plus d’un siècle et demi : c’est un nom désormais consacré, et qui, bien au-dessous de Bossuet et de Bourdaloue, a sa place désignée près de Mascaron. Mais une gloire inattendue et plus douce s’attache désormais au souvenir rajeuni de Fléchier : celui qui a écrit les Mémoires sur les Grands-Jours demeurera certainement comme un modèle d’aménité et de grace, entre Voiture, qu’il rappelle en le corrigeant, et Hamilton, qu’il annonce en l’égalant. Certes, s’il pouvait nous lire, Fléchier serait, au premier abord, surpris et même piqué du ton de nos éloges : il s’était arrangé une si belle place entre les modèles de l’art oratoire, et voilà que, sans égards, on le classe parmi les maîtres du badinage ! Notre sympathie pourtant est si vive, notre assentiment est si sincère, que, vaincu par ces instances, le bon évêque finirait peut-être par échanger contre cette simple tresse de bluets les palmes de vainqueur, la couronne d’ache et de nénuphar qu’on a dès long-temps déposée sur son front, au nom de la rhétorique et de l’éloquence. Au besoin, du reste, nous lui citerions ce joli mot d’un de ses Discours académiques : « Les louanges sont les doux supplices de la vertu. »

Charles Labitte.
  1. Essai sur l’Oraison funèbre.
  2. Voyez le premier des Discours académiques de Fléchier.
  3. Un vol. in-8o, chez Forquet, quai Voltaire, 1.
  4. Vauvenargues a été bien dur pour Fléchier ; mais j’aime à rappeler son jugement pour mettre un peu à couvert mes sévérités de tout à l’heure : « C’est un rhéteur qui écrivait avec quelque élégance, qui a semé quelques fleurs dans ses écrits, et qui n’avait point de génie ; mais les hommes médiocres aiment leurs semblables, et les rhéteurs le soutiennent encore dans le déclin de sa réputation. » Certes, le mélancolique moraliste se serait beaucoup adouci, s’il avait pu lire les Réflexions sur les Caractères des hommes et surtout les Mémoires sur les Grands-Jours, qui viennent seulement de paraître. Un penseur de la famille de Vauvenargues, M. Joubert, a, au contraire, jugé Fléchier avec une grande indulgence ; il vante « cette élégance où le sublime s’est caché, cette beauté qui s’est voilée, cette hauteur qui se réduit au niveau commun des hommes. » Pour ma part, je passerais volontiers entre ces deux jugemens, dont l’opposition caractéristique est digne de remarque.
  5. Trois de ces lettres, qui provenaient des cartons du président Hénault, furent publiées par Sérieys (Lettres inédites de Henri IV et de plusieurs personnages célèbres, 1802, in-8o, p. 151-162). Les autres, également adressées à Mlle de Lavigne, ont été insérées dans la première série de la Revue rétrospective (t. I, p. 244 et suiv.).
  6. La Judith de Boyer étant de 1695, c’était peut-être celle d’un poète de Langres, Gérard Bouvot, 1649.
  7. D’Alembert lui-même, dans son très bon Éloge, n’a pas assez tiré profit d’une biographie fort mal digérée sans doute, mais pleine de détails curieux, qu’on trouve en tête du tome Ier (le seul publié) d’une édition de Fléchier entreprise, en 1773, par le président Ménard. C’est une source peu connue et très précieuse. Quant au texte des œuvres, il faut avoir recours à celui qu’a donné à Nîmes l’abbé Ducreux, en 1782 : l’édition de M. Fabre de Narbonne est très mauvaise.
  8. Huet, Commentar. de Rebus ad eum pertinentibus, 1718, in-12, p. 233.
  9. Du moins la meilleure partie. Fléchier a depuis retouché et intercalé divers passages, sans se soucier des contrastes de son langage, qui est tour à tour au passé et au présent. Ainsi, à un endroit, il dit d’un procès : Nous attendons l’issue (page 161), et ailleurs (page 201) il parle d’une chose qui ne peut avoir eu lieu que deux ans plus tard. On pourrait noter un grand nombre de ces contradictions chronologiques que l’éditeur n’a pas pris le soin de relever.
  10. Œuvres de Fléchier édit. De Nîmes, t. X, p. 20.
  11. Liste de quelques gens de lettres vivans (dans Desmolets, suite des Mém. de Littérature de Sallengre, t. II, p. 32).
  12. Nouveaux Mémoires de Littérature, t. V, p. 253 et suiv.
  13. Jusqu’ici on n’avait qu’un très court et insignifiant extrait de ces Mémoires, inséré en 1782, par l’abbé Ducreux, dans le Xe volume de son édition de Fléchier ; encore Ducreux avait-il cru faire par là une concession à ceux qui, avec grande raison, regardaient cet ouvrage manuscrit « comme une espèce de chef-d’œuvre. » Pour lui, il le trouvait d’un genre singulier, et n’estimait guère ce style extrêmement négligé. Les critiques différèrent beaucoup d’avis sur le prix de ces quelques fragmens mutilés. Suard, moins sagace que de coutume, les trouvait indignes d’être rappelés, tandis que Victorin Fabre, plus avisé cette fois qu’on ne l’eût cru, pressentait la valeur de ce charmant livre. Le banal adage retrouve ici son application : Habent sua fata libelli.
  14. L’avis que l’abbé Fléchier, dans ses Mémoires, exprime sur le théâtre est bon à enregistrer : « Je ne suis pas de ceux qui sont ennemis jurés de la comédie, et qui s’emportent contre un divertissement qui peut être indifférent lorsqu’il est dans la bienséance ; je n’ai pas la même ardeur que les pères de l’église ont témoignée contre les comédies anciennes… » Plus tard, devenu évêque, Fléchier change quelque peu d’opinion, comme on le devine ; je lis dans un mandement contre les spectacles, adressé par lui, en 1708, aux fidèles de Nîmes : « Nous crûmes, la première fois, que ce n’était qu’une curiosité passagère d’un divertissement inconnu dont vous vouliez vous désabuser, et nous eûmes quelque légère condescendance ; mais, puisque c’est une habitude de plaisir qui se renouvelle tous les ans, nous connaissons que ce n’est plus le temps de se taire et qu’un plus long silence pourrait vous donner lieu de penser que nous tolérons ce que l’église condamne. » Il est piquant de comparer l’opinion que Fléchier avait à trente-trois ans quand il était déjà prêtre, avec celle qu’il avait à soixante-seize ans, fort peu de temps avant sa mort. Quoiqu’il fulmine une condamnation, la bonté et l’indulgence percent encore dans l’écrit du vieillard.
  15. Œuvres de Fléchier, t. X, p. 17.
  16. Lettre à M. Viguier, du 14 décembre 1682.
  17. Au VIIIe chapitre des Réflexions sur les Caractères des hommes, quelque trace de cette prévention s’est glissée. Fléchier avoue bien que Despréaux a poussé le genre satirique au plus haut point qu’il pouvait aller : mais il se hâte d’ajouter : « Pour-moi, j’aimerai toujours mieux nos Virgiles et nos Horaces français que nos Juvénals et nos Perses ; le génie libre et élevé me plaira toujours plus que celui des autres, quoiqu’ils soient pleins de feu, d’agrément et de force. » La tendresse d’ame de Fléchier se trouvait ici d’accord avec ses sympathies de lettré.