tion russe une affreuse lacune, et, par les larmes de ceux qui en ont été les victimes, par les souffrances qu’ils ont subies, par la loi de Dieu, enfin, l’humanité entière demande qu’elle soit réparée. On m’a cité une jeune femme belle, grande, forte, qui ne voulait pas vivre avec son mari parce qu’il était infecté d’une maladie hideuse. Le mari a recours au seigneur ; le seigneur, qui, dans un épouvantable sentiment d’avarice, pensait peut-être aux robustes enfans que cette femme pouvait donner à ses domaines, veut la forcer à accomplir son devoir conjugal. Elle résiste, et il l’envoie en Sibérie. Au bout de quelques années, il la fait revenir, la retrouve inflexible à ses ordres et la condamne de nouveau à l’exil. Le poète Pouschkin racontait qu’il avait un jour rencontré sur la route de Tobolsk, parmi les criminels condamnés à la déportation pour vols ou pour meurtres, une jeune fille d’une grace et d’une beauté angélique. Après avoir servi pendant quelque temps comme une esclave aux plaisirs de son sultan, cette malheureuse s’était laissée attendrir par un homme qui lui demandait peut-être à genoux une parole d’amour que l’autre exigeait impérieusement, et elle allait en Sibérie expier dans l’exil une heure de tendre abandon. La pauvre enfant, dit Pouschkin, habituée pendant quelques années à toutes les jouissances de la fortune et aux raffinemens du luxe, souffrait bien plus que ses rudes compagnons des fatigues de son long voyage. Les cahots de la voiture lui meurtrissaient le corps, et elle regrettait de n’avoir plus de gants pour garantir ses mains de l’ardeur du soleil. Cependant, au milieu de ces souffrances, elle ne se repentait point d’avoir été trop tendre, elle parlait avec un accablant mépris de celui qui l’avait subjuguée par son autorité souveraine, et emportait avec joie à l’extrémité de la Russie le souvenir de celui qu’elle avait aimé.
À notre arrivée dans la cour, une vingtaine de condamnés se précipitèrent au-devant du docteur ; ils lui adressaient leurs suppliques, ils lui parlaient avec effusion, ils lui baisaient les mains. C’est lui seul qui a vraiment pitié des prisonniers dans cette maison d’agens de police et de geôliers, c’est lui qui guérit leurs plaies, qui leur donne des consolations et des encouragemens, qui leur distribue des aumônes. Les condamnés ne peuvent point emporter d’argent avec eux, mais tout ce qu’ils possèdent et tout ce que la charité pieuse leur accorde est envoyé en leur nom au lieu où ils doivent vivre, et ils trouvent du moins en arrivant ce secours pécuniaire pour les aider à souffrir les premières rigueurs de leur captivité ou de leur bannissement.
Nous entrâmes dans une large salle en bois, nue et sombre. Devant une petite table couverte de registres était assis un greffier du tribunal, homme dur, sec, inaccessible à toutes les demandes et requêtes, vrai greffier de cachot, établi dans ce lieu pour faire sentir aux prisonniers toute la pesanteur de cette balance de fer qu’on appelle si généreusement la balance de la justice. Le docteur s’assit modestement en face de lui, et il s’engagea entre ces deux hommes d’un caractère si différent un des débats les plus émouvans qu’il soit possible d’imaginer.
Les condamnés se présentaient l’un après l’autre pour faire une réclama-