est vague en ce genre est faux. Le lecteur qui ne connaît que les mœurs de son pays entend par les mots décence, vertu, duplicité, des choses matériellement différentes de celles que vous avez voulu désigner. »
Cette horreur du vague, qui se confond avec l’horreur du vide, engendre toute sa manière d’écrire ; c’est par là qu’il est parvenu à se faire un style si propre à stimuler la pensée du lecteur ; c’est par là aussi qu’il est devenu si grand conteur d’anecdotes. Qu’il s’agisse, en effet, de peuples ou d’individus, son procédé n’est pas de peindre à grands traits, mais de conter. Il ne résume pas ses impressions ou ses jugemens, il en expose les matériaux. Sans doute, dans cette foule énorme d’anecdotes qu’il rapporte ou qu’il indique seulement par un mot, comme si on les connaissait, il y en a un grand nombre qu’il s’est borné à recueillir. Néanmoins, lorsque l’observation lui avait fourni un certain nombre de traits de caractère et que le petit évènement dans lequel ils auraient pris du relief et de la vie ne se présentait pas, M. de Stendhal l’inventait. Ainsi il raconte qu’un soir, à Albano, une des dames romaines qu’il accompagnait s’écria en prenant une glace : « Quel dommage que ce ne soit pas un péché ! » À la rigueur, il n’est pas impossible que M. de Stendhal ait entendu cette parole ; mais n’est-il pas plus probable qu’il l’aura prise dans son imagination, où elle se sera introduite par la mémoire, sans que, cette fois, notre penseur s’en soit aperçu, ou que plutôt encore il se sera borné à mettre bravement en prose trois vers de La Fontaine, sans même prendre la peine d’y changer aucune circonstance ?
Et ne suis pas du goût de celle-là
Qui, buvant frais (ce fut, je pense, à Rome),
Disait : Que n’est-ce un péché que cela[1] !
S’il a pillé quelques-unes de ses anecdotes, il en a prêté aussi ; l’histoire de M. de Canaples, dont il n’est pas le premier éditeur il est vrai, est devenue, sous la plume de M. Scribe, une charmante nouvelle avec des héros et des mœurs du XIXe siècle et le titre de Roi de Carreau. Au reste, en fait de mots et d’anecdotes, M. de Stendhal, assez riche de son propre fonds pour traiter cela comme son bien, prenait partout. Ainsi, ce mot qu’il aimait sans doute, puisque plus d’une fois il le répète, ce mot sur Raphaël : « Il n’est pas séduc-
- ↑ Le Diable en Enfer, conte.