profonde insuffisance du fini. Quel est le dernier terme où elle aspire ? L’infini, l’absolu, l’être dans sa plénitude et sa pureté. Et quel est l’instrument de ses recherches ? Ce ne sont pas sans doute les sens et l’imagination, qui ne se repaissent que de phénomènes ; c’est la raison, qui atteint les lois, les causes, les essences. Mais la raison, même quand on la délivre du joug de l’imagination et des sens, conçoit les choses dans de certains rapports et sous de certaines conditions : elle aperçoit les objets dans le temps, où elle-même déploie la suite de ses opérations successives ; dans l’espace, où elle-même a son point de vue. Or, l’infini, l’absolu qui cherche la dialectique, est, par sa nature même, exempt de toute condition. Il n’est pas dans un certain espace, ni même dans tous les espaces, étant simple et infini. Comme parfait, il ne peut changer ; il n’est enfermé dans aucune durée, ni sujet d’aucune façon à l’écoulement du temps. Mais, s’il est absolument immuable et simple, comment peut-il vouloir, agir, penser ? La volonté suppose l’effort, l’activité la plus pure implique le passage de la puissance à l’acte, par conséquent le changement et le temps. La pensée elle-même a pour condition la conscience, par suite le moi et la personnalité avec ses limites et ses faiblesses. Voilà donc le Dieu de la dialectique, un dieu sans activité et sans pensée, sans conscience et sans vie. Voilà l’écueil où la raison vient faire naufrage : elle aspire à un dieu absolument parfait, elle s’élève vers lui d’un vol ardent et rapide, et au moment où elle croit l’atteindre, il lui échappe et s’évanouit. Elle-même, en voulant le saisir, le détruit, car elle lui impose les conditions de sa nature. Mais quoi ! est-il possible que je porte au fond de mon être un invincible besoin de l’infini et que je sois condamné à le poursuivre toujours sans jamais l’atteindre ? Non, si ma raison ne peut concevoir l’absolu, quelque chose en moi de plus profond saura le saisir. La raison, dans son plus sublime essor, tient encore à la personnalité, au moi ; l’amour brisera ce dernier lien. C’est à lui de nous faire goûter la perfection de Dieu même en répandant notre être dans le sien ; car Dieu ne se révèle qu’à qui se donne tout à lui, et il faut se perdre soi-même pour le posséder pleinement. Voilà le mysticisme. Ici encore la sagesse de Platon, son éducation socratique, l’ont sauvé des écueils ; mais dans ses plus beaux ouvrages on trouve la trace du puissant effort qu’il a dû opposer à l’entraînement de ses propres pensées. Quand il ose décrire, au sixième livre de sa République, la nature même de Dieu, après nous avoir montré, au sommet de la hiérarchie des idées, ce soleil intelligible, foyer de la pensée et de l’être, il se trouble, il sent qu’il lui faut monter un dernier degré. Au-dessus
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