Une charogne
Une charogne[1] est un poème de Charles Baudelaire publié dans la section « Spleen et idéal », chapitre XXVII du recueil des Fleurs du mal en 1857.
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Forme
Le poème est composé de douze quatrains hétérométriques en octosyllabes et alexandrins.
Son schéma de rimes est: ABAB (rimes alternées). Ces rimes permettent à l’auteur de créer un contraste entre le spleen et l’idéal.
La ponctuation s’amplifie et s’accélère à mesure que le poème avance, et en dévoile de plus en plus sur la violence de l’opposition entre la femme et la mort. [2]
Les champs lexicaux dans ce poème sont les suivants: lexique, associé à la mort, au charogne, mais aussi onirique, idyllique, charnel et mélioratif.
Étude
Dans ce poème, Charles Baudelaire se souvient d'une promenade faite avec l'être aimé au cours de laquelle il trouva une charogne, en état avancé de décomposition. S'ensuit une transfiguration poétique qui permet au poète de comparer cet objet trivial et dégoûtant à un microcosme vivant en utilisant tous les outils lyriques de la rêverie poétique. Il compare également cette charogne à la femme courtisée, en développant le thème du Memento mori.
Baudelaire joue avec la dissonance esthétique d'une description précise de l'animal mort et les charmes du désir et des femmes. L'antonymie des deux atmosphères est caractéristique du recueil en rappelant l'opposition entre le Spleen et l'Idéal.[3]
Cette approche à la fois percutante et moralisatrice dans une certaine mesure n'est pas sans rappeler quelques poèmes (Le Mépris de la Vie et Consolation contre la Mort) du méconnu poète baroque Jean-Baptiste Chassignet. En effet, son poème Mortel Sonnet a certains points communs avec celui de Baudelaire[4].
Notes et références
- « Une Charogne », sur https://poesie.webnet.fr (consulté le )
- Par Amélie Vioux, « Une charogne, Baudelaire : analyse », sur commentaire composé, (consulté le )
- Hirota, Daichi (1981-....)., Espace et poésie chez Baudelaire : typographie, thématique et énonciation (OCLC 892945356, lire en ligne)
- Esthétique de la pourriture, Marie-Pierre Krück, 2017