Les Confessions (Rousseau)/Livre VI
oc erat in votis : modus agri non ita magnus,
Hortus ubi, et tecto vicinus jugis aquae fons ;
Et paulum sylvae super his foret…
Je ne puis pas ajouter :
- Di melius fecere : ;
mais n’importe, il ne m’en fallait pas davantage ; il ne m’en fallait pas
même la propriété : c’était assez pour moi de la jouissance ; et il y a
longtemps que j’ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont
souvent deux personnes très-différentes, même en laissant à part les maris
et les amants.
Ici commence le court bonheur de ma vie ; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire que j’ai vécu. Moments précieux et si regrettés ! ah ! recommencez pour moi votre aimable cours ; coulez plus lentement dans mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mêmes choses, et n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant, que je ne m’ennuyais moi-même en les recommençant sans cesse ? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon ; mais comment dire ce qui n’était ni dit ni fait, ni pensé même, mais goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon bonheur que ce sentiment même ? Je me levais avec le soleil, et j’étais heureux ; je me promenais, et j’étais heureux ; je voyais maman, et j’étais heureux ; je la quittais, et j’étais heureux ; je parcourais les bois, les coteaux, j’errais dans les vallons, je lisais, j’étais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j’aidais au ménage, et le bonheur me suivait partout : il n’était dans aucune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me quitter un seul instant.
Rien de tout ce qui m’est arrivé durant cette époque chérie, rien de ce que j’ai fait, dit et pensé tout le temps qu’elle a duré n’est échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui suivent me reviennent par intervalles ; je me les rappelle inégalement et confusément ; mais je me rappelle celui-là tout entier comme s’il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant rétrograde, compense par ces doux souvenirs l’espoir que j’ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l’avenir qui me tente ; les seuls retours du passé peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l’époque dont je parle me font souvent vivre heureux malgré mes malheurs.
Je donnerai de ces souvenirs un seul exemple qui pourra faire juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous allâmes coucher aux Charmettes, maman était en chaise à porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte : elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à peu près à moitié chemin, pour faire le reste à pied. En marchant, elle vit
quelque chose de bleu dans la haie, et
me dit : Voilà de la pervenche encore en fleur. Je n’avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l’examiner, et j’ai la vue trop courte
pour distinguer à terre des plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en
passant un coup d’œil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés
sans que j’aie revu de la pervenche ou que j’y aie fait attention. En 1764,
étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite
montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu’il appelle avec raison
Belle-Vue. Je commençais alors d’herboriser un peu. En montant et regardant
parmi les buissons, je pousse un cri de joie : Ah ! voilà de la pervenche ! et
c’en était en effet. Du Peyrou s’aperçut du transport, mais il en ignorait
la cause ; il l’apprendra, je l’espère, lorsqu’un jour il lira ceci. Le
lecteur peut juger, par l’impression d’un si petit objet, de celle que m’ont
faite tous ceux qui se rapportent à la même époque.
Cependant l’air de la campagne ne me rendit point ma première santé. J’étais languissant ; je le devins davantage. Je ne pus supporter le lait ; il fallut le quitter. C’était alors la mode de l’eau pour tout remède ; je me mis à l’eau, et si peu discrètement, qu’elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de la vie. Tous les matins en me levant, j’allais à la fontaine avec un grand gobelet, et j’en buvais successivement en me promenant la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes repas. L’eau que je buvais était un peu crue et difficile à passer, comme sont la plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien, qu’en moins de deux mois je me détruisis totalement l’estomac, que j’avais eu très-bon jusqu’alors. Ne digérant plus, je compris qu’il ne fallait plus espérer de guérir. Dans ce même temps il m’arriva un accident aussi singulier par lui-même que par ses suites, qui ne finiront qu’avec moi.
Un matin que je n’étais pas plus mal qu’à l’ordinaire, en dressant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps une révolution subite et presque inconcevable. Je ne saurais mieux la comparer qu’à une espèce de tempête qui s’éleva dans mon sang et gagna dans l’instant tous mes membres. Mes artères se mirent à battre d’une si grande force, que non-seulement je sentais leur battement, mais que je l’entendais même, et surtout celui des carotides. Un grand bruit d’oreilles se joignit à cela, et ce bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir : un bourdonnement grave et sourd, un murmure plus clair comme d’une eau courante, un sifflement très-aigu, et le battement que je viens de dire, et dont je pouvais aisément compter les coups sans me tâter le pouls ni toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne était si grand, qu’il m’ôta la finesse d’ouïe que j’avais auparavant, et me rendit non tout à fait sourd, mais dur d’oreille, comme je le suis depuis ce temps-là.
On peut juger de ma surprise et de mon effroi. Je me crus mort ; je me mis au lit : le médecin fut appelé ; je lui contai mon cas en frémissant, et le jugeant sans remède. Je crois qu’il en pensa de même ; mais il fit son métier. Il m’enfila de longs raisonnements où je ne compris rien du tout ; puis, en conséquence de sa sublime théorie, il commença in anima vili la cure expérimentale qu’il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si dégoûtante et opérait si peu, que je m’en lassai bientôt ; et au bout de quelques semaines, voyant que je n’étais ni mieux ni pis, je quittai le lit et repris ma vie ordinaire avec mon battement d’artères et mes bourdonnements, qui depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis trente ans, ne m’ont pas quitté une minute.
J’avais été jusqu’alors grand dormeur. La totale privation du sommeil qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a constamment accompagnés jusqu’ici, acheva de me persuader qu’il me restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa pour un temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie, je résolus de tirer du peu qu’il m’en restait tout le parti qu’il m’était possible ; et cela se pouvait par une singulière faveur de la nature, qui, dans un état si funeste, m’exemptait des douleurs qu’il semblait devoir m’attirer. J’étais importuné de ce bruit, mais je n’en souffrais pas : il n’était accompagné d’aucune autre incommodité habituelle que de l’insomnie durant les nuits, et en tout temps d’une courte haleine qui n’allait pas jusqu’à l’asthme, et ne se faisait sentir que quand je voulais courir ou agir un peu fortement.
Cet accident, qui devait tuer mon corps, ne tua que mes passions ; et j’en bénis le ciel chaque jour, par l’heureux effet qu’il produisit sur mon âme. Je puis bien dire que je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme un homme mort. Donnant leur véritable prix aux choses que j’allais quitter, je commençai de m’occuper de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux que j’aurais bientôt à remplir et que j’avais fort négligés jusqu’alors. J’avais souvent travesti la religion à ma mode, mais je n’avais jamais été tout à fait sans religion. Il m’en coûta moins de revenir à ce sujet, si triste pour tant de gens, mais si doux pour qui s’en fait un objet de consolation et d’espoir. Maman me fut, en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les théologiens ne me l’auraient été.
Elle, qui mettait toute chose en système, n’avait pas manqué d’y mettre aussi la religion ; et ce système était composé d’idées très-disparates, les unes très-saines, les autres très-folles, de sentiments relatifs à son caractère et de préjugés venus de son éducation. En général, les croyants font Dieu comme ils sont eux-mêmes ; les bons le font bon, les méchants le font méchant ; les dévots, haineux et bilieux, ne voient que l’enfer, parce qu’ils voudraient damner tout le monde ; les âmes aimantes et douces n’y croient guère ; et l’un des étonnements dont je ne reviens point est de voir le bon Fénelon en parler dans son Télémaque, comme s’il y croyait tout de bon : mais j’espère qu’il mentait alors ; car enfin, quelque véridique qu’on soit, il faut bien mentir quelquefois quand on est évêque. Maman ne mentait pas avec moi ; et cette âme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu vindicatif et toujours courroucé, ne voyait que clémence et miséricorde où les dévots ne voient que justice et punition. Elle disait souvent qu’il n’y aurait point de justice en Dieu d’être juste envers nous, parce que, ne nous ayant pas donné ce qu’il faut pour l’être, ce serait redemander plus qu’il n’a donné. Ce qu’il y avait de bizarre était que sans croire à l’enfer, elle ne laissait pas de croire au purgatoire. Cela venait de ce qu’elle ne savait que faire des âmes des méchants, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons jusqu’à ce qu’ils le fussent devenus ; et il faut avouer qu’en effet, et dans ce monde et dans l’autre, les méchants sont toujours bien embarrassants.
Autre bizarrerie. On voit que toute la doctrine du péché originel et de la rédemption est détruite par ce système, que la base du christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le catholicisme au moins ne peut subsister. Maman, cependant, était bonne catholique, ou prétendait l’être, et il est sûr qu’elle le prétendait de très-bonne foi. Il lui semblait qu’on expliquait trop littéralement et trop durement l’Écriture. Tout ce qu’on y lit des tourments éternels lui paraissait comminatoire ou figuré. La mort de Jésus-Christ lui paraissait un exemple de charité vraiment divine, pour apprendre aux hommes à aimer Dieu et à s’aimer entre eux de même. En un mot, fidèle à la religion qu’elle avait embrassée, elle admettait sincèrement toute la profession de foi ; mais quand on venait à la discussion de chaque article, il se trouvait qu’elle croyait tout autrement que l’Église, toujours en s’y soumettant. Elle avait là-dessus une simplicité de cœur, une franchise plus éloquente que des ergoteries, et qui souvent embarrassait jusqu’à son confesseur ; car elle ne lui déguisait rien. Je suis bonne catholique, lui disait-elle, je veux toujours l’être ; j’adopte de toutes les puissances de mon âme les décisions de la sainte mère Église. Je ne suis pas maîtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté. Je la soumets sans réserve, et je veux tout croire. Que me demandez-vous de plus ?
Quand il n’y aurait point eu de morale chrétienne, je crois qu’elle l’aurait suivie, tant elle s’adaptait bien à son caractère. Elle faisait tout ce qui était ordonné ; mais elle l’eût fait de même quand il n’aurait pas été ordonné. Dans les choses indifférentes, elle aimait à obéir ; et s’il ne lui eût pas été permis, prescrit même de faire gras, elle aurait fait maigre entre Dieu et elle, sans que la prudence eût eu besoin d’y entrer pour rien. Mais toute cette morale était subordonnée aux principes de M. de Tavel, ou plutôt elle prétendait n’y rien voir de contraire. Elle eût couché tous les jours avec vingt hommes en repos de conscience, et sans même en avoir plus de scrupule que de désir. Je sais que force dévotes ne sont pas, sur ce point, plus scrupuleuses ; mais la différence est qu’elles sont séduites par leurs passions, et qu’elle ne l’était que par ses sophismes. Dans les conversations les plus touchantes, et j’ose dire les plus édifiantes, elle fût tombée sur ce point sans changer ni d’air ni de ton, sans se croire en contradiction avec elle-même. Elle l’eût même interrompue au besoin pour le fait, et puis l’eût reprise avec la même sérénité qu’auparavant ; tant elle était intimement persuadée que tout cela n’était qu’une maxime de police sociale dont toute personne sensée pouvait faire l’interprétation, l’application, l’exception, selon l’esprit de la chose, sans le moindre risque d’offenser Dieu. Quoique sur ce point je ne fusse assurément pas de son avis, j’avoue que je n’osais le combattre, honteux du rôle peu galant qu’il m’eût fallu faire pour cela. J’aurais bien cherché d’établir la règle pour les autres, en tâchant de m’en excepter ; mais, outre que son tempérament prévenait assez l’abus de ses principes, je sais qu’elle n’était pas femme à prendre le change, et que réclamer l’exception pour moi c’était la lui laisser pour tous ceux qu’il lui plairait. Au reste, je compte ici par occasion cette inconséquence avec les autres, quoiqu’elle ait eu toujours peu d’effet dans sa conduite, et qu’alors elle n’en eût point du tout : mais j’ai promis d’exposer fidèlement ses principes, et je veux tenir cet engagement. Je reviens à moi.
Trouvant en elle toutes les maximes dont j’avais besoin pour garantir mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je puisais avec sécurité dans cette source de confiance. Je m’attachais à elle plus que je n’avais jamais fait ; j’aurais voulu transporter tout en elle ma vie, que je sentais prête à m’abandonner. De ce redoublement d’attachement pour elle, de la persuasion qu’il me restait peu de temps à vivre, de ma profonde sécurité sur mon sort à venir, résultait un état habituel très-calme, et sensuel même, en ce qu’amortissant toutes les passions qui portent au loin nos craintes et nos espérances, il me laissait jouir sans inquiétude et sans trouble du peu de jours qui m’étaient laissés. Une chose contribuait à les rendre plus agréables : c’était le soin de nourrir son goût pour la campagne par tous les amusements que j’y pouvais rassembler. En lui faisant aimer son jardin, sa basse-cour, ses pigeons, ses vaches, je m’affectionnais moi-même à tout cela ; et ces petites occupations, qui remplissaient ma journée sans troubler ma tranquillité, me valurent mieux que le lait et tous les remèdes pour conserver ma pauvre machine et la rétablir même autant que cela se pouvait.
Les vendanges, la récolte des fruits nous amusèrent le reste de cette année, et nous attachèrent de plus en plus à la vie rustique, au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés. Nous vîmes arriver l’hiver avec grand regret, et nous retournâmes à la ville comme nous serions allés en exil ; moi surtout, qui, doutant de revoir le printemps, croyais dire adieu pour toujours aux Charmettes. Je ne les quittai pas sans baiser la terre et les arbres, et sans me retourner plusieurs fois en m’en éloignant. Ayant quitté depuis longtemps mes écolières, ayant perdu le goût des amusements et des sociétés de la ville, je ne sortais plus, je ne voyais plus personne, excepté maman et M. Salomon, devenu depuis peu son médecin et le mien, honnête homme, homme d’esprit, grand cartésien, qui parlait assez bien du système du monde, et dont les entretiens agréables et instructifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances. Je n’ai jamais pu supporter ce sot et niais remplissage des conversations ordinaires ; mais des conversations utiles et solides m’ont toujours fait grand plaisir, et je ne m’y suis jamais refusé. Je pris beaucoup de goût à celles de M. Salomon : il me semblait que j’anticipais avec lui sur ces hautes connaissances que mon âme allait acquérir quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que j’avais pour lui s’étendit aux sujets qu’il traitait, et je commençai de rechercher les livres qui pouvaient m’aider à le mieux entendre. Ceux qui mêlaient la dévotion aux sciences m’étaient les plus convenables : tels étaient particulièrement ceux de l’Oratoire et de Port-Royal. Je me mis à les lire, ou plutôt à les dévorer. Il m’en tomba dans les mains un du P. Lamy, intitulé Entretiens sur les sciences. C’était une espèce d’introduction à la connaissance des livres qui en traitent. Je le lus et relus cent fois ; je résolus d’en faire mon guide. Enfin je me sentis entraîné peu à peu, malgré mon état, ou plutôt par mon état, vers l’étude, avec une force irrésistible ; et tout en regardant chaque jour comme le dernier de mes jours, j’étudiais avec autant d’ardeur que si j’avais dû toujours vivre. On disait que cela me faisait du mal : je crois, moi, que cela me fit du bien, et non-seulement à mon âme, mais à mon corps ; car cette application, pour laquelle je me passionnais, me devint si délicieuse, que, ne pensant plus à mes maux, j’en étais beaucoup moins affecté. Il est pourtant vrai que rien ne me procurait un soulagement réel ; mais, n’ayant pas de douleurs vives, je m’accoutumais à languir, à ne pas dormir, à penser au lieu d’agir, et enfin à regarder le dépérissement successif et lent de ma machine comme un progrès inévitable que la mort seule pouvait arrêter.
Non-seulement cette opinion me détacha de tous les vains soins de la vie, mais elle me délivra de l’importunité des remèdes, auxquels on m’avait jusqu’alors soumis malgré moi. Salomon, convaincu que ses drogues ne pouvaient me sauver, m’en épargna le déboire, et se contenta d’amuser la douleur de ma pauvre maman avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes qui leurrent l’espoir du malade et maintiennent le crédit du médecin. Je quittai l’étroit régime : je repris l’usage du vin et tout le train de vie d’un homme en santé, selon la mesure de mes forces, sobre sur toute chose, mais ne m’abstenant de rien. Je sortis même, et recommençai d’aller voir mes connaissances, surtout M. de Conzié, dont le commerce me plaisait fort. Enfin, soit qu’il me parût beau d’apprendre jusqu’à ma dernière heure, soit qu’un reste d’espoir de vivre se cachât au fond de mon cœur, l’attente de la mort, loin de ralentir mon goût pour l’étude, semblait l’animer ; et je me pressais d’amasser un peu d’acquis pour l’autre monde, comme si j’avais cru n’y avoir que celui que j’aurais emporté. Je pris en affection la boutique d’un libraire appelé Bouchard, où se rendaient quelques gens de lettres ; et le printemps que j’avais cru ne pas revoir étant proche, je m’assortis de quelques livres pour les Charmettes, en cas que j’eusse le bonheur d’y retourner.
J’eus ce bonheur, et j’en profitai de mon mieux. La joie avec laquelle je vis les premiers bourgeons est inexprimable. Revoir le printemps était pour moi ressusciter en paradis. À peine les neiges commençaient à fondre, que nous quittâmes notre cachot ; et nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour y avoir les prémices du rossignol. Dès lors je ne crus plus mourir ; et réellement il est singulier que je n’aie jamais fait de grandes maladies à la campagne. J’y ai beaucoup souffert, mais je n’y ai jamais été alité. Souvent j’ai dit, me sentant plus mal qu’à l’ordinaire : Quand vous me verrez prêt à mourir, portez-moi à l’ombre d’un chêne, je vous promets que j’en reviendrai.
Quoique faible, je repris mes fonctions champêtres, mais d’une manière proportionnée à mes forces. J’eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le jardin tout seul ; mais quand j’avais donné six coups de bêche, j’étais hors d’haleine, la sueur me ruisselait, je n’en pouvais plus. Quand j’étais baissé, mes battements redoublaient, et le sang me montait à la tête avec tant de force qu’il fallait bien vite me redresser. Contraint de me borner à des soins moins fatigants, je pris entre autres celui du colombier, et je m’y affectionnai si fort que j’y passais souvent plusieurs heures de suite sans m’y ennuyer un moment. Le pigeon est fort timide, et difficile à apprivoiser ; cependant je vins à bout d’inspirer aux miens tant de confiance, qu’ils me suivaient partout et se laissaient prendre quand je voulais. Je ne pouvais paraître au jardin ni dans la cour sans en avoir à l’instant deux ou trois sur les bras, sur la tête ; et enfin, malgré tout le plaisir j’y prenais, ce cortège me devint si incommode, que je fus obligé de leur ôter cette familiarité. J’ai toujours pris un singulier plaisir à apprivoiser les animaux, surtout ceux qui sont craintifs et sauvages. Il me paraissait charmant de leur inspirer une confiance que je n’ai jamais trompée : je voulais qu’ils m’aimassent en liberté.
J’ai dit que j’avais apporté des livres : j’en fis usage, mais d’une manière moins propre à m’instruire qu’à m’accabler. La fausse idée que j’avais des choses me persuadait que, pour lire un livre avec fruit, il fallait avoir toutes les connaissances qu’il supposait, bien éloigné de penser que souvent l’auteur ne les avait pas lui-même, et qu’il les puisait dans d’autres livres à mesure qu’il en avait besoin. Avec cette folle idée, j’étais arrêté à chaque instant, forcé de courir incessamment d’un livre à l’autre ; et quelquefois, avant d’être à la dixième page de celui que je voulais étudier, il m’eût fallu épuiser des bibliothèques. Cependant je m’obstinai si bien à cette extravagante méthode, que j’y perdis un temps infini, et faillis à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien voir ni rien savoir. Heureusement je m’aperçus que j’enfilais une fausse route qui m’égarait dans un labyrinthe immense, et j’en sortis avant d’y être tout à fait perdu.
Pour peu qu’on ait un vrai goût pour les sciences, la première chose qu’on sent en s’y livrant c’est leur liaison, qui fait qu’elles s’attirent, s’aident, s’éclairent mutuellement, et que l’une ne peut se passer de l’autre. Quoique l’esprit humain ne puisse suffire à toutes, et qu’il en faille toujours préférer une comme la principale, si l’on n’a quelque notion des autres, dans la sienne même on se trouve souvent dans l’obscurité. Je sentis que ce que j’avais entrepris était bon et utile en lui-même, qu’il n’y avait que la méthode à changer. Prenant d’abord l’Encyclopédie, j’allais la divisant dans ses branches. Je vis qu’il fallait faire tout le contraire, les prendre chacune séparément, et les poursuivre chacune à part jusqu’au point où elles se réunissent. Ainsi, je revins à la synthèse ordinaire ; mais j’y revins en homme qui sait ce qu’il fait. La méditation me tenait en cela lieu de connaissances et une réflexion très-naturelle aidait à me bien guider. Soit que je vécusse ou que je mourusse, je n’avais point de temps à perdre. Ne rien savoir à près de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre, c’est s’engager à bien mettre le temps à profit. Ne sachant à quel point le sort ou la mort pouvaient arrêter mon zèle, je voulais, à tout événement, acquérir des idées de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions naturelles que pour juger par moi-même de ce qui méritait le mieux d’être cultivé.
Je trouvai dans l’exécution de ce plan un autre avantage auquel je n’avais pas pensé, celui de mettre beaucoup de temps à profit. Il faut que je ne sois pas né pour l’étude, car une longue application me fatigue à tel point qu’il m’est impossible de m’occuper une demi-heure de suite avec force du même sujet, surtout en suivant les idées d’autrui ; car il m’est arrivé quelquefois de me livrer plus longtemps aux miennes, et même avec assez de succès. Quand j’ai suivi durant quelques pages un auteur qu’il faut lire avec application, mon esprit l’abandonne et se perd dans les nuages. Si je m’obstine, je m’épuise inutilement, les éblouissements me prennent, je ne vois plus rien ; mais que des sujets différents se succèdent, même sans interruption, l’un me délasse de l’autre, et, sans avoir besoin de relâche, je les suis plus aisément. Je mis à profit cette observation dans mon plan d’études, et je les entremêlai tellement que je m’occupais tout le jour, et ne me fatiguais jamais. Il est vrai que les soins champêtres et domestiques faisaient des diversions utiles ; mais, dans ma ferveur croissante, je trouvai bientôt le moyen d’en ménager encore le temps pour l’étude, et de m’occuper à la fois de deux choses, sans songer que chacune en allait moins bien.
Dans tant de menus détails qui me charment et dont j’excède souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne se douterait guère, si je n’avais soin de l’en avertir. Ici, par exemple, je me rappelle avec délices tous les différents essais que je fis pour distribuer mon temps de façon que j’y trouvasse à la fois autant d’agrément et d’utilité qu’il était possible ; et je puis dire que ce temps, où je vivais dans la retraite et toujours malade, fut celui de ma vie où je fus le moins oisif et le moins ennuyé. Deux ou trois mois se passèrent ainsi à tâter la pente de mon esprit, et à jouir, dans la belle saison de l’année et dans un lieu qu’elle rendait enchanté, du charme de la vie dont je sentais si bien le prix, de celui d’une société aussi libre que douce, si l’on peut donner le nom de société à une aussi parfaite union, et de celui des belles connaissances que je me proposais d’acquérir ; car c’était pour moi comme si je les avais déjà possédées, ou plutôt c’était mieux encore, puisque le plaisir d’apprendre entrait pour beaucoup dans mon bonheur.
Il faut passer sur ces essais, qui tous étaient pour moi des jouissances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées. Encore un coup, le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent, et se sent d’autant mieux qu’il peut le moins se décrire, parce qu’il ne résulte pas d’un recueil de faits, mais qu’il est un état permanent. Je me répète souvent ; mais je me répéterais bien davantage, si je disais la même chose autant de fois qu’elle me vient dans l’esprit. Quand enfin mon train de vie souvent changé eut pris un cours uniforme, voici à peu près quelle en fut la distribution.
Je me levais tous les matins avant le soleil ; je montais par un verger voisin dans un très-joli chemin qui était au-dessus de la vigne et suivait la côte jusqu’à Chambéri. Là, tout en me promenant, je faisais ma prière qui ne consistait pas en un vain balbutiement de lèvres, mais dans une sincère élévation de cœur à l’auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux. Je n’ai jamais aimé à prier dans la chambre ; il me semble que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes s’interposent entre Dieu et moi. J’aime à le contempler dans ses œuvres, tandis que mon cœur s’élève à lui. Mes prières étaient pures, je puis le dire, et dignes par là d’être exaucées. Je ne demandais pour moi, et pour celle dont mes vœux ne me séparaient jamais, qu’une vie innocente et tranquille, exempte du vice, de la douleur, des pénibles besoins, la mort des justes, et leur sort dans l’avenir. Du reste, cet acte se passait plus en admiration et en contemplation qu’en demandes ; et je savais qu’auprès du dispensateur des vrais biens, le meilleur moyen d’obtenir ceux qui nous sont nécessaires est moins de les demander que de les mériter. Je revenais en me promenant
par un
assez grand tour, occupé à considérer avec intérêt et volupté les objets
champêtres dont j’étais environné, les seuls dont l’œil et le cœur ne se
lassent jamais. Je regardais de loin s’il était jour chez maman : quand je
voyais son contrevent ouvert, je tressaillais de joie et j’accourais ; s’il
était fermé, j’entrais au jardin en attendant qu’elle fût réveillée,
m’amusant à repasser ce que j’avais appris la veille ou à jardiner. Le
contrevent s’ouvrait, j’allais l’embrasser dans son lit, souvent encore à
moitié endormie ; et cet embrassement, aussi pur que tendre, tirait de son
innocence même un charme qui n’est jamais joint à la volupté des sens.
Nous déjeunions ordinairement avec du café au lait. C’était le temps de la journée où nous étions le plus tranquilles, où nous causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l’ordinaire assez longues, m’ont laissé un goût vif pour les déjeuners ; et je préfère infiniment l’usage d’Angleterre et de Suisse, où le déjeuner est un vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui de France, où chacun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus souvent ne déjeune point du tout. Après une heure ou deux de causerie, j’allais à mes livres jusqu’au dîner. Je commençais par quelque livre de philosophie, comme la Logique de Port-Royal, l’Essai de Locke, Malebranche, Leibnitz, Descartes, etc. Je m’aperçus bientôt que tous ces auteurs étaient entre eux en contradiction presque perpétuelle, et je formai le chimérique projet de les accorder, qui me fatigua beaucoup et me fit perdre bien du temps. Je me brouillais la tête et je n’avançais point. Enfin, renonçant encore à cette méthode, j’en pris une infiniment meilleure, et à laquelle j’attribue tout le progrès que je puis avoir fait, malgré mon défaut de capacité ; car il est certain que j’en eus toujours fort peu pour l’étude. En lisant chaque auteur, je me fis une loi d’adopter et suivre toutes ses idées sans y mêler les miennes ni celles d’un autre, et sans jamais disputer avec lui. Je me dis : Commençons par me faire un magasin d’idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir. Cette méthode n’est pas sans inconvénient, je le sais ; mais elle m’a réussi dans l’objet de m’instruire. Au bout de quelques années passées à ne penser exactement que d’après autrui, sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis trouvé un assez grand fonds d’acquis pour me suffire à moi-même, et penser sans le secours d’autrui. Alors, quand les voyages et les affaires m’ont ôté les moyens de consulter les livres, je me suis amusé à repasser et comparer ce que j’avais lu, à peser chaque chose à la balance de la raison, et à juger quelquefois mes maîtres. Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma faculté judiciaire, je n’ai pas trouvé qu’elle eût perdu sa vigueur ; et quand j’ai publié mes propres idées, on ne m’a pas accusé d’être un disciple servile, et de jurer in verba magistri.
Je passais de là à la géométrie élémentaire ; car je n’ai jamais été plus loin, m’obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer incessamment la même marche. Je ne goûtai pas celle d’Euclide, qui cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la liaison des idées ; je préférai la géométrie du P. Lamy, qui dès lors devint un de mes auteurs favoris, et dont je relis encore avec plaisir les ouvrages. L’algèbre suivait, et ce fut toujours le P. Lamy que je pris pour guide. Quand je fus plus avancé, je pris la Science du calcul du P. Reynaud, puis son Analyse démontrée, que je n’ai fait qu’effleurer. Je n’ai jamais été assez loin pour bien sentir l’application de l’algèbre à la géométrie. Je n’aimais point cette manière d’opérer sans voir ce qu’on fait ; et il me semblait que résoudre un problème de géométrie par les équations, c’était jouer un air en tournant une manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul que le carré d’un binôme était composé du carré de chacune de ses parties et du double produit de l’une par l’autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n’en voulus rien croire jusqu’à ce que j’eusse fait la figure. Ce n’était pas que je n’eusse un grand goût pour l’algèbre en n’y considérant que la quantité abstraite ; mais appliquée à l’étendue, je voulais voir l’opération sur les lignes, autrement je n’y comprenais plus rien.
Après cela venait le latin. C’était mon étude la plus pénible, et dans laquelle je n’ai jamais fait de grands progrès. Je me mis d’abord à la méthode latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces vers ostrogoths me faisaient mal au cœur, et ne pouvaient entrer dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules de règles, et en apprenant la dernière j’oubliais tout ce qui avait précédé. Une étude de mots n’est pas ce qu’il faut à un homme sans mémoire ; et c’était précisément pour forcer ma mémoire à prendre de la capacité que je m’obstinais à cette étude. Il fallut l’abandonner à la fin. J’entendais assez la construction pour pouvoir lire un auteur facile, à l’aide d’un dictionnaire. Je suivis cette route, et je m’en trouvai bien. Je m’appliquai à la traduction, non par écrit, mais mentale, et je m’en tins là. À force de temps et d’exercice, je suis parvenu à lire assez couramment les auteurs latins mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue : ce qui m’a souvent mis dans l’embarras quand je me suis trouvé, je ne sais comment, enrôlé parmi les gens de lettres. Un autre inconvénient, conséquent à cette manière d’apprendre, est que jamais je n’ai su la prosodie, encore moins les règles de la versification. Désirant pourtant de sentir l’harmonie de la langue en vers et en prose, j’ai fait bien des efforts pour y parvenir ; mais je suis convaincu que sans maître cela est presque impossible. Ayant appris la composition du plus facile de tous les vers, qui est l’hexamètre, j’eus la patience de scander presque tout Virgile, et d’y marquer les pieds et la quantité ; puis quand j’étais en doute si une syllabe était longue ou brève, c’était mon Virgile que j’allais consulter. On sent que cela me faisait faire bien des fautes, à cause des altérations permises par les règles de la versification. Mais s’il y a de l’avantage à étudier seul, il y a aussi de grands inconvénients, et surtout une peine incroyable. Je sais cela mieux que qui que ce soit.
Avant midi je quittais mes livres, et si le dîner n’était pas prêt, j’allais faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en attendant l’heure. Quand je m’entendais appeler, j’accourais fort content et muni d’un grand appétit ; car c’est encore une chose à noter que, quelque malade que je puisse être, l’appétit ne me manque jamais. Nous dînions très-agréablement, en causant de nos affaires, en attendant que maman pût manger. Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau, nous allions derrière la maison prendre le café dans un cabinet frais et touffu, que j’avais garni de houblon, et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur. Nous passions là une petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des entretiens relatifs à notre manière de vivre, et qui nous en faisaient mieux goûter la douceur. J’avais une autre petite famille au bout du jardin : c’étaient des abeilles. Je ne manquais guère, et souvent maman avec moi, d’aller leur rendre visite ; je m’intéressais beaucoup à leur ouvrage ; je m’amusais infiniment à les voir revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si chargées qu’elles avaient peine à marcher. Les premiers jours, la curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent deux ou trois fois ; mais ensuite nous fîmes si bien connaissance, que, quelque près que je vinsse, elles me laissaient faire, et quelque pleines que fussent les ruches, prêtes à jeter leur essaim, j’en étais quelquefois entouré, j’en avais sur les mains, sur le visage, sans qu’aucune me piquât jamais. Tous les animaux se défient de l’homme, et n’ont pas tort ; mais sont-ils sûrs une fois qu’il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si grande qu’il faut être plus que barbare pour en abuser.
Je retournais à mes livres ; mais mes occupations de l’après-midi devaient moins porter le nom de travail et d’étude que de récréation et d’amusement. Je n’ai jamais pu supporter l’application du cabinet après mon dîner, et en général toute peine me coûte durant la chaleur du jour. Je m’occupais pourtant, mais sans gêne et presque sans règle, à lire sans étudier. La chose que je suivais le plus exactement était l’histoire et la géographie ; et comme cela ne demandait point de contention d’esprit, j’y fis autant de progrès que le permettait mon peu de mémoire. Je voulus étudier le P. Pétau, et je m’enfonçai dans les ténèbres de la chronologie : mais je me dégoûtai de la partie critique, qui n’a ni fond ni rive, et je m’affectionnai par préférence à l’exacte mesure des temps et à la marche des corps célestes. J’aurais même pris du goût pour l’astronomie, si j’avais eu des instruments ; mais il fallut me contenter de quelques éléments pris dans les livres, et de quelques observations grossières faites avec une lunette d’approche, seulement pour connaître la situation générale du ciel : car ma vue courte ne me permet pas de distinguer, à yeux nus, assez nettement les astres. Je me rappelle à ce sujet une aventure dont le souvenir m’a souvent fait rire. J’avais acheté un planisphère céleste pour étudier les constellations. J’avais attaché ce planisphère sur un châssis ; et les nuits où le ciel était serein, j’allais dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets de ma hauteur, le planisphère tourné en dessous ; et pour l’éclairer sans que le vent soufflât ma chandelle, je la mis dans un seau à terre entre les quatre piquets : puis, regardant alternativement le planisphère avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je m’exerçais à connaître les étoiles et à discerner les constellations. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret était en terrasse ; on voyait du chemin tout ce qui s’y faisait. Un soir, des paysans passant assez tard me virent, dans un grotesque équipage, occupé à mon opération. La lueur qui donnait sur mon planisphère, et dont ils ne voyaient pas la cause parce que la lumière était cachée à leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce cadre, et le jeu de ma lunette, qu’ils voyaient aller et venir, donnaient à cet objet un air de grimoire qui les effraya. Ma parure n’était pas propre à les rassurer : un chapeau clabaud par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l’air ouaté de maman qu’elle m’avait obligé de mettre, offraient à leurs yeux l’image d’un vrai sorcier ; et comme il était près de minuit, ils ne doutèrent point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu curieux d’en voir davantage, ils se sauvèrent très-alarmés, éveillèrent leurs voisins pour leur conter leur vision ; et l’histoire courut si bien, que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu’eût produit enfin cette rumeur, si l’un des paysans, témoin de mes conjurations, n’en eût le même jour porté sa plainte à deux jésuites qui venaient nous voir, et qui, sans savoir de quoi il s’agissait, les désabusèrent par provision. Ils nous contèrent l’histoire, je leur en dis la cause, et nous rîmes beaucoup. Cependant il fut résolu, crainte de récidive, que j’observerais désormais sans lumière, et que j’irais consulter le planisphère dans la maison. Ceux qui ont lu dans les Lettres de la Montagne ma magie de Venise, trouveront, je m’assure, que j’avais de longue main une grande vocation pour être sorcier.
Tel était mon train de vie aux Charmettes quand je n’étais occupé d’aucuns soins champêtres ; car ils avaient toujours la préférence, et dans ce qui n’excédait pas mes forces je travaillais comme un paysan : mais il est vrai que mon extrême faiblesse ne me laissait guère alors sur cet article que le mérite de la bonne volonté. D’ailleurs je voulais faire à la fois deux ouvrages, et par cette raison je n’en faisais bien aucun. Je m’étais mis dans la tête de me donner par force de la mémoire ; je m’obstinais à vouloir beaucoup apprendre par cœur. Pour cela je portais toujours avec moi quelque livre, qu’avec une peine incroyable j’étudiais et repassais tout en travaillant. Je ne sais pas comment l’opiniâtreté de ces vains et continuels efforts ne m’a pas enfin rendu stupide. Il faut que j’aie appris et rappris bien vingt fois les Églogues de Virgile, dont je ne sais pas un seul mot. J’ai perdu ou dépareillé des multitudes de livres, par l’habitude que j’avais d’en porter partout avec moi, au colombier, au jardin, au verger, à la vigne. Occupé d’autre chose, je posais mon livre au pied d’un arbre ou sur la haie ; partout j’oubliais de le reprendre et souvent au bout de quinze jours je le retrouvais pourri, ou rongé des fourmis et des limaçons. Cette ardeur d’apprendre devint une manie qui me rendait comme hébété, tout occupé que j’étais sans cesse à marmotter quelque chose entre mes dents.
Les écrits de Port-Royal et de l’Oratoire étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m’avaient rendu demi-janséniste ; et, malgré toute ma confiance, leur dure théologie m’épouvantait quelquefois. La terreur de l’enfer, que jusque-là j’avais très-peu craint, troublait peu à peu ma sécurité ; et si maman ne m’eût tranquillisé l’âme, cette effrayante doctrine m’eût tout à fait bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi le sien, contribuait pour sa part à me maintenir dans une bonne assiette. C’était le P. Hemet, jésuite, bon et sage vieillard dont la mémoire me sera toujours en vénération. Quoique jésuite, il avait la simplicité d’un enfant ; et sa morale, moins relâchée que douce, était précisément ce qu’il me fallait pour balancer les tristes impressions du jansénisme. Ce bonhomme et son compagnon, le P. Coppier, venaient souvent nous voir aux Charmettes, quoique le chemin fût fort rude et assez long pour des gens de leur âge. Leurs visites me faisaient grand bien : que Dieu veuille le rendre à leurs âmes ! car ils étaient trop vieux alors pour que je les présume en vie encore aujourd’hui. J’allais aussi les voir à Chambéri : je me familiarisais peu à peu avec leur maison ; leur bibliothèque était à mon service. Le souvenir de cet heureux temps se lie avec celui des jésuites au point de me faire aimer l’un par l’autre ; et, quoique leur doctrine m’ait toujours paru dangereuse, je n’ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les haïr sincèrement.
Je voudrais savoir s’il passe quelquefois dans les cœurs des autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études et d’une vie innocente autant qu’on la puisse mener, et malgré tout ce qu’on m’avait pu dire, la peur de l’enfer m’agitait encore souvent. Je me demandais : En quel état suis-je ? si je mourais à l’instant, serais-je damné ? Selon mes jansénistes la chose était indubitable ; mais selon ma conscience il me paraissait que non. Toujours craintif et flottant dans cette cruelle incertitude, j’avais recours, pour en sortir, aux expédients les plus risibles, et pour lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais faire autant. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je m’exerçais machinalement à lancer des pierres contre les troncs des arbres, et cela avec mon adresse ordinaire, c’est-à-dire sans presque en toucher aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m’avisai de m’en faire une espèce de pronostic pour calmer mon inquiétude. Je me dis : Je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi ; si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur, mais si heureusement qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre ; ce qui véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. Depuis lors je n’ai plus douté de mon salut. Je ne sais, en me rappelant ce fait, si je dois rire ou gémir sur moi-même. Vous autres grands hommes, qui riez sûrement, félicitez-vous ; mais n’insultez pas à ma misère, car je vous jure que je la sens bien.
Au reste, ces troubles, ces larmes, inséparables peut-être de la dévotion, n’étaient pas un état permanent. Communément j’étais assez tranquille, et l’impression que l’idée d’une mort prochaine faisait sur mon âme était moins de la tristesse qu’une langueur paisible et qui même avait ses douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une espèce d’exhortation que je me faisais à moi-même, et où je me félicitais de mourir à l’âge où l’on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et sans avoir éprouvé de grands maux ni de corps ni d’esprit durant ma vie. Que j’avais bien raison ! un pressentiment me faisait craindre de vivre pour souffrir. Il semblait que je prévoyais le sort qui m’attendait sur mes vieux jours. Je n’ai jamais été si près de la sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands remords sur le passé, délivré des soucis de l’avenir, le sentiment qui dominait constamment dans mon âme était de jouir du présent. Les dévots ont pour l’ordinaire une petite sensualité très-vive qui leur fait savourer avec délices les plaisirs innocents qui leur sont permis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi ; ou plutôt je le sais bien : c’est qu’ils envient aux autres la jouissance des plaisirs simples dont eux-mêmes ont perdu le goût. Je l’avais, ce goût, et je trouvais charmant de le satisfaire en sûreté de conscience. Mon cœur, neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir d’enfant, ou plutôt, si j’ose le dire, avec une volupté d’ange ; car en vérité ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du paradis. Des dîners faits sur l’herbe à Montagnole, des soupers sous le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à teiller avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de fêtes auxquelles maman prenait le même plaisir que moi. Des promenades plus solitaires avaient un charme plus grand encore, parce que le cœur s’épanchait plus en liberté. Nous en fîmes une entre autres qui fait époque dans ma mémoire, un jour de Saint-Louis, dont maman portait le nom. Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu’un carme était venu nous dire, au point du jour, dans une chapelle attenante à la maison. J’avais proposé d’aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions, et que nous n’avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos provisions d’avance, car la course devait durer tout le jour. Maman, quoiqu’un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal : nous allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à l’ombre, nous reposant de temps en temps et nous oubliant des heures entières ; causant de nous, de notre union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des vœux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au bonheur de cette journée. Il avait plu depuis peu ; point de poussière, et des ruisseaux bien courants ; un petit vent frais agitait les feuilles, l’air était pur, l’horizon sans nuage ; la sérénité régnait au ciel comme dans nos cœurs. Notre dîner fut fait chez un paysan et partagé avec sa famille, qui nous bénissait de bon cœur. Ces pauvres Savoyards sont si bonnes gens ! Après le dîner nous gagnâmes l’ombre sous les grands arbres, où, tandis que j’amassais des brins de bois sec pour faire notre café, maman s’amusait à herboriser parmi les broussailles ; et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans leur structure mille choses curieuses qui m’amusèrent beaucoup et qui devaient me donner du goût pour la botanique : mais le moment n’était pas venu, j’étais distrait par trop d’autres études. Une idée qui vint me frapper fit diversion aux fleurs et aux plantes. La situation d’âme où je me trouvais, tout ce que nous avions dit et fait ce jour-là, tous les objets qui m’avaient frappé, me rappelèrent l’espèce de rêve que tout éveillé j’avais fait à Annecy sept ou huit ans auparavant, et dont j’ai rendu compte en son lieu. Les rapports en étaient si frappants, qu’en y pensant j’en fus ému jusqu’aux larmes. Dans un transport d’attendrissement j’embrassai cette chère amie : Maman, maman, lui dis-je avec passion, ce jour m’a été promis depuis longtemps, et je ne vois rien au delà. Mon bonheur, grâce à vous, est à son comble : puisse-t-il ne pas décliner désormais ! puisse-t-il durer aussi longtemps que j’en conserverai le goût ! il ne finira qu’avec moi.
Ainsi coulèrent mes jours heureux, et d’autant plus heureux que, n’apercevant rien qui les dût troubler, je n’envisageais en effet leur fin qu’avec la mienne. Ce n’était pas que la source de mes soucis fût absolument tarie ; mais je lui voyais prendre un autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles, afin qu’elle portât son remède avec elle. Maman aimait naturellement la campagne, et ce goût ne s’attiédissait pas avec moi. Peu à peu elle prit celui des soins champêtres ; elle aimait à faire valoir les terres, et elle avait sur cela des connaissances dont elle faisait usage avec plaisir. Non contente de ce qui dépendait de la maison qu’elle avait prise, elle louait tantôt un champ, tantôt un pré. Enfin, portant son humeur entreprenante sur des objets d’agriculture, au lieu de rester oisive dans sa maison, elle prenait le train de devenir bientôt une grosse fermière. Je n’aimais pas trop à la voir ainsi s’étendre, et je m’y opposais tant que je pouvais, bien sûr qu’elle serait toujours trompée, et que son humeur libérale et prodigue porterait toujours la dépense au delà du produit. Toutefois, je me consolais en pensant que ce produit du moins ne serait pas nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les entreprises qu’elle pouvait former, celle-là me paraissait la moins ruineuse, et, sans y envisager comme elle un objet de profit, j’y envisageais une occupation continuelle qui la garantirait des mauvaises affaires et des escrocs. Dans cette idée, je désirais ardemment de recouvrer autant de force et de santé qu’il m’en fallait pour veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers ou son premier ouvrier ; et naturellement l’exercice que cela me faisait faire, m’arrachant souvent à mes livres et me distrayant sur mon état, devait le rendre meilleur.
L’hiver suivant, Barillot revenant d’Italie m’apporta quelques livres, entre autres le Bontempi et la Cartella per musica du père Banchieri, qui me donnèrent du goût pour l’histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce bel art. Barillot resta quelque temps avec nous ; et comme j’étais majeur depuis plusieurs mois, il fut convenu que j’irais le printemps suivant à Genève redemander le bien de ma mère, ou du moins la part qui m’en revenait, en attendant qu’on sût ce que mon frère était devenu. Cela s’exécuta comme il avait été résolu. J’allai à Genève ; mon père y vint de son côté. Depuis longtemps il y revenait sans qu’on lui cherchât querelle, quoiqu’il n’eût jamais purgé son décret : mais comme on avait de l’estime pour son courage et du respect pour sa probité, on feignait d’avoir oublié son affaire ; et les magistrats, occupés du grand projet qui éclata peu après, ne voulaient pas effaroucher avant le temps la bourgeoisie, en lui rappelant mal à propos leur ancienne partialité.
Je craignais qu’on ne me fît des difficultés sur mon changement de religion ; l’on n’en fit aucune. Les lois de Genève sont à cet égard moins dures que celles de Berne, où quiconque change de religion perd non-seulement son état, mais son bien. Le mien ne me fut donc pas disputé, mais se trouva, je ne sais comment, réduit à fort peu de chose. Quoiqu’on fût à peu près sûr que mon frère était mort, on n’en avait point de preuve juridique. Je manquais de titres suffisants pour réclamer sa part, et je la laissai sans regret pour aider à vivre à mon père, qui en a joui tant qu’il a vécu. Sitôt que les formalités de justice furent faites et que j’eus reçu mon argent, j’en mis quelque partie en livres, et je volai porter le reste aux pieds de maman. Le cœur me battait de joie durant la route, et le moment où je déposai cet argent dans ses mains me fut mille fois plus doux que celui où il entra dans les miennes. Elle le reçut avec cette simplicité des belles âmes, qui, faisant ces choses-là sans effort, les voient sans admiration. Cet argent fut employé presque tout entier à mon usage, et cela avec une égale simplicité. L’emploi en eût exactement été le même s’il lui fût venu d’autre part.
Cependant ma santé ne se rétablissait point ; je dépérissais au contraire à vue d’œil ; j’étais pâle comme un mort et maigre comme un squelette ; mes battements d’artères étaient terribles, mes palpitations plus fréquentes ; j’étais continuellement oppressé, et ma faiblesse enfin devint telle que j’avais peine à me mouvoir ; je ne pouvais presser le pas sans étouffer, je ne pouvais me baisser sans avoir des vertiges, je ne pouvais soulever le plus léger fardeau ; j’étais réduit à l’inaction la plus tourmentante pour un homme aussi remuant que moi. Il est certain qu’il se mêlait à tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs sont les maladies des gens heureux, c’était la mienne : les pleurs que je versais souvent sans raison de pleurer, les frayeurs vives au bruit d’une feuille ou d’un oiseau, l’inégalité d’humeur dans le calme de la plus douce vie, tout cela marquait cet ennui du bien-être qui fait pour ainsi dire extravaguer la sensibilité. Nous sommes si peu faits pour être heureux ici-bas, qu’il faut nécessairement que l’âme ou le corps souffre quand ils ne souffrent pas tous les deux, et que le bon état de l’un fait presque toujours tort à l’autre. Quand j’aurais pu jouir délicieusement de la vie, ma machine en décadence m’en empêchait, sans qu’on pût dire où la cause du mal avait son vrai siége. Dans la suite, malgré le déclin des ans, et des maux très-réels et très-graves, mon corps semble avoir repris des forces pour mieux sentir mes malheurs ; et maintenant que j’écris ceci, infirme et presque sexagénaire, accablé de douleurs de toute espèce, je me sens, pour souffrir, plus de vigueur et de vie que je n’en eus pour jouir à la fleur de mon âge et dans le sein du plus vrai bonheur.
Pour m’achever, ayant fait entrer un peu de physiologie dans mes lectures, je m’étais mis à étudier l’anatomie ; et, passant en revue la multitude et le jeu des pièces qui composaient ma machine, je m’attendais à sentir détraquer tout cela vingt fois le jour : loin d’être étonné de me trouver mourant, je l’étais que je pusse encore vivre, et je ne lisais pas la description d’une maladie que je ne crusse être la mienne. Je suis sûr que si je n’avais pas été malade je le serais devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des symptômes de la mienne, je croyais les avoir toutes ; et j’en gagnai par-dessus une plus cruelle encore dont je m’étais cru délivré, la fantaisie de guérir : c’en est une difficile à éviter quand on se met à lire des livres de médecine. À force de chercher, de réfléchir, de comparer, j’allai m’imaginer que la base de mon mal était un polype au cœur ; et Salomon lui-même parut frappé de cette idée. Raisonnablement je devais partir de cette opinion pour me confirmer dans ma résolution précédente. Je ne fis point ainsi. Je tendis tous les ressorts de mon esprit pour chercher comment on pouvait guérir d’un polype au cœur, résolu d’entreprendre cette merveilleuse cure. Dans un voyage qu’Anet avait fait à Montpellier pour aller voir le jardin des plantes et le démonstrateur, M. Sauvages, on lui avait dit que M. Fizes avait guéri un pareil polype. Maman s’en souvint et m’en parla. Il n’en fallut pas davantage pour m’inspirer le désir d’aller consulter M. Fizes. L’espoir de guérir me fait retrouver du courage et des forces pour entreprendre ce voyage. L’argent venu de Genève en fournit le moyen. Maman, loin de m’en détourner, m’y exhorte ; et me voilà parti pour Montpellier.
Je n’eus pas besoin d’aller si loin pour trouver le médecin qu’il me fallait. Le cheval me fatiguant trop, j’avais pris une chaise à Grenoble. À Moirans, cinq ou six autres chaises arrivèrent à la file après la mienne. Pour le coup c’était vraiment l’aventure des brancards. La plupart de ces chaises étaient le cortège d’une nouvelle mariée appelée madame du Colombier. Avec elle était une autre femme appelée madame de Larnage, moins jeune et moins belle que madame du Colombier, mais non moins aimable, et qui de Romans, où s’arrêtait celle-ci, devait poursuivre sa route jusqu’au bourg Saint-Andiol, près le Pont-Saint-Esprit. Avec la timidité qu’on me connaît, on s’attend que la connaissance ne fut pas sitôt faite avec des femmes brillantes et la suite qui les entourait : mais enfin, suivant la même route, logeant dans les mêmes auberges, et, sous peine de passer pour un loup-garou, forcé de me présenter à la même table, il fallait bien que cette connaissance se fit. Elle se fit donc, et même plus tôt que je n’aurais voulu ; car tout ce fracas ne convenait guère à un malade, et surtout à un malade de mon humeur. Mais la curiosité rend ces coquines de femmes si insinuantes, que pour parvenir à connaître un homme, elles commencent par lui faire tourner la tête. Ainsi arriva de moi. Madame du Colombier, trop entourée de ses jeunes roquets, n’avait guère le temps de m’agacer, et d’ailleurs ce n’en était pas la peine, puisque nous allions nous quitter ; mais madame de Larnage, moins obsédée, avait des provisions à faire pour sa route : voilà madame de Larnage qui m’entreprend ; et adieu le pauvre Jean-Jacques, ou plutôt adieu la fièvre, les vapeurs, le polype ; tout part auprès d’elle, hors certaines palpitations qui me restèrent et dont elle ne voulait pas me guérir. Le mauvais état de ma santé fut le premier texte de notre connaissance. On voyait que j’étais malade, on savait que j’allais à Montpellier ; et il faut que mon air et mes manières n’annonçassent pas un débauché, car il fut clair dans la suite qu’on ne m’avait pas soupçonné d’aller y faire un tour de casserole. Quoique l’état de maladie ne soit pas pour un homme une grande recommandation près des dames, il me rendit toutefois intéressant pour celles-ci. Le matin elles envoyaient savoir de mes nouvelles, et m’inviter à prendre le chocolat avec elles ; elles s’informaient comment j’avais passé la nuit. Une fois, selon ma louable coutume de parler sans penser, je répondis que je ne savais pas. Cette réponse leur fit croire que j’étais fou : elles m’examinèrent davantage, et cet examen ne me nuisit pas. J’entendis une fois madame du Colombier dire à son amie : Il manque de monde, mais il est aimable. Ce mot me rassura beaucoup et fit que je le devins en effet.
En se familiarisant il fallait parler de soi, dire d’où l’on venait, qui l’on était. Cela m’embarrassait ; car je sentais très-bien que parmi la bonne compagnie, et avec des femmes galantes, ce mot de nouveau converti m’allait tuer. Je ne sais par quelle bizarrerie je m’avisai de passer pour Anglais ; je me donnai pour jacobite, on me prit pour tel ; je m’appelai Dudding, et l’on m’appela M. Dudding. Un maudit marquis de Torignan qui était là, malade ainsi que moi, vieux au par-dessus et d’assez mauvaise humeur, s’avisa de lier conversation avec M. Dudding. Il me parla du roi Jacques, du prétendant, de l’ancienne cour de Saint-Germain. J’étais sur les épines : je ne savais de tout cela que le peu que j’en avais lu dans le comte Hamilton et dans les gazettes ; cependant je fis de ce peu si bon usage, que je me tirai d’affaire : heureux qu’on ne se fût pas avisé de me questionner sur la langue anglaise, dont je ne savais pas un seul mot.
Toute la compagnie se convenait, et voyait à regret le moment de se quitter. Nous faisions des journées de limaçon. Nous nous trouvâmes un dimanche à Saint-Marcellin. Madame de Larnage voulut aller à la messe, j’y fus avec elle : cela faillit à gâter mes affaires. Je me comportai comme j’ai toujours fait. Sur ma contenance modeste et recueillie elle me crut dévot, et prit de moi la plus mauvaise opinion du monde, comme elle me l’avoua deux jours après. Il me fallut ensuite beaucoup de galanterie pour effacer cette mauvaise impression ; ou plutôt madame de Larnage, en femme d’expérience et qui ne se rebutait pas aisément, voulut bien courir les risques de ses avances pour voir comment je m’en tirerais. Elle m’en fit beaucoup, et de telles que, bien éloigné de présumer de ma figure, je crus qu’elle se moquait de moi. Sur cette folie il n’y eut sorte de bêtise que je ne fisse ; c’était pis que le marquis du Legs. Madame de Larnage tint bon, me fit tant d’agaceries et me dit des choses si tendres, qu’un homme beaucoup moins sot eût eu bien de la peine à prendre tout cela sérieusement. Plus elle en faisait, plus elle me confirmait dans mon idée ; et ce qui me tourmentait davantage était qu’à bon compte je me prenais d’amour tout de bon. Je me disais, et je lui disais en soupirant : Ah ! que tout cela n’est-il vrai ! je serais le plus heureux des hommes. Je crois que ma simplicité de novice ne fit qu’irriter sa fantaisie ; elle n’en voulut pas avoir le démenti.
Nous avions laissé à Romans madame du Colombier et sa suite. Nous continuions notre route le plus lentement et le plus agréablement du monde, madame de Larnage, le marquis de Torignan, et moi. Le marquis, quoique malade et grondeur, était un assez bon homme, mais qui n’aimait pas trop à manger son pain à la fumée du rôti. Madame de Larnage cachait si peu le goût qu’elle avait pour moi, qu’il s’en aperçut plus tôt que moi-même ; et ses sarcasmes malins auraient dû me donner au moins la confiance que je n’osais prendre aux bontés de la dame, si, par un travers d’esprit dont moi seul étais capable, je ne m’étais imaginé qu’ils s’entendaient pour me persifler. Cette sotte idée acheva de me renverser la tête et me fit faire le plus plat personnage dans une situation où mon cœur, étant réellement pris, m’en pouvait dicter un assez brillant. Je ne conçois pas comment madame de Larnage ne se rebuta pas de ma maussaderie, et ne me congédia pas avec le dernier mépris. Mais
c’était une femme d’esprit qui savait discerner son
monde, et qui voyait bien qu’il y avait plus de bêtise que de tiédeur dans
mes procédés.
Elle parvint enfin à se faire entendre, et ce ne fut pas sans peine. À Valence, nous étions arrivés pour dîner, et, selon notre louable coutume, nous y passâmes le reste du jour. Nous étions logés hors de la ville à Saint-Jacques ; je me souviendrai toujours de cette auberge, ainsi que de la chambre que madame de Larnage y occupait. Après le dîner elle voulut se promener : elle savait que le marquis n’était pas allant ; c’était le moyen de se ménager un tête-à-tête dont elle avait bien résolu de tirer parti, car il n’y avait plus de temps à perdre pour en avoir à mettre à profit. Nous nous promenions autour de la ville le long des fossés. Là je repris la longue histoire de mes complaintes, auxquelles elle répondait d’un ton si tendre, me pressant quelquefois contre son cœur le bras qu’elle tenait, qu’il fallait une stupidité pareille à la mienne pour m’empêcher de vérifier si elle parlait sérieusement. Ce qu’il y avait d’impayable était que j’étais moi-même excessivement ému. J’ai dit qu’elle était aimable : l’amour la rendait charmante ; il lui rendait tout l’éclat de la première jeunesse, et elle ménageait ses agaceries avec tant d’art, qu’elle aurait séduit un homme à l’épreuve. J’étais donc fort mal à mon aise, et toujours sur le point de m’émanciper ; mais la crainte d’offenser ou de déplaire, la frayeur plus grande encore d’être hué, sifflé, berné, de fournir une histoire à table et d’être complimenté sur mes entreprises par l’impitoyable marquis, me retinrent au point d’être indigné moi-même de ma sotte honte, et de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J’étais au supplice : j’avais déjà quitté mes propos de Céladon, dont je sentais tout le ridicule en si beau chemin : ne sachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taisais ; j’avais l’air boudeur, enfin je faisais tout ce qu’il fallait pour m’attirer le traitement que j’avais redouté. Heureusement madame de Larnage prit un parti plus humain. Elle interrompit brusquement ce silence en passant un bras autour de mon cou, et dans l’instant sa bouche parla trop clairement sur la mienne pour me laisser mon erreur. La crise ne pouvait se faire plus à propos. Je devins aimable. Il en était temps. Elle m’avait donné cette confiance dont le défaut m’a presque toujours empêché d’être moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes sens, mon cœur et ma bouche n’ont si bien parlé ; jamais je n’ai si pleinement réparé mes torts ; et si cette petite conquête avait coûté des soins à madame de Larnage, j’eus lieu de croire qu’elle n’y avait pas de regret.
Quand je vivrais cent ans, je ne me rappellerais jamais sans plaisir le souvenir de cette charmante femme. Je dis charmante, quoiqu’elle ne fût ni belle ni jeune ; mais, n’étant non plus ni laide ni vieille, elle n’avait rien dans sa figure qui empêchât son esprit et ses grâces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu’elle avait de moins frais était le visage, et je crois que le rouge le lui avait gâté. Elle avait ses raisons pour être facile, c’était le moyen de valoir tout son prix. On pouvait la voir sans l’aimer, mais non pas la posséder sans l’adorer. Et cela prouve, ce me semble, qu’elle n’était pas toujours aussi prodigue de ses bontés qu’elle le fut avec moi. Elle s’était prise d’un goût trop prompt et trop vif pour être excusable, mais où le cœur entrait du moins autant que les sens ; et durant le temps court et délicieux que je passai auprès d’elle, j’eus lieu de croire, aux ménagements forcés qu’elle m’imposait, que, quoique sensuelle et voluptueuse, elle aimait encore mieux ma santé que ses plaisirs.
Notre intelligence n’échappa pas au marquis. Il n’en tirait pas moins sur moi : au contraire, il me traitait plus que jamais en pauvre amoureux transi, martyr des rigueurs de sa dame. Il ne lui échappa jamais un mot, un regard, un sourire qui pût me faire soupçonner qu’il nous eût devinés ; et je l’aurais cru notre dupe, si madame de Larnage, qui voyait mieux que moi, ne m’eût dit qu’il ne l’était pas, mais qu’il était galant homme ; et en effet, on ne saurait avoir des attentions plus honnêtes, ni se comporter plus poliment qu’il fit toujours, même envers moi, sauf ses plaisanteries, surtout depuis mon succès. Il m’en attribuait l’honneur peut-être, et me supposait moins sot que je ne l’avais paru. Il se trompait, comme on a vu : mais n’importe, je profitais de son erreur ; et il est vrai qu’alors les rieurs étant pour moi, je prêtais le flanc de bon cœur et d’assez bonne grâce à ses épigrammes, et j’y ripostais quelquefois, même assez heureusement, tout fier de me faire honneur auprès de madame de Larnage de l’esprit qu’elle m’avait donné. Je n’étais plus le même homme.
Nous étions dans un pays et dans une saison de bonne chère ; nous la faisions partout excellente, grâce aux bons soins du marquis. Je me serais pourtant passé qu’il les étendît jusqu’à nos chambres ; mais il envoyait devant son laquais pour les retenir ; et le coquin, soit de son chef, soit par l’ordre de son maître, le logeait toujours à côté de madame de Larnage, et me fourrait à l’autre bout de la maison. Mais cela ne m’embarrassait guère, et nos rendez-vous n’en étaient que plus piquants. Cette vie délicieuse dura quatre ou cinq jours, pendant lesquels je m’enivrai des plus douces voluptés. Je les goûtai pures, vives, sans aucun mélange de peines : ce sont les premières et les seules que j’aie ainsi goûtées ; et je puis dire que je dois à madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.
Si ce que je sentais pour elle n’était pas précisément de l’amour, c’était du moins un retour si tendre pour celui qu’elle me témoignait, c’était une sensualité si brûlante dans le plaisir, et une intimité si douce dans les entretiens, qu’elle avait tout le charme de la passion sans en avoir le délire, qui tourne la tête et fait qu’on ne sait pas jouir. Je n’ai jamais senti l’amour vrai qu’une seule fois en ma vie, et ce ne fut pas auprès d’elle. Je ne l’aimais pas non plus comme j’avais aimé et comme j’aimais madame de Warens ; mais c’était pour cela même que je la possédais cent fois mieux. Près de maman mon plaisir était toujours troublé par un sentiment de tristesse, par un secret serrement de cœur que je ne surmontais pas sans peine ; au lieu de me féliciter de la posséder, je me reprochais de l’avilir. Près de madame de Larnage, au contraire, fier d’être homme et d’être heureux, je me livrais à mes sens avec joie, avec confiance ; je partageais l’impression que je faisais sur les siens ; j’étais assez à moi pour contempler avec autant de vanité que de volupté mon triomphe, et pour tirer de là de quoi le redoubler.
Je ne me souviens pas de l’endroit où nous quitta le marquis, qui était du pays ; mais nous nous trouvâmes seuls avant d’arriver à Montélimar, et dès lors madame de Larnage établit sa femme de chambre dans ma chaise, et je passai dans la sienne avec elle. Je puis assurer que la route ne nous ennuyait pas de cette manière, et j’aurais eu bien de la peine à dire comment le pays que nous parcourions était fait. À Montélimar, elle eut des affaires qui l’y retinrent trois jours, durant lesquels elle ne me quitta pourtant qu’un quart d’heure pour une visite qui lui attira des importunités désolantes et des invitations qu’elle n’eut garde d’accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne nous empêchèrent pourtant pas d’aller nous promener tous les jours tête à tête dans le plus beau pays et sous le plus beau ciel du monde. Oh ! ces trois jours ! j’ai dû les regretter quelquefois ; il n’en est plus revenu de semblables.
Des amours de voyage ne sont pas faits pour durer. Il fallut nous séparer, et j’avoue qu’il en était temps, non que je fusse rassasié ni prêt à l’être, je m’attachais chaque jour davantage ; mais, malgré toute la discrétion de la dame, il ne me restait guère que la bonne volonté. Nous donnâmes le change à nos regrets par des projets pour notre réunion. Il fut décidé que, puisque ce régime me faisait du bien, j’en userais, et que j’irais passer l’hiver au bourg Saint-Andiol, sous la direction de madame de Larnage. Je devais seulement rester à Montpellier cinq ou six semaines, pour lui laisser le temps de préparer les choses de manière à prévenir les caquets. Elle me donna d’amples instructions sur ce que je devais savoir, sur ce que je devais dire, sur la manière dont je devais me comporter. En attendant, nous devions nous écrire. Elle me parla beaucoup et sérieusement du soin de ma santé ; m’exhorta de consulter d’habiles gens, d’être très-attentif à tout ce qu’ils me prescriraient, et se chargea, quelque sévère que pût être leur ordonnance, de me la faire exécuter tandis que je serais auprès d’elle. Je crois qu’elle parlait sincèrement, car elle m’aimait : elle m’en donna mille preuves plus sûres que des faveurs. Elle jugea par mon équipage que je ne nageais pas dans l’opulence ; quoiqu’elle ne fût pas riche elle-même, elle voulut à notre séparation me forcer de partager sa bourse, qu’elle apportait de Grenoble assez bien garnie, et j’eus beaucoup de peine à m’en défendre. Enfin, je la quittai le cœur tout plein d’elle, en lui laissant, ce me semble, un véritable attachement pour moi.
J’achevais ma route en la recommençant dans mes souvenirs, et pour le coup très-content d’être dans une bonne chaise pour y rêver plus à mon aise aux plaisirs que j’avais goûtés et à ceux qui m’étaient promis. Je ne pensais qu’au bourg Saint-Andiol et à la charmante vie qui m’y attendait ; je ne voyais que madame de Larnage et ses entours : tout le reste de l’univers n’était rien pour moi, maman même était oubliée. Je m’occupais à combiner dans ma tête tous les détails dans lesquels madame de Larnage était entrée, pour me faire d’avance une idée de sa demeure, de son voisinage, de ses sociétés, de toute sa manière de vivre. Elle avait une fille dont elle m’avait parlé très-souvent en mère idolâtre. Cette fille avait quinze ans passés ; elle était vive, charmante et d’un caractère aimable. On m’avait promis que j’en serais caressé : je n’avais pas oublié cette promesse, et j’étais fort curieux d’imaginer comment mademoiselle de Larnage traiterait le bon ami de sa maman. Tels furent les sujets de mes rêveries depuis le Pont-Saint-Esprit jusqu’à Remoulin. On m’avait dit d’aller voir le pont du Gard ; je n’y manquai pas. Après un déjeuner d’excellentes figues, je pris un guide, et j’allai voir le pont du Gard. C’était le premier ouvrage des Romains que j’eusse vu. Je m’attendais à voir un monument digne des mains qui l’avaient construit. Pour le coup l’objet passa mon attente, et ce fut la seule fois en ma vie. Il n’appartenait qu’aux Romains de produire cet effet. L’aspect de ce simple et noble ouvrage me frappa d’autant plus qu’il est au milieu d’un désert où le silence et la solitude rendent l’objet plus frappant et l’admiration plus vive, car ce prétendu pont n’était qu’un aqueduc. On se demande quelle force a transporté ces pierres énormes si loin de toute carrière, et a réuni les bras de tant de milliers d’hommes dans un lieu où il n’en habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect m’empêchait presque d’oser fouler sous mes pieds. Le retentissement de mes pas sous ces immenses voûtes me faisait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m’élevait l’âme ; et je me disais en soupirant : Que ne suis-je né Romain ! Je restai là plusieurs heures dans une contemplation ravissante. Je m’en revins distrait et rêveur, et cette rêverie ne fut pas favorable à madame de Larnage. Elle avait bien songé à me prémunir contre les filles de Montpellier, mais non pas contre le pont du Gard. On ne s’avise jamais de tout.
À Nîmes, j’allai voir les Arènes : c’est un ouvrage beaucoup plus magnifique que le pont du Gard, et qui me fit beaucoup moins d’impression, soit que mon admiration se fût épuisée sur le premier objet, soit que la situation de l’autre au milieu d’une ville fût moins propre à l’exciter. Ce vaste et superbe cirque est entouré de vilaines petites maisons, et d’autres maisons plus petites et plus vilaines encore en remplissent l’arène ; de sorte que le tout ne produit qu’un effet disparate et confus, où le regret et l’indignation étouffent le plaisir et la surprise. J’ai vu depuis le cirque de Vérone, infiniment plus petit et moins beau que celui de Nîmes, mais entretenu et conservé avec toute la décence et la propreté possibles, et qui par cela même me fit une impression plus forte et plus agréable. Les Français n’ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre, et ne savent rien finir ni rien entretenir.
J’étais changé à tel point, et ma sensualité mise en exercice s’était si bien éveillée, que je m’arrêtai un jour au pont de Lunel pour y faire bonne chère avec de la compagnie qui s’y trouva. Ce cabaret, le plus estimé de l’Europe, méritait alors de l’être. Ceux qui le tenaient avaient su tirer parti de son heureuse situation pour le tenir abondamment approvisionné et avec choix. C’était réellement une chose curieuse de trouver, dans une maison seule et isolée au milieu de la campagne, une table fournie en poisson de mer et d’eau douce, en gibier excellent, en vins fins, servie avec ces attentions et ces soins qu’on ne trouve que chez les grands et les riches, et tout cela pour vos trente-cinq sous. Mais le pont de Lunel ne resta pas longtemps sur ce pied, et à force d’user sa réputation, il la perdit enfin tout à fait.
J’avais oublié, durant ma route, que j’étais malade ; je m’en souvins en arrivant à Montpellier. Mes vapeurs étaient bien guéries, mais tous mes autres maux me restaient ; et, quoique l’habitude m’y rendît moins sensible, c’en était assez pour se croire mort à qui s’en trouverait attaqué tout d’un coup. En effet, ils étaient moins douloureux qu’effrayants, et faisaient plus souffrir l’esprit que le corps, dont ils semblaient annoncer la destruction. Cela faisait que, distrait par des passions vives, je ne songeais plus à mon état ; mais comme il n’était pas imaginaire, je le sentais sitôt que j’étais de sang-froid. Je songeai donc sérieusement aux conseils de madame de Larnage et au but de mon voyage. J’allai consulter les praticiens les plus illustres, surtout M. Fizes ; et pour surabondance de précaution, je me mis en pension chez un médecin. C’était un Irlandais appelé Fitz-Moris, qui tenait une table assez nombreuse d’étudiants en médecine ; et il y avait cela de commode pour un malade à s’y mettre, que M. Fitz-Moris se contentait d’une pension honnête pour la nourriture, et ne prenait rien de ses pensionnaires pour ses soins comme médecin. Il se chargea de l’exécution des ordonnances de M. Fizes et de veiller sur ma santé. Il s’acquitta fort bien de cet emploi quant au régime ; on ne gagnait pas d’indigestions à cette pension-là ; et, quoique je ne sois pas fort sensible aux privations de cette espèce, les objets de comparaison étaient si proches, que je ne pouvais m’empêcher de trouver quelquefois en moi-même que M. de Torignan était un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant, comme on ne mourait pas de faim non plus, et que toute cette jeunesse était fort gaie, cette manière de vivre me fit du bien réellement, et m’empêcha de retomber dans mes langueurs. Je passais la matinée à prendre des drogues, surtout je ne sais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, et à écrire à madame de Larnage ; car la correspondance allait son train, et Rousseau se chargeait de retirer les lettres de son ami Dudding. À midi j’allais faire un tour à la Canourgue avec quelqu’un de nos jeunes commensaux, qui tous étaient de très-bons enfants : on se rassemblait, on allait dîner. Après dîner une importante affaire occupait la plupart d’entre nous jusqu’au soir, c’était d’aller hors de la ville jouer le goûter en deux ou trois parties de mail. Je ne jouais pas, je n’en avais ni la force ni l’adresse, mais je pariais : et suivant, avec l’intérêt du pari, nos joueurs et leurs boules à travers des chemins raboteux et pleins de pierres, je faisais un exercice agréable et salutaire qui me convenait tout à fait. On goûtait dans un cabaret hors de la ville. Je n’ai pas besoin de dire que ces goûters étaient gais ; mais j’ajouterai qu’ils étaient assez décents, quoique les filles du cabaret fussent jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail, était notre président ; et je puis dire, malgré la mauvaise réputation des étudiants, que je trouvai plus de mœurs et d’honnêteté parmi toute cette jeunesse qu’il ne serait aisé d’en trouver dans le même nombre d’hommes faits. Ils étaient plus bruyants que crapuleux, plus gais que libertins ; et je me monte si aisément à un train de vie quand il est volontaire, que je n’aurais pas mieux demandé que de voir durer celui-là toujours. Il y avait parmi ces étudiants plusieurs Irlandais, avec lesquels je tâchais d’apprendre quelques mots d’anglais par précaution pour le bourg Saint-Andiol ; car le temps approchait de m’y rendre. Madame de Larnage m’en pressait chaque ordinaire, et je me préparais à lui obéir. Il était clair que mes médecins, qui n’avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire, et me traitaient sur ce pied avec leur squine, leurs eaux et leur petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal ; donc je n’étais pas malade : car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout ? Je vis qu’ils ne cherchaient qu’à m’amuser et me faire manger mon argent ; et jugeant que leur substitut du bourg Saint-Andiol ferait cela tout aussi bien qu’eux, mais plus agréablement, je résolus de lui donner la préférence, et je quittai Montpellier dans cette sage intention.
Je partis vers la fin de novembre, après six semaines ou deux mois de séjour dans cette ville, où je laissai une douzaine de louis sans aucun profit pour ma santé ni pour mon instruction, si ce n’est un cours d’anatomie commencé sous M. Fitz-Moris, et que je fus obligé d’abandonner par l’horrible puanteur des cadavres qu’on disséquait, et qu’il me fut impossible de supporter.
Mal à mon aise au dedans de moi sur la résolution que j’avais prise, j’y réfléchissais en m’avançant toujours vers le Pont-Saint-Esprit, qui était également la route du bourg Saint-Andiol et de Chambéri. Les souvenirs de maman, et ses lettres, quoique moins fréquentes que celles de madame de Larnage, réveillaient dans mon cœur des remords que j’avais étouffés durant ma première route. Ils devinrent si vifs au retour, que, balançant l’amour du plaisir, ils me mirent en état d’écouter la raison seule. D’abord, dans le rôle d’aventurier que j’allais recommencer, je pouvais être moins heureux que la première fois ; il ne fallait, dans tout le bourg Saint-Andiol, qu’une seule personne qui eût été en Angleterre, qui connût les Anglais, ou qui sût leur langue, pour me démasquer. La famille de madame de Larnage pouvait se prendre de mauvaise humeur contre moi, et me traiter peu honnêtement. Sa fille, à laquelle malgré moi je pensais plus qu’il n’eût fallu, m’inquiétait encore : je tremblais d’en devenir amoureux, et cette peur faisait déjà la moitié de l’ouvrage. Allais-je donc, pour prix des bontés de la mère, chercher à corrompre sa fille, à lier le plus détestable commerce, à mettre la dissension, le déshonneur, le scandale et l’enfer dans sa maison ? Cette idée me fit horreur : je pris bien la ferme résolution de me combattre et de me vaincre, si ce malheureux penchant venait à se déclarer. Mais pourquoi m’exposer à ce combat ? Quel misérable état de vivre avec la mère dont je serais rassasié, et de brûler pour la fille sans oser lui montrer mon cœur ! Quelle nécessité d’aller chercher cet état, et m’exposer aux malheurs, aux affronts, aux remords, pour des plaisirs dont j’avais d’avance épuisé le plus grand charme ? car il est certain que ma fantaisie avait perdu sa première vivacité. Le goût du plaisir y était encore, mais la passion n’y était plus. À cela se mêlaient des réflexions relatives à ma situation, à mes devoirs, à cette maman si bonne, si généreuse, qui déjà chargée de dettes l’était encore de mes folles dépenses, qui s’épuisait pour moi, et que je trompais si indignement. Ce reproche devint si vif, qu’il l’emporta à la fin. En approchant du Saint-Esprit, je pris la résolution de brûler l’étape du bourg Saint-Andiol, et de passer tout droit. Je l’exécutai courageusement, avec quelques soupirs, je l’avoue, mais aussi avec cette satisfaction intérieure, que je goûtais pour la première fois de ma vie, de me dire : Je mérite ma propre estime, je sais préférer mon devoir à mon plaisir. Voilà la première obligation véritable que j’aie à l’étude : c’était elle qui m’avait appris à réfléchir, à comparer. Après les principes si purs que j’avais adoptés il y avait peu de temps, après les règles de sagesse et de vertu que je m’étais faites et que je m’étais senti si fier de suivre, la honte d’être si peu conséquent à moi-même, de démentir si tôt et si haut mes propres maximes, l’emporta sur la volupté. L’orgueil eut peut-être autant de part à ma résolution que la vertu ; mais si cet orgueil n’est pas la vertu même, il a des effets si semblables qu’il est pardonnable de s’y tromper.
L’un des avantages des bonnes actions est d’élever l’âme, et de la disposer à en faire de meilleures : car telle est la faiblesse humaine, qu’on doit mettre au nombre des bonnes actions l’abstinence du mal qu’on est tenté de commettre. Sitôt que j’eus pris ma résolution je devins un autre homme, ou plutôt je redevins ce que j’étais auparavant, et que ce moment d’ivresse avait fait disparaître. Plein de bons sentiments et de bonnes dispositions, je continuai ma route dans la bonne intention d’expier ma faute, ne pensant qu’à régler désormais ma conduite sur les lois de la vertu, à me consacrer sans réserve au service de la meilleure des mères, à lui vouer autant de fidélité que j’avais d’attachement pour elle, et à n’écouter plus d’autre amour que celui de mes devoirs. Hélas ! la sincérité de mon retour au bien semblait me promettre une autre destinée : mais la mienne était écrite et déjà commencée ; et quand mon cœur, plein d’amour pour les choses bonnes et honnêtes, ne voyait plus qu’innocence et bonheur dans la vie, je touchais au moment funeste qui devait traîner à sa suite la longue chaîne de mes malheurs.
L’empressement d’arriver me fit faire plus de diligence que je n’avais compté. Je lui avais annoncé de Valence le jour et l’heure de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée sur mon calcul, je restai autant de temps à Chaparillan, afin d’arriver juste au moment que j’avais marqué. Je voulais goûter dans tout son charme le plaisir de la revoir. J’aimais mieux le différer un peu, pour y joindre celui d’être attendu. Cette précaution m’avait toujours réussi. J’avais vu toujours marquer mon arrivée par une espèce de petite fête : je n’en attendais pas moins cette fois ; et ces empressements, qui m’étaient si sensibles, valaient bien la peine d’être ménagés.
J’arrivai donc exactement à l’heure. De tout loin je regardais si je ne la verrais pas sur le chemin ; le cœur me battait de plus en plus à mesure que j’approchais. J’arrive essoufflé, car j’avais quitté ma voiture en ville : je ne vois personne dans la cour, sur la porte, à la fenêtre ; je commence à me troubler, je redoute quelque accident. J’entre ; tout est tranquille ; des ouvriers goûtaient dans la cuisine : du reste, aucun apprêt. La servante parut surprise de me voir ; elle ignorait que je dusse arriver. Je monte, je la vois enfin, cette chère maman, si tendrement, si vivement, si purement aimée ; j’accours, je m’élance à ses pieds. Ah ! te voilà ! petit, me dit-elle en m’embrassant ; as-tu fait bon voyage ? comment te portes-tu ? Cet accueil m’interdit un peu. Je lui demandai si elle n’avait pas reçu ma lettre. Elle me dit que oui. J’aurais cru que non, lui dis-je ; et l’éclaircissement finit là. Un jeune homme était avec elle. Je le connaissais pour
l’avoir vu déjà dans la maison avant mon départ ; mais cette
fois il y paraissait établi, il l’était. Bref, je trouvai ma place prise.
Ce jeune homme était du pays de Vaud ; son père, appelé Vintzenried, était concierge ou soi-disant capitaine du château de Chillon. Le fils de M. le capitaine était garçon perruquier, et courait le monde en cette qualité quand il vint se présenter à madame de Warens, qui le reçut bien, comme elle faisait tous les passants, et surtout ceux de son pays. C’était un grand fade blondin, assez bien fait, le visage plat, l’esprit de même, parlant comme le beau Léandre ; mêlant tous les tons, tous les goûts de son état avec la longue histoire de ses bonnes fortunes ; ne nommant que la moitié des marquises avec lesquelles il avait couché, et prétendant n’avoir point coiffé de jolies femmes dont il n’eût aussi coiffé les maris ; vain, sot, ignorant, insolent ; au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le substitut qui me fut donné pendant mon absence, et l’associé qui me fut offert après mon retour.
Oh ! si les âmes dégagées de leurs terrestres entraves voient encore du sein de l’éternelle lumière ce qui se passe chez les mortels, pardonnez, ombre chère et respectable, si je ne fais pas plus de grâce à vos fautes qu’aux miennes, si je dévoile également les unes et les autres aux yeux des lecteurs. Je dois, je veux être vrai pour vous comme pour moi-même : vous y perdrez toujours beaucoup moins que moi. Eh ! combien votre aimable et doux caractère, votre inépuisable bonté de cœur, votre franchise et toutes vos excellentes vertus ne rachètent-elles pas de faiblesses, si l’on peut appeler ainsi les torts de votre seule raison ! Vous eûtes des erreurs et non pas des vices ; votre conduite fut répréhensible, mais votre cœur fut toujours pur.
Le nouveau venu s’était montré zélé, diligent, exact pour toutes ses petites commissions, qui étaient toujours en grand nombre ; il s’était fait le piqueur de ses ouvriers. Aussi bruyant que je l’étais peu, il se faisait voir et surtout entendre à la fois à la charrue, aux foins, aux bois, à l’écurie, à la basse-cour. Il n’y avait que le jardin qu’il négligeait, parce que c’était un travail trop paisible, et qui ne faisait point de bruit. Son grand plaisir était de charger et charrier, de scier ou fendre du bois ; on le voyait toujours la hache ou la pioche à la main ; on l’entendait courir, cogner, crier à pleine tête. Je ne sais de combien d’hommes il faisait le travail, mais il faisait toujours le bruit de dix à douze. Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre maman ; elle crut ce jeune homme un trésor pour ses affaires. Voulant se l’attacher, elle employa pour cela tous les moyens qu’elle y crut propres, et n’oublia pas celui sur lequel elle comptait le plus.
On a dû connaître mon cœur, ses sentiments les plus constants, les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce moment auprès d’elle. Quel prompt et plein bouleversement dans tout mon être ! qu’on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout l’avenir de félicité que je m’étais peint. Toutes les douces idées que je caressais si affectueusement disparurent ; et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir mon existence qu’avec la sienne, je me vis seul pour la première fois. Ce moment fut affreux : ceux qui le suivirent furent toujours sombres. J’étais jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance et d’espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès lors l’être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que les tristes restes d’une vie insipide ; et si quelquefois encore une image de bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n’était plus celui qui m’était propre ; je sentais qu’en l’obtenant je ne serais pas vraiment heureux.
J’étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilité de l’humeur de maman, qui rapprochait tout le monde d’elle, je ne me serais pas avisé d’en soupçonner la véritable cause si elle ne me l’eût dite elle-même : mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d’ajouter à ma rage, si mon cœur eût pu se tourner de ce côté-là ; trouvant quant à elle la chose toute simple, me reprochant ma négligence dans la maison, et m’alléguant mes absences, comme si elle eût été d’un tempérament fort pressé d’en remplir les vides. Ah ! maman, lui dis-je le cœur serré de douleur, qu’osez-vous m’apprendre ! quel prix d’un attachement pareil au mien ! Ne m’avez-vous tant de fois conservé la vie que pour m’ôter tout ce qui me la rendait chère ! J’en mourrai, mais vous me regretterez. Elle me répondit d’un ton tranquille à me rendre fou, que j’étais un enfant, qu’on ne mourait point de ces choses-là ; que je ne perdrais rien ; que nous n’en serions pas moins bons amis, pas moins intimes dans tous les sens ; que son tendre attachement pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu’avec elle. Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes, et qu’en les partageant avec un autre je n’en étais pas privé pour cela.
Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour elle, jamais la sincérité, l’honnêteté de mon âme ne se firent mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses pieds, j’embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes. Non, maman, lui dis-je avec transport ; je vous aime trop pour vous avilir ; votre possession m’est trop chère pour la partager ; les regrets qui l’accompagnèrent quand je l’acquis se sont accrus avec mon amour ; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez toujours mes adorations, soyez-en toujours digne ; il m’est plus nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder. C’est à vous, ô maman, que je vous cède ; c’est à l’union de nos cœurs que je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille fois avant d’en goûter qui dégradent ce que j’aime !
Je tins cette résolution avec une constance digne, j’ose le dire, du sentiment qui me l’avait fait former. Dès ce moment je ne vis plus cette maman si chérie que des yeux d’un véritable fils ; et il est à noter que, bien que ma résolution n’eût point son approbation secrète, comme je m’en suis trop aperçu, elle n’employa jamais pour m’y faire renoncer ni propos insinuants, ni caresses, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user sans se commettre, et qui manquent rarement de leur réussir. Réduit à me chercher un sort indépendant d’elle, et n’en pouvant même imaginer, je passai bientôt à l’autre extrémité, et le cherchai tout en elle. Je l’y cherchai si parfaitement que je parvins à m’oublier moi-même. L’ardent désir de la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections : elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien, en dépit d’elle.
Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus dont la semence était au fond de mon âme, que l’étude avaient cultivées, et qui n’attendaient pour éclore que le ferment de l’adversité. Le premier fruit de cette disposition si désintéressée fut d’écarter de mon cœur tout sentiment de haine et d’envie contre celui qui m’avait supplanté : je voulus, au contraire, et je voulus sincèrement m’attacher à ce jeune homme, le former, travailler à son éducation, lui faire sentir son bonheur, l’en rendre digne s’il était possible, et faire en un mot pour lui tout ce qu’Anet avait fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la parité manquait entre les personnes. Avec plus de douceur et de lumières, je n’avais pas le sang-froid et la fermeté d’Anet, ni cette force de caractère qui en imposait, et dont j’aurais eu besoin pour réussir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu’Anet avait trouvées en moi : la docilité, l’attachement, la reconnaissance, surtout le sentiment du besoin que j’avais de ses soins, et l’ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait ici. Celui que je voulais former ne voyait en moi qu’un pédant importun qui n’avait que du babil. Au contraire, il s’admirait lui-même comme un homme important dans la maison ; et, mesurant les services qu’il y croyait rendre sur le bruit qu’il y faisait, il regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus utiles que tous mes bouquins. À quelque égard il n’avait pas tort, mais il partait de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il tranchait avec les paysans du gentilhomme campagnard ; bientôt il en fit autant avec moi, et enfin avec maman elle-même. Son nom de Vintzenried ne lui paraissant pas assez noble, il le quitta pour celui de M. de Courtilles ; et c’est sous ce dernier nom qu’il a été connu depuis à Chambéri, et en Maurienne, où il s’est marié.
Enfin tant fit l’illustre personnage qu’il fut tout dans la maison, et moi rien. Comme, lorsque j’avais le malheur de lui déplaire, c’était maman et non pas moi qu’il grondait, la crainte de l’exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu’il désirait ; et chaque fois qu’il fendait du bois, emploi qu’il remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je fusse là spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce garçon n’était pourtant pas absolument d’un mauvais naturel : il aimait maman parce qu’il était impossible de ne la pas aimer ; il n’avait même pas pour moi de l’aversion ; et quand les intervalles de ses fougues permettaient de lui parler, il nous écoutait quelquefois assez docilement, convenant franchement qu’il n’était qu’un sot : après quoi il n’en faisait pas moins de nouvelles sottises. Il avait d’ailleurs une intelligence si bornée et des goûts si bas, qu’il était difficile de lui parler raison, et presque impossible de se plaire avec lui. À la possession d’une femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d’une femme de chambre vieille, rousse, édentée, dont maman avait la patience d’endurer le dégoûtant service, quoiqu’elle lui fît mal au cœur. Je m’aperçus de ce nouveau manège, et j’en fus outré d’indignation : mais je m’aperçus d’une autre chose qui m’affecta bien plus vivement encore, et qui me jeta dans un plus profond découragement que tout ce qui s’était passé jusqu’alors ; ce fut le refroidissement de maman envers moi.
La privation que je m’étais imposée et qu’elle avait fait semblant d’approuver est une de ces choses que les femmes ne pardonnent point, quelque mine qu’elles fassent, moins par la privation qui en résulte pour elles-mêmes, que par l’indifférence qu’elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens ; le crime le plus irrémissible que l’homme, dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d’en pouvoir jouir et de n’en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception, puisqu’une sympathie si naturelle et si forte fut altérée en elle par une abstinence qui n’avait que des motifs de vertu, d’attachement et d’estime. Dès lors je cessai de trouver en elle cette intimité des cœurs qui fut toujours la plus douce jouissance du mien. Elle ne s’épanchait plus avec moi que quand elle avait à se plaindre du nouveau venu : quand ils étaient bien ensemble, j’entrais peu dans ses confidences. Enfin elle prenait peu à peu une manière d’être dont je ne faisais plus partie. Ma présence lui faisait plaisir encore, mais elle ne lui faisait plus besoin ; et j’aurais passé des jours entiers sans la voir, qu’elle ne s’en serait pas aperçue.
Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette même maison dont auparavant j’étais l’âme, et où je vivais pour ainsi dire à double. Je m’accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce qui s’y faisait, de ceux même qui l’habitaient ; et, pour m’épargner de continuels déchirements, je m’enfermais avec mes livres, ou bien j’allais soupirer et pleurer à mon aise au milieu des bois. Cette vie me devint bientôt tout à fait insupportable. Je sentis que la présence personnelle et l’éloignement de cœur d’une femme qui m’était si chère irritaient ma douleur, et qu’en cessant de la voir je m’en sentirais moins cruellement séparé. Je formai le projet de quitter sa maison, je le lui dis ; et, loin de s’y opposer, elle le favorisa. Elle avait à Grenoble une amie appelée madame Deybens, dont le mari était ami de M. de Mably, grand prévôt à Lyon. M. Deybens me proposa l’éducation des enfants de M. de Mably : j’acceptai, et je partis pour Lyon sans laisser ni presque sentir le moindre regret d’une séparation dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort.
J’avais à peu près les connaissances nécessaires pour un précepteur, et j’en croyais avoir le talent. Durant un an que je passai chez M. de Mably, j’eus le temps de me désabuser. La douceur de mon naturel m’eût rendu très-propre à ce métier, si l’emportement n’y eût mêlé ses orages. Tant que tout allait bien et que je voyais réussir mes soins et mes peines, qu’alors je n’épargnais point, j’étais un ange ; j’étais un diable quand les choses allaient de travers. Quand mes élèves ne m’entendaient pas, j’extravaguais ; et quand ils marquaient de la méchanceté, je les aurais tués : ce n’était pas le moyen de les rendre savants et sages. J’en avais deux ; ils étaient d’humeurs très-différentes. L’un de huit à neuf ans, appelé Sainte-Marie, était d’une jolie figure, l’esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais d’une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait presque stupide, musard, têtu comme une mule, et ne pouvait rien apprendre. On peut juger qu’entre ces deux sujets je n’avais pas besogne faite. Avec de la patience et du sang-froid, peut-être aurais-je pu réussir ; mais faute de l’une et de l’autre je ne fis rien qui vaille, et mes élèves tournaient très-mal. Je ne manquais pas d’assiduité, mais je manquais d’égalité, surtout de prudence. Je ne savais employer auprès d’eux que trois instruments, toujours inutiles et souvent pernicieux auprès des enfants : le sentiment, le raisonnement, la colère. Tantôt je m’attendrissais avec Sainte-Marie jusqu’à pleurer ; je voulais l’attendrir lui-même, comme si l’enfant était susceptible d’une véritable émotion de cœur : tantôt je m’épuisais à lui parler raison, comme s’il avait pu m’entendre ; et comme il me faisait quelquefois des arguments très-subtils, je le prenais tout de bon pour raisonnable, parce qu’il était raisonneur. Le petit Condillac était encore plus embarrassant, parce que n’entendant rien, ne répondant rien, ne s’émouvant de rien, et d’une opiniâtreté à toute épreuve, il ne triomphait jamais mieux de moi que quand il m’avait mis en fureur ; alors c’était lui qui était le sage, et c’était moi qui était l’enfant. Je voyais toutes mes fautes, je les sentais ; j’étudiais l’esprit de mes élèves, je les pénétrais très-bien, et je ne crois pas que jamais une seule fois j’aie été la dupe de leurs ruses. Mais que me servait de voir le mal sans savoir appliquer le remède ? En pénétrant tout je n’empêchais rien, je ne réussissais à rien, et tout ce que je faisais était précisément ce qu’il ne fallait pas faire.
Je ne réussissais guère mieux pour moi que pour mes élèves. J’avais été recommandé par madame Deybens à madame de Mably. Elle l’avait priée de former mes manières et de me donner le ton du monde. Elle y prit quelque soin, et voulut que j’apprisse à faire les honneurs de sa maison ; mais je m’y pris si gauchement, j’étais si honteux, si sot, qu’elle se rebuta et me planta là. Cela ne m’empêcha pas de devenir, selon ma coutume, amoureux d’elle. J’en fis assez pour qu’elle s’en aperçût, mais je n’osai jamais me déclarer. Elle ne se trouva pas d’humeur à faire les avances, et j’en fus pour mes lorgneries et mes soupirs, dont même je m’ennuyai bientôt, voyant qu’ils n’aboutissaient à rien.
J’avais tout à fait perdu chez maman le goût des petites friponneries, parce que tout étant à moi, je n’avais rien à voler. D’ailleurs les principes élevés que je m’étais faits devaient me rendre désormais bien supérieur à de telles bassesses, et il est certain que depuis lors je l’ai d’ordinaire été : mais c’est moins pour avoir appris à vaincre mes tentations que pour en avoir coupé la racine ; et j’aurais grand’peur de voler comme dans mon enfance, si j’étais sujet aux mêmes désirs. J’eus la preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites choses volables que je ne regardais même pas, je m’avisai de convoiter un certain petit vin blanc d’Arbois très-joli, dont quelques verres que par-ci, par-là je buvais à table m’avaient fort affriandé. Il était un peu louche ; je croyais savoir bien coller le vin, je m’en vantai : on me confia celui-là : je le collai et le gâtai, mais aux yeux seulement ; il resta toujours agréable à boire, et l’occasion fit que je m’en accommodai de temps en temps de quelques bouteilles pour boire à mon aise en mon petit particulier. Malheureusement je n’ai jamais pu boire sans manger. Comment faire pour avoir du pain ? Il m’était impossible d’en mettre en réserve. En faire acheter par les laquais, c’était me déceler, et presque insulter le maître de la maison. En acheter moi-même, je n’osai jamais. Un beau monsieur l’épée au côté aller chez un boulanger acheter un morceau de pain, cela se pouvait-il ? Enfin je me rappelai le pis-aller d’une grande princesse à qui l’on disait que les paysans n’avaient pas de pain, et qui répondit : Qu’ils mangent de la brioche. J’achetai de la brioche. Encore que de façons pour en venir là ! Sorti seul à ce dessein, je parcourais quelquefois toute la ville, et passais devant trente pâtissiers avant d’entrer chez aucun. Il fallait qu’il n’y eût qu’une seule personne dans la boutique, et que sa physionomie m’attirât beaucoup, pour que j’osasse franchir le pas. Mais aussi quand j’avais une fois ma chère petite brioche, et que, bien enfermé dans ma chambre, j’allais trouver ma bouteille au fond d’une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faisais là tout seul en lisant quelques pages de roman ! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaisie, au défaut d’un tête-à-tête : c’est le supplément de la société qui me manque. Je dévore alternativement une page et un morceau : c’est comme si mon livre dînait avec moi.
Je n’ai jamais été dissolu ni crapuleux, et ne me suis enivré de ma vie. Ainsi mes petits vols n’étaient pas fort indiscrets : cependant ils se découvrirent ; les bouteilles me décelèrent. On ne m’en fit pas semblant, mais je n’eus plus la direction de la cave. En tout cela M. de Mably se conduisit honnêtement et prudemment. C’était un très-galant homme, qui, sous un air aussi dur que son emploi, avait une véritable douceur de caractère et une rare bonté du cœur. Il était judicieux, équitable, et, ce qu’on n’attendrait pas d’un officier de maréchaussée, même très-humain. En sentant son indulgence, je lui en devins plus attaché, et cela me fit prolonger mon séjour dans sa maison plus que je n’aurais fait sans cela. Mais enfin dégoûté d’un métier auquel je n’étais pas propre et d’une situation très-gênante, qui n’avait rien d’agréable pour moi, après un an d’essai, durant lequel je n’épargnai point mes soins, je me déterminai à quitter mes disciples, bien convaincu que je ne parviendrais jamais à les bien élever. M. de Mably lui-même voyait cela tout aussi bien que moi. Cependant je crois qu’il n’eût jamais pris sur lui de me renvoyer si je ne lui en eusse épargné la peine, et cet excès de condescendance en pareil cas n’est assurément pas ce que j’approuve.
Ce qui me rendait mon état plus insupportable était la comparaison continuelle que j’en faisais avec celui que j’avais quitté ; c’était le souvenir de mes chères Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger, et surtout de celle pour qui j’étais né, qui donnait de l’âme à tout cela. En repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me prenait des serrements de cœur, des étouffements qui m’ôtaient le courage de rien faire. Cent fois j’ai été violemment tenté de partir à l’instant et à pied pour retourner auprès d’elle ; pourvu que je la revisse encore une fois, j’aurais été content de mourir à l’instant même. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si tendres, qui me rappelaient auprès d’elle à quelque prix que ce fût. Je me disais que je n’avais pas été assez patient, assez complaisant, assez caressant ; que je pouvais encore vivre heureux dans une amitié très-douce, en y mettant du mien plus que je n’avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle de les exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je vole, j’arrive dans tous les mêmes transports de ma première jeunesse, et je me retrouve à ses pieds. Ah ! j’y serais mort de joie si j’avais retrouvé dans son accueil, dans ses yeux, dans ses caresses, dans son cœur enfin, le quart de ce que j’y retrouvais autrefois, et que j’y reportais encore.
Affreuse illusion des choses humaines ! Elle me reçut toujours avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu’avec elle ; mais je venais rechercher le passé qui n’était plus, et qui ne pouvait renaître. À peine eus-je resté une demi-heure avec elle, que je sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans la même situation désolante que j’avais été forcé de fuir, et cela sans que je pusse dire qu’il y eût de la faute de personne ; car au fond Courtilles n’était pas mauvais, et parut me revoir avec plus de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire près de celle pour qui j’avais été tout, et qui ne pouvait cesser d’être tout pour moi ? Comment vivre étranger dans la maison dont j’étais l’enfant ? L’aspect des objets témoins de mon bonheur passé me rendait la comparaison plus cruelle. J’aurais moins souffert dans une autre habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant de doux souvenirs, c’était irriter le sentiment de mes pertes. Consumé de vains regrets, livré à la plus noire mélancolie, je repris le train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé avec mes livres, j’y cherchais des distractions utiles ; et, sentant le péril imminent que j’avais tant craint autrefois, je me tourmentais derechef à chercher en moi-même les moyens d’y pourvoir quand maman n’aurait plus de ressources. J’avais mis les choses dans sa maison sur le pied d’aller sans empirer ; mais depuis moi tout était changé. Son économe était un dissipateur. Il voulait briller ; bon cheval, bon équipage ; il aimait à s’étaler noblement aux yeux des voisins ; il faisait des entreprises continuelles en choses où il n’entendait rien. La pension se mangeait d’avance, les quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arriérés, et les dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne tarderait pas d’être saisie, peut-être supprimée. Enfin je n’envisageais que ruine et désastres ; et le moment m’en semblait si proche que j’en sentais d’avance toutes les horreurs.
Mon cher cabinet était ma seule distraction. À force d’y chercher des remèdes contre le trouble de mon âme, je m’avisai d’y en chercher contre les maux que je prévoyais ; et revenant à mes anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en Espagne pour tirer cette pauvre maman des extrémités cruelles où je la voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et ne me croyais pas assez d’esprit pour briller dans la république des lettres, et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui se présenta m’inspira la confiance que la médiocrité de mes talents ne pouvait me donner. Je n’avais pas abandonné la musique en cessant de l’enseigner ; au contraire, j’en avais assez étudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant dans cette partie. En réfléchissant à la peine que j’avais eue d’apprendre à déchiffrer les notes, et à celle que j’avais encore de chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu’en général apprendre la musique n’était pour personne chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j’avais pensé à noter l’échelle par chiffres pour éviter d’avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu’il fallait noter le moindre petit air. J’avais été arrêté par les difficultés des octaves et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l’esprit, et je vis, en y repensant, que ces difficultés n’étaient pas insurmontables. J’y rêvai avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment je crus ma fortune faite ; et, dans l’ardeur de la partager avec celle à qui je devais tout, je ne songeai qu’à partir pour Paris, ne doutant pas qu’en présentant mon projet à l’Académie je ne fisse une révolution. J’avais rapporté de Lyon quelque argent ; je vendis mes livres. En quinze jours ma résolution fut prise et exécutée. Enfin plein des idées magnifiques qui me l’avaient inspirée, et toujours le même dans tous les temps, je partis de Savoie avec mon système de musique, comme autrefois j’étais parti de Turin avec ma fontaine de Héron.
Telles ont été les erreurs et les fautes de ma jeunesse. J’en ai narré l’histoire avec une fidélité dont mon cœur est content. Si dans la suite j’honorai mon âge mûr de quelques vertus, je les aurais dites avec la même franchise, et c’était mon dessein ; mais il faut m’arrêter ici. Le temps peut lever bien des voiles. Si ma mémoire parvient à la postérité, peut-être un jour elle apprendra ce que j’avais à dire. Alors on saura pourquoi je me tais.