La Guerre des boutons/Livre II
CHAPITRE PREMIER
LE TRÉSOR DE GUERRE
Les camarades, le lendemain, en se rendant à l’école, apprirent lambeau par lambeau l’histoire du père Zéphirin. Le village, tout entier en rumeur, commentait joyeusement les diverses phases de cette bachique équipée : seul le héros principal, ronflant d’un sommeil d’ivrogne, ignorait encore les dégâts commis dans son ménage et les coups de mine dont sa conduite de la veille avait sapé sa réputation.
Dans la cour de l’école, le groupe des grands, Lebrac au centre, se tordait de rire, chacun racontant très haut, pour que le maître entendît, tout ce qu’il savait des histoires scabreuses qui couraient les rues, et tous insistaient avec force sur les détails salaces et verts : la marmite et le lit. Ceux qui ne disaient rien riaient de toutes leurs dents et leurs yeux orgueilleux luisaient d’un feu vainqueur, car ils songeaient qu’ils avaient tous plus ou moins coopéré à ces équitables et dignes représailles.
Ah ! il pouvait gueuler maintenant, Zéphirin ! Quel respect voulez-vous qu’on porte à un type qui se saoule « si tellement » qu’on le ramasse plein comme une vache dans les fosses à purin de la commune et perd la tramontane à un tel point qu’il en vient à considérer son lit comme une pissotière et à prendre sa marmite pour un pot de chambre.
Seulement, en sourdine, les plus grands, les guerriers importants, sollicitaient des explications et réclamaient des détails. Bientôt tous connurent la part que chacun des huit avait eue dans l’œuvre de vengeance.
Ils surent ainsi que le coup des arrosoirs et celui des allumettes étaient de Camus, Tintin guettant l’arrivée et le signal de Gambette, et que les grosses opérations étaient les fruits de l’imagination de Lebrac.
Le vieux s’apercevrait encore plus tard que le vin restant dans sa bouteille avait un goût de pétrole ; il se demanderait quel cochon de chat avait mis le nez dans son bol de cancoillotte[1] et pourquoi ce reste de fricot d’oignons était si salé…
Oui, et ce n’était pas tout. Qu’il recommençât seulement, pour voir, à em… nuyer Lebrac et sa troupe ! et on lui réserverait quéque chose de mieux encore et de plus soigné. Le chef ruminait, en effet, de lui boucher sa cheminée avec de la marne, de lui démonter sa charrette et d’en faire disparaître les roues, de venir lui « râper la tuile »[2] tous les soirs pendant huit jours, sans compter le pillage des fruits de son verger et la mise à sac de son potager.
– Ce soir, conclut-il, on sera tranquille. Il n’osera pas sortir. D’abord il est tout « beugné » d’avoir piqué des têtes dans les rigoles et puis il a assez de travail chez lui. Quand on a de la besogne chez soi, on ne fourre pas le nez dans celle des autres !
– Est-ce qu’on va se remettre encore à poil ? questionna Boulot.
– Mais, puisque nous ne seront pas embêtés, fit Lebrac, bien sûr !
– C’est que, hasardèrent plusieurs voix, mon vieux, tu sais, il ne faisait guère chaud hier au soir, on en était tout « rengremesillé » avant la charge.
– J’avais la peau comme une poule déplumée, moi, déclara Tintin, et le zizi qui fondait « si tellement » que y en avait pus.
– Et puis les Velrans ne veulent pas venir ce soir. Hier, ils ont trop eu le trac. Ils ne savaient pas ce qui leur arrivait dessus. Ils ont cru qu’on tombait de la lune.
– C’était pas ce qui manquait, les lunes, remarqua La Crique.
– Sûrement que ce soir ils vont muser à ce qu’ils pourraient bien trouver et on en serait pour se moisir là-bas, sur place !
– Si Bédouin ne vient pas ce soir, il peut venir quelqu’un d’autre (il a dû blaguer chez Fricot) et on risque bien plus encore de se faire piger ; tout le monde n’est pas aussi décati que le garde !
– Et puis, nom de Dieu ! non ! je ne me bats plus à poil, articula Guerreuillas, levant carrément l’étendard de la révolte ou tout au moins de la protestation irréductible.
Chose grave ! Il fut appuyé par de très nombreux camarades qui s’en étaient toujours remis docilement aux décisions de Lebrac. La raison de ce désaccord, c’est que la veille, au cours de la charge, en plus du froid ressenti, ils s’étaient en outre qui planté une épine dans le pied, qui écorché les orteils sur des chardons ou blessé les talons en marchant sur des cailloux.
Bientôt toute l’armée bancalerait ! Ce serait du propre ! Non vraiment, ça n’était pas un métier !
Lebrac, seul, ou presque, de son opinion, dut convenir que le moyen qu’il avait préconisé offrait en effet de notoires inconvénients et qu’il serait bon d’en trouver un autre.
– Mais lequel ? Trouvez-en puisque vous êtes si malins ! reprit-il, vexé au fond du peu de succès en durée qu’avait eu son entreprise.
On chercha.
– On pourrait peut-être se battre en manches de chemises, proposa La Crique ; les blouses au moins n’auraient pas de mal et, avec des ficelles pour les souliers et des épingles pour le pantalon, on pourrait rentrer.
– Pour te faire punir le lendemain par le père Simon qui te dira que tu as une tenue débraillée et qui en préviendra tes vieux ! hein ! Qui c’est qui te remettra des boutons à ta chemise et à ton tricot ? Et tes bretelles ?
– Non, c’est pas un moyen ça ! Tout ou rien, trancha Lebrac ! Vous ne voulez pas de rien, il faut tout garder.
– Ah ! fit La Crique, si on avait quelqu’un pour nous recoudre des boutons et refaire les boutonnières !
– Et aussi pour te racheter des cordons, et des jarretières, et des bretelles, hein ! Pourquoi pas pour te faire pisser pendant que tu y es et puis torcher le « jacquot » à « mocieu » quand il a fini de se vider le boyau gras ; hein !
– Ce qu’il faut, je vous le dis encore, moi, na ! « pisse que » vous ne trouvez rien, reprit Lebrac, ce qu’il nous faut, c’est des sous !
– Des sous ?
– Oui, bien sûr ! parfaitement ! des sous ! Avec des sous on peut acheter des boutons de toutes sortes, du fil, des aiguilles, des agrafes, des bretelles, des cordons de souliers, du « lastique », tout, que je vous dis, tout !
– C’est bien vrai ça, tout de même ; mais pour acheter ce fourbi que tu dis, il faudrait qu’on nous en donne beaucoup de sous, p’t’être bien cent sous !
– Merde ! une roue de brouette ! jamais on n’aura ça.
– Pour qu’on nous les donne d’un seul coup, sûrement non ; il n’y a pas à y compter, mais écoutez-moi bien, insista Lebrac, il y aurait un moyen tout de même d’avoir presque tout ce qu’il nous faut.
– Un moyen que tu…
– Écoute donc ! C’est pas tous les jours qu’on est fait prisonnier et puis nous en rechiperons des p’tits Migue la Lune et alors…
– Alors ?…
– Alors nous les garderons, leurs boutons, leurs agrafes, leurs bretelles, aux peigne-culs de Velrans ; au lieu de couper les cordons, on les mettra de côté pour avoir une petite réserve.
– Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir pris, interrompit La Crique, qui, bien que jeune, avait déjà des lettres. Si nous voulons être sûrs d’avoir des boutons, et nous pouvons en avoir besoin d’un jour à l’autre, le meilleur est d’en acheter.
– T’as des ronds ? ironisa Boulot.
– J’en ai sept dans une tirelire en forme de « guernouille », mais il n’y a pas à compter dessus, la guernouille les dégobillera pas de sitôt ; ma mère sait « combien qu’il y en a », elle garde le fourbi dans le buffet. Elle dit qu’elle veut m’acheter un chapeau à Pâques… ou à la Trinité, et si j’en faisais couler un je recevrais une belle dinguée.
– C’est toujours comme ça, bon Dieu ! ragea Tintin. Quand on nous donne des sous, c’est jamais pour nous ! Faut absolument que les vieux posent le grappin dessus. Ils disent qu’ils font de grands sacrifices pour nous élever, qu’ils en ont bien besoin pour nous acheter des chemises, des habits, des sabots, j’sais ti quoi ! moi ; mais je m’en fous de leurs nippes, je voudrais qu’on me les donne, mes ronds, pour que je puisse acheter quelque chose d’utile, ce que je voudrais : du chocolat, des billes, du lastique pour une fronde, voilà ! mais il n’y a vraiment que ceux qu’on accroche par-ci par-là qui sont bien à nous et encore faut pas qu’ils traînent longtemps dans nos poches !
Un coup de sifflet interrompit la discussion, et les écoliers se mirent en rang pour entrer en classe.
– Tu sais, confia Grangibus à Lebrac, moi, j’ai deux ronds qui sont à moi et que personne ne sait. C’est Théodule d’Ouvans qui est venu au moulin et qui me les a donnés passe que j’ai tenu son cheval. C’est un chic type, Théodule, il donne toujours quéque chose… tu sais bien Théodule, le républicain, celui qui pleure quand il est saoul !
– Taisez-vous, Adonis ! – Grangibus était prénommé Adonis – fit le père Simon, ou je vous punis !
– Merde ! fit Grangibus entre ses dents.
– Qu’est-ce que vous marmottez ? reprit l’autre qui avait surpris le tremblement des lèvres ; on verra comme vous bavarderez tout à l’heure quand je vous interrogerai sur les devoirs envers l’État ?
– Dis rien, souffla Lebrac, j’ai une idée.
Et l’on entra.
Dès que Lebrac fut installé à sa place, ses cahiers et ses livres devant lui, il commença par arracher proprement une feuille double du milieu de son cahier de brouillons. Il la partagea ensuite, par pliages successifs, en trente-deux morceaux égaux sur lesquels il traça, il condensa cette capitale interrogation :
Ensuite, sur une grande feuille, il réinscrivit ses trente-deux noms et pendant que le maître interrogeait, lui aussi, du regard, demandait successivement à chacun de ses correspondants la réponse à sa question, pointant au fur et à mesure, d’une croix (+) ceux qui disaient oui, d’un trait horizontal (-) ceux qui disaient non. Puis il compta ses croix : il y en avait vingt-sept.
– Y a du bon ! pensa-t-il. Et il se plongea dans de profondes réflexions et de longs calculs pour établir un plan dont son cerveau depuis quelques heures ébauchait les grandes lignes.
À la récréation, il n’eut point besoin de convoquer ses guerriers. Tous vinrent d’eux-mêmes immédiatement se placer en cercle autour de lui, dans leur coin, derrière les cabinets, tandis que les tout petits, déjà complices, mais qui n’avaient pas voix délibérative, formaient en jouant un rempart protecteur devant eux.
– Voilà, exposa le chef. Il y en a déjà vingt-sept qui peuvent payer et j’ai pas pu envoyer de lettre à tous. Nous sommes quarante-cinq. Quels sont ceux à qui je n’ai pas écrit et qui ont aussi un sou à eux. Levez la main !
Huit mains sur treize se dressèrent.
– Ça fait vingt-sept et huit. Voyons, vingt-sept et huit… vingt-huit, vingt-neuf, trente… fit-il en comptant sur ses doigts.
– Trente-cinq, va ! coupa La Crique.
– Trente-cinq ! t’es bien sûr ? ça fait donc trente-cinq sous. Trente-cinq sous, c’est pas cent sous, en effet, mais c’est quéque chose. Eh bien ! voici ce que je propose :
On est en république, on est tous égaux, tous camarades, tous frères : Liberté, Égalité, Fraternité ! on doit tous s’aider, hein, et faire en sorte que ça marche bien. Alors on va voter comme qui dirait l’impôt, oui, un impôt pour faire une bourse, une caisse, une cagnotte avec quoi on achètera notre trésor de guerre. Comme on est tous égaux, chacun paiera une cotisation égale et tous auront droit, en cas de malheur, à être recousus et « rarrangés » pour ne pas être « zonzenés » en rentrant chez eux.
Il y a la Marie de chez Tintin qui a dit qu’elle viendrait recoudre le fourbi de ceux qui seraient pris ; comme ça, vous voyez, on pourra y aller carrément. Si on est chauffé, tant pis ; on se laisse faire sans rien dire et au bout d’une demi-heure on rentre propre, reboutonné, retapé, requinqué, et qui c’est qu’est les cons ? C’est les Velrans !
– Ça, c’est chouette ! Mais des sous, on n’en a guère, tu sais, Lebrac ?
– Ah ! mais, sacré nom de Dieu ! est-ce que vous ne pouvez pas faire un petit sacrifice à la Patrie ! Seriez-vous des traîtres par hasard ? Je propose moi, pour commencer et avoir tout de suite quelque chose, qu’on donne dès demain un sou par mois. Plus tard, si on est plus riches et si on fait des prisonniers, on ne mettra plus qu’un sou tous les deux mois.
– Mince, mon vieux, comme tu y vas ! T’es donc « méllionnaire », toi ? un sou par mois ! c’est des sommes ça ! Jamais je pourrai trouver un sou à donner tous les mois.
– Si chacun ne peut pas se dévouer un tout petit peu, c’est pas la peine de faire la guerre ; vaut mieux avouer qu’on a de la purée de pommes de terre dans les veines et pas du sang rouge, du sang français, nom de Dieu ! Êtes-vous des Alboches ? oui ou merde ? Je comprends pas qu’on hésite à donner ce qu’on a pour assurer la victoire ; moi je donnerai même deux ronds… quand j’en aurai.
— …
— Alors c’est entendu, on va voter.
Par trente-cinq voix contre dix, la proposition de Lebrac fut adoptée. Votèrent contre, naturellement, les dix qui n’avaient pas en leur possession le sou exigible.
– Pour ce qui est de vot’affaire, trancha Lebrac, j’y ai pensé aussi, on réglera ça à quatre heures à la carrière à Pepiot, à moins qu’on n’aille à celle ousqu’on était hier pour se déshabiller. Oui, on y sera mieux et plus tranquilles.
On mettra des sentinelles pour ne pas être surpris au cas où, par hasard, les Velrans viendraient quand même, mais je ne crois pas.
Allez, ça va bien ! ce soir tout sera réglé !
CHAPITRE II
FAULTE D’ARGENT, C’EST DOLEUR NON PAREILLE
Cela pinçait sec, ce soir-là. Il faisait un temps clair de nouvelle lune. La fine corne d’argent pâle, translucide encore aux derniers rayons du soleil, prédisait une de ces nuits brutales et franches qui vous rasent les feuilles, les dernières feuilles, claquant sur leurs branches désolées comme les grelots fêlés des cavales du vent.
Boulot, frileux, avait rabattu sur ses oreilles son béret bleu ; Tintin avait baissé les oreillères de sa casquette ; les autres aussi s’ingéniaient à lutter contre les épines de la bise ; seul, Lebrac, nu-tête, tanné encore du soleil d’été, la blouse ouverte, faisait fi de ces froidures de rien du tout, comme il disait.
Les premiers arrivés à la Carrière attendirent les retardataires et le chef chargea Tétas, Tigibus et Guignard d’aller un moment surveiller la lisière ennemie.
Il conféra à Tétas les pouvoirs de chef et lui dit : « Dedans » un quart d’heure, quand on sifflera, si t’as rien vu, tu monteras sur le chêne à Camus et si tu ne vois rien encore, c’est qu’ils ne viendront sûrement pas ; alors vous reviendrez nous rejoindre au camp.
Les autres, dociles, acquiescèrent, et, pendant qu’ils allaient prendre leur quart de garde, le reste de la colonne monta au repaire de Camus, où l’on s’était déshabillé la veille.
– Tu vois bien, vieux ! constata Boulot, qu’on n’aurait pas pu se déshabiller aujourd’hui !
– C’est bon ! dit Lebrac : du moment qu’on a décidé de faire autre chose, il n’y a pas à revenir sur ce qui est passé.
On était vraiment bien dans la cachette à Camus ; du côté de Velrans, au couchant et au midi et du côté du bas, la carrière à ciel ouvert formait un rempart naturel qui mettait à l’abri des vents de pluie et de neige ; des autres côtés, de grands arbres, laissant entre eux et les buissons quelques passages étroits, arrêtaient les vents de nord et d’est pas chauds pour un liard ce soir-là.
– Asseyons-nous, proposa Lebrac.
Chacun choisit son siège. Les grosses pierres plates s’offraient d’elles-mêmes, il n’y avait qu’à prendre. Chacun trouva la sienne et regarda le chef.
– C’est donc entendu, articula ce dernier, rappelant brièvement le vote du matin, qu’on va se cotiser pour avoir un trésor de guerre.
Les dix pannés protestèrent unanimement.
Guerreuillas, ainsi nommé parce qu’à côté du sien le regard de Guignard était d’un Adonis et que ses gros yeux ronds lui sortaient effroyablement de la tête, prit la parole au nom des sans-le-sou.
C’était le fils de pauvres bougres de paysans qui peinaient du 1er janvier à la Saint-Sylvestre pour nouer les deux bouts et qui, naturellement, n’offraient pas souvent à leur rejeton de l’argent de poche pour ses menus plaisirs.
– Lebrac ! dit-il, c’est pas bien ! tu fais honte aux pauvres ! T’as dit qu’on était tous égaux et tu sais bien que ça n’est pas vrai et que moi, que Zozo, que Bati et les autres, nous ne pourrons jamais avoir un radis. J’sais bien que t’es gentil avec nous, que quand t’achètes des bonbons tu nous en donnes un de temps en temps et que tu nous laisses des fois lécher tes raies de chocolat et tes bouts de réglisse ; mais tu sais bien que si, par malheur, on nous donne un rond, le père ou la mère le prennent aussitôt pour acheter des fourbis dont on ne voit jamais la couleur. On te l’a déjà dit ce matin. Y a pas moyen qu’on paye. Alors on est des galeux ! C’est pas une république ça, na, et je ne peux pas me soumettre à la décision.
– Nous non plus, firent les neuf autres…
– J’ai dit qu’on arrangerait ça, tonna le général, et on l’arrangera, na ! ou bien je ne suis plus Lebrac, ni chef, ni rien, nom de Dieu !
Écoutez-moi, tas d’andouilles, puisque vous ne savez pas vous dégrouiller tout seuls.
Croyez-vous qu’on m’en donne, à moi, des ronds et que le vieux ne me les chipe pas, lui aussi, quand mon parrain ou ma marraine ou n’importe qui vient boire un litre à la maison et me glisse un petit ou un gros sou ? Ah ouiche ! Si j’ai pas le temps de me trotter assez tôt et dire que j’ai acheté des billes ou du chocolat avec le sou qu’on m’a donné, on a bientôt fait de me le raser. Et quand je dis que j’ai acheté des billes, on me les fait montrer, passe que si c’était pas vrai on me le ferait « renaquer » le sou, et quand on les a vues, pan ! une paire de gifles pour m’apprendre à dépenser mal à propos des sous qu’on a tant de maux de gagner ; quand je dis que j’ai acheté des bonbons, j’ai pas besoin de les montrer, on me fout la torgnole avant, en disant que je suis un dépensier, un gourmand, un goulu, un goinfre et je ne sais quoi encore.
Voilà ! eh ben, il faut savoir se débrouiller dans la vie du monde et j’vas vous dire comment qu’il faut s’y prendre.
Je parle pas des commissions que tout le monde peut réussir à faire pour la servante du curé ou la femme au père Simon, ils sont si rapias qu’ils ne se fendent pas souvent ; je parle pas non plus des sous qu’on peut ramasser aux baptêmes et aux mariages, c’est trop rare et il n’y a pas à compter dessus ; mais voici ce que tout le monde peut faire :
Tous les mois le pattier[3] s’amène sur la levée de grange de Fricot et les femmes lui portent leurs vieux chiffons et leurs peaux de lapins ; moi je lui donne des os et de la ferraille, les Gibus aussi, pas vrai, Grangibus ?
– Oui, oui !
– Contre ça il nous donne des images, des plumes dans un petit tonneau, des décalcomanies ou bien un sou ou deux, ça dépend de ce qu’on a ; mais il n’aime pas donner des ronds, c’est un sale grippe-sou qui nous colle toujours des saloperies qui ne décalquent pas, contre de bons gros os de jambons et de la belle ferraille, et puis ses décalcomanies ça ne sert à rien. Il n’y a qu’à lui dire carrément selon ce qu’on porte : Je veux un rond ou deux, même trois, s’il y a beaucoup de fourbi. S’il dit non, on n’a qu’à lui répondre : Mon vieux, t’auras peau de zébi ! et remporter son truc ; il veut bien vous rappeler ce sale juif-là, allez !
Je sais bien que des os et de la ferraille, il n’y en a pas des tas, mais le meilleur c’est de chiper des pattes[4] blanches ; elles valent plus cher que les autres, et lui vendre le prix et au poids.
– C’est pas commode chez nous, objecta Guerreuillas, la mère a un grand sac sur le buffet et elle fourre tout dedans.
– T’as qu’à tomber sur son sac et en faire un petit avec. C’est pas tout. Vous avez des poules, tout le monde a des poules ; eh bien, un jour on chipe un œuf dans le nid, un autre jour un autre, deux jours après un troisième ; on y va le matin avant que les poules aient toutes pondu ; vous cachez bien vos œufs dans un coin de la grange, et quand vous avez votre petite douzaine ou vot’ demi-douzaine, vous prenez bien gentiment un panier et, tout comme si on vous envoyait en commission, vous les portez à la mère Maillot ; elle les paye quelquefois en hiver jusqu’à vingt-quatre sous la douzaine ; avec une demi il y a pour toute une année d’impôt !
– C’est pas possible chez nous, affirma Zozo. Ma vieille est si tellement à cheval sur ses gélines que tous les soirs et tous les matins elle va leur tâter au cul pour sentir si elles ont l’œuf. Elle sait toujours d’avance combien qu’elle en aura le soir. S’il en manquait un, ça ferait un beau rafut dans la cambuse !
– Y a encore un moyen qu’est le meilleur. Je vous le recommande à tertous.
Voilà, c’est quand le père prend la cuite. J’suis content, moi, quand je vois qu’il graisse ses brodequins pour aller à la foire à Vercel ou à Baume.
Il dîne bien là-bas avec les « montagnons » ou les « pays bas », il boit sec, des apéritifs, des petits verres, du vin bouché ; en revenant il s’arrête avec les autres à tous les bouchons et avant de rentrer il prend encore l’absinthe chez Fricot. Ma mère va le chercher, elle est pas contente, elle grogne, ils s’engueulent chaque fois, puis ils rentrent et elle lui demande combien qu’il a dépensé. Lui, il l’envoie promener en disant qu’il est le maître et que ça ne la regarde pas et puis il se couche et fout ses habits sur une chaise. Alors moi, pendant que la mère va fermer les portes et « clairer les bêtes », je fouille les poches et la bourse.
Il ne sait jamais au juste ce qu’il y a dedans ; alors c’est selon, je prends deux sous, trois sous, quatre sous, une fois même j’ai chipé dix sous, mais c’est trop et j’en reprendrai jamais autant parce que le vieux s’en est aperçu.
– Alors, il t’a foutu la peignée, émit Tintin.
– Penses-tu, c’est la mère qui a reçu la danse, il a cru que c’était elle qui lui avait refait sa pièce et il lui a passé quéque chose comme engueulade.
– Ça, c’est vraiment un bon truc, convint Boulot, qu’en dis-tu, Bati ?
– Je dis, moi, que ça ne me servira à rien du tout le truc à Lebrac, passe que mon père ne se saoule jamais.
– Jamais ! s’exclama en chœur toute la bande étonnée.
– Jamais ! reprit Bati, d’un air navré.
– Ça, fit Lebrac, c’est un malheur, mon vieux ! oui, un grand malheur ! un vrai malheur ! et on n’y peut rien.
– Alors ?
– Alors t’as qu’à rogner quand t’iras en commission. Je « m’esplique » : quand tu as une pièce à changer, tu cales un sou et tu dis que tu l’as perdu. Ça te coûtera une gifle ou deux, mais on n’a rien pour rien en ce bas monde, et puis on gueule avant que les vieux ne tapent, on gueule tant qu’on peut et ils n’osent pas taper si fort ; quand c’est pas une pièce, par exemple quand c’est de la chicorée que tu vas acheter, il y a des paquets à quatre sous et à cinq sous, eh bien si t’as cinq sous tu prends un paquet de quatre sous et tu dis que ça a augmenté ; si on t’envoie acheter pour deux sous de moutarde, tu n’en prends que pour un rond et tu racontes qu’on ne t’a donné que ça. Mon vieux, on ne risque pas grand’chose, la mère dit que l’épicier est un filou et une fripouille et cela passe comme ça.
Et puis, enfin, à l’impossible personne n’est tenu. Quand vous aurez trouvé des sous, vous payerez ; si vous ne pouvez pas, tant pis, en attendant on s’arrangera autrement.
Nous avons besoin de sous pour acheter du fourbi ; eh bien ! quand vous trouverez un bouton, une agrafe, un cordon, un lastique, de la ficelle à rafler, foutez-les dedans votre poche et aboulez-les ici pour grossir le trésor de guerre.
On estimera ce que cela vaut, en tenant compte que c’est du vieux et pas du neuf. Celui qui gardera le trésor tiendra un calepin sur lequel il marquera les recettes et les dépenses, mais ça serait bien mieux si chacun arrivait à donner son sou. Peut-être que, plus tard, on aurait des économies, une petite cagnotte quoi, et qu’on pourrait se payer une petite fête après une victoire.
– Ce serait épatant ça, approuva Tintin. Des pains d’épices, du chocolat…
– Des sardines !
– Trouvez d’abord les ronds, hein, repartit le général !
Voyons, il faut être bien nouille, après tout ce que je viens de vous dire, pour ne pas arriver à dégoter un radis tous les mois.
– C’est vrai, approuva le chœur des possédants.
Les purotins, enflammés par les révélations de Lebrac, acquiescèrent cette fois à la proposition d’impôt et jurèrent que pour le mois prochain ils remueraient ciel et terre pour payer leur cotisation. Pour le mois courant, ils s’acquitteraient en nature et remettraient tout ce qu’ils pourraient accrocher entre les mains du trésorier.
Mais qui serait trésorier ?
Lebrac et Camus en qualité de chef et de sous-chef ne pouvaient remplir cet emploi ; Gambette, manquant souvent l’école, ne pouvait lui non plus occuper ce poste ; d’ailleurs, ses qualités de lièvre agile le rendaient indispensable comme courrier en cas de malheur. Lebrac proposa à La Crique de se charger de l’affaire : La Crique était bon calculateur, il écrivait vite et bien, il était tout désigné pour cette situation de confiance et ce métier difficile.
– Je ne peux pas, déclina La Crique. Voyons, mettez-vous à ma place. Je suis l’écolier le plus près du bureau du maître ; à tout moment il voit ce que je fais. Quand c’est-il alors que je pourrais tenir mes comptes ? C’est pas possible ! Il faut que le trésorier soit dans les bancs du fond. C’est Tintin qui doit l’être.
– Tintin, fit Lebrac.
Oui, après tout, mon vieux, c’est toi qui dois prendre ça, puisque c’est la Marie qui viendra recoudre les boutons de ceux qui auront été faits prisonniers. Oui, il n’y a que toi.
– Oui, mais, si je suis pris, moi, par les Velrans, tout le trésor sera foutu.
– Alors, tu ne te battras pas, tu resteras en arrière et tu regarderas, faut bien savoir des fois faire des sacrifices, ma vieille branche.
– Oui, oui, Tintin trésorier !
Tintin fut élu par acclamations et, comme tout était réglé ou à peu près, on alla voir au Gros Buisson ce que devenaient les trois sentinelles que, dans la chaleur de la discussion, on avait oublié de rappeler.
Tétas n’avait rien vu et ils blaguaient en fumant des tiges de clématite ; on leur fit part de la décision prise, ils approuvèrent, et il fut convenu que dès le lendemain tout le monde apporterait à Tintin sa cotisation, en argent ceux qui pourraient, et en nature les autres.
CHAPITRE III
LA COMPTABILITÉ DE TINTIN
Tintin, dès son arrivée dans la cour de l’école, commença par prélever, auprès de ceux qui avaient leurs cahiers, une feuille de papier brouillard afin de confectionner tout de suite le grand livre de caisse sur lequel il inscrirait les recettes et les dépenses de l’armée de Longeverne.
Il reçut ensuite des mains des cotisants les trente-cinq sous prévus, empocha des payeurs en nature sept boutons de tailles et de formes diverses, plus trois bouts de ficelle et se mit à réfléchir profondément.
Toute la matinée, le crayon à la main, il fit des devis, retranchant ici, rajoutant là ; à la récréation il consulta Lebrac et Camus, et La Crique, les principaux en somme, s’enquit du cours des boutons, du prix des épingles de sûreté, de la valeur de l’élastique, de la solidité comparée des cordons de souliers, puis en fin de compte résolut de prendre conseil de sa sœur Marie, plus versée qu’eux tous dans ces sortes d’affaires et cette branche du négoce.
Au bout d’une journée de consultations et après une contention d’esprit qui faillit, à plusieurs reprises, lui mériter des verbes et la retenue, il avait barbouillé sept feuilles de papier, puis dressé tant qu’à peu près, et sauf modifications, le projet de budget suivant qu’il soumit le lendemain, dès l’arrivée en classe, à l’examen et à l’approbation de l’assemblée générale des camarades.
– Et les aiguilles, et le fil que t’as oubliés, observa La Crique ; hein, on serait des propres cocos si j’y songeais pas ! avec quoi qu’on se raccommoderait ?
– C’est vrai, avoua Tintin, alors changeons quelque chose.
– J’suis d’avis qu’on garde les deux ronds de réserve, émit Lebrac.
– Ça, oui, approuva Camus, c’est une bonne idée, on peut perdre quelque chose, une poche peut être percée, faut songer à tout.
– Voyons, reprit La Crique, on peut rogner deux sous sur les boutons de tricot, ça ne se voit pas, le tricot ! Avec un bouton au-dessus, deux au plus, ça tient assez ; il n’y a pas besoin d’être boutonné tout du long comme un artilleur.
Et Camus, dont le grand frère était dans l’artillerie de forteresse et qui buvait ses moindres paroles, entonna là-dessus, guilleret et à mi-voix, ce refrain entendu un jour que leur soldat était venu en permission :
Qu’un artilleur sur un chameau !
Rien n’est si vilain
Qu’un fantassin sur une p… !
Toute la bande, éprise de choses militaires et enthousiaste de nouveauté, voulut apprendre aussitôt la chanson que Camus dut reprendre plusieurs fois de suite, et puis on en revint aux affaires et, en continuant l’épluchage du budget, on trouva également que quat’sous pour des boucles ou crochets de pantalon c’était exagéré, il n’en fallait jamais qu’une par falzar, encore beaucoup de petits n’avaient-ils pas de culotte avec patte bouclant derrière ; donc en réduisant à deux sous ce chapitre, cela irait encore et cela ferait quatre sous de disponibles à employer de la façon suivante :
1 sou de fil noir.
2 sous d’aiguilles assorties.
Le budget fut voté ainsi ; Tintin ajouta qu’il prenait note des boutons et des ficelles que lui avaient remis les payeurs en nature et que, le lendemain, son carnet serait en ordre. Chacun pourrait en prendre connaissance et vérifier la caisse et la comptabilité à toute heure du jour.
Il compléta ses renseignements en confiant en outre que sa sœur Marie, la cantinière de l’armée, si on voulait bien, avait promis de lui confectionner un petit sac à coulisses comme ceux « ousqu’on » mettait les billes, pour y remiser et concentrer le trésor de guerre. Elle attendait seulement de voir la quantité que ça ferait, pour ne le faire ni trop grand, ni trop petit.
On applaudit à cette offre généreuse et la Marie Tintin, bonne amie comme chacun savait du général Lebrac, fut acclamée cantinière d’honneur de l’armée de Longeverne. Camus annonça également que sa cousine, la Tavie[5] des Planches, se joindrait aussi souvent que possible à la sœur de Tintin, et elle eut sa part dans le concert d’acclamations ; Bacaillé, toutefois, n’applaudit pas, il regarda même Camus de travers. Son attitude n’échappa point à La Crique le vigilant et à Tintin le comptable et ils se dirent même qu’il devait y avoir du louche par là-dessous.
– Ce midi, fit Tintin, j’irai avec La Crique acheter le fourbi chez la mère Maillot.
– Va plutôt chez la Jullaude, conseilla Camus, elle est mieux assortie qu’on dit.
– C’est tous des fripouilles et des voleurs, les commerçants, trancha, pour les mettre d’accord, Lebrac, qui semblait avoir, avec des idées générales, une certaine expérience de la vie ; prends-en, si tu veux, la moitié chez l’un, la moitié chez l’autre : on verra pour une autre fois ousqu’on est le moins étrillé.
– Vaudrait peut-être mieux acheter en gros, déclara Boulot, il y aurait plus d’avantages.
– Après tout, fais comme tu voudras, Tintin, t’es trésorier, arrange-toi, tu n’as qu’à montrer tes comptes quand tu auras fini : nous, on n’a pas à y fourrer le nez avant.
La façon dont Lebrac émit cette opinion coupa la discussion, qui eût pu s’éterniser ; il était temps, d’ailleurs, car le père Simon, intrigué de leur manège, l’oreille aux écoutes, sans faire semblant de rien, passait et repassait pour essayer de saisir au vol quelque bribe de leur conversation.
Il en fut pour ses frais, mais il se promit de surveiller avec soin Lebrac, qui donnait des signes manifestes et extra-scolaires d’exaltation intellectuelle.
La Crique, ainsi appelé parce qu’il était sec comme un coucou, mais par contre éveillé et observateur autant que tous les autres à la fois, éventa la pensée du maître d’école. Aussi, comme Tintin se trouvait être en classe le voisin du chef, et que l’un pincé, l’autre pourrait se trouver compromis et fort embarrassé pour expliquer la présence dans sa poche d’une somme aussi considérable, il lui confia qu’il eût, durant le cours de la séance, à se méfier du « vieux » dont les intentions ne lui paraissaient pas propres.
À onze heures, Tintin et La Crique se dirigèrent vers la maison de la Jullaude, et, après avoir salué poliment et demandé un sou de boutons de chemises, ils s’enquirent du prix de l’élastique.
La débitante, au lieu de leur donner le renseignement sollicité, les fixa d’un œil curieux et répondit à Tintin par cette doucereuse et insidieuse interrogation :
– C’est pour votre maman ?
– Non ! intervint La Crique, défiant. C’est pour sa sœur. Et comme l’autre, toujours souriante, leur donnait des prix, il poussa légèrement du coude son voisin en lui disant : Sortons !
Dès qu’ils furent dehors, La Crique expliqua sa pensée…
– T’as pas vu cette vieille bavarde qui voulait savoir pourquoi, comment, ousque, quand et puis encore quoi ? Si nous avons envie que tout le village le sache bientôt que nous avons un trésor de guerre, il n’y a qu’à acheter chez elle. Vois-tu, il ne faut pas prendre ce qu’il nous faut tout d’un coup, ou bien cela donnerait des soupçons ; il vaut mieux que nous achetions un jour une chose, l’autre jour une autre et ainsi de suite, et quant à aller encore chez cette sale cabe-là, jamais !
– Ce qu’il y a encore de mieux, répliqua Tintin, vois-tu, c’est d’envoyer ma sœur Marie chez la mère Maillot. On croira que c’est ma mère qui l’envoie en commission et puis, tu sais, elle s’y connaît mieux que nous pour ces affaires-là, elle sait même marchander, mon vieux ; t’es sûr qu’elle nous fera avoir la bonne mesure de ficelle et deux ou trois boutons par-dessus.
– T’as raison, convint La Crique.
Et comme ils rejoignaient Camus, sa fronde à la main, en train de viser des moineaux qui picoraient sur le fumier du père Gugu, ils lui montrèrent les boutons de chemise en verre blanc cousus sur un petit carton bleu ; il y en avait cinquante et ils lui confièrent qu’à cela se bornaient leurs achats du moment, lui donnèrent les raisons de leur abstention prudente et lui affirmèrent que, pour une heure, tout serait quand même acheté.
De fait, vers midi et demi, comme Lebrac sortant de table se rendait en classe les mains dans les poches, en sifflant le refrain de Camus alors fort à la mode parmi eux, il aperçut, l’air très affairé, sa bonne amie qui se dirigeait vers la maison de la mère Maillot par le traje des « Cheminées ».
Comme personne n’était à ce moment sur le pas de sa porte et qu’elle ne le voyait pas, il attira son attention par un « tirouit » discret qui la prévint de sa présence.
Elle sourit, puis lui fit un signe d’intelligence pour indiquer où elle allait, et Lebrac, tout joyeux, répondit lui aussi par un franc et large sourire qui disait la belle joie d’une âme vigoureuse et saine.
Dans la cour de l’école, dans le coin du fond, tous les yeux des présents fixaient obstinément et impatiemment la porte, espérant d’instant en instant l’arrivée de Tintin. Chacun savait déjà que la Marie s’était chargée de faire elle-même les achats et que Tintin l’attendait derrière le lavoir, pour recevoir de ses mains le trésor qu’il allait bientôt présenter à leur contrôle.
Enfin il apparut, précédé de La Crique, et un ah ! général d’exclamation salua son entrée. On se porta en masse autour de lui, l’accablant de questions :
– As-tu le fourbi ?
– Combien de boutons de veste pour un sou ?
– Y en a-t-il long de ficelle ?
– Viens voir les boucles ?
– Est-ce que le fil est solide ?
– Attendez ! nom de Dieu, gronda Lebrac. Si vous causez tous à la fois, vous n’entendrez rien du tout et si tout le monde lui grimpe sur le dos personne ne verra. Allez, faites le cercle ! Tintin va tout nous montrer.
On s’écarta à regret, chacun désirant se trouver être le plus près du trésorier et palper, si possible, le butin. Mais Lebrac fut intraitable et défendit à Tintin de rien sortir de sa « profonde » avant qu’il ne fût absolument dégagé.
Quand ce fut fait, le trésorier, triomphant, tira un à un de sa poche divers paquets enveloppés de papier jaune et dénombra :
– Cinquante boutons de chemise sur un carton !
– Oh ! merde !
– Vingt-quatre boutons de culotte !
– Ah ! ah !
– Neuf boutons de tricot, un de plus que le compte, ajouta-t-il ; vous savez qu’on n’en donne que quatre pour un sou.
– C’est la Marie, expliqua Lebrac, qui l’a eu en marchandant.
– Quatre boucles de pantalon !
– Un bon mètre de lastique ! Et Tintin l’étendit pour faire voir qu’on n’était pas grugé.
– Deux agrafes de blouse !
– Sont-elles belles ! hein ! fit Lebrac, qui songeait que l’autre soir, s’il en avait eu une, peut-être, enfin… bref…
– Cinq paires de cordons de souliers, renchérit Tintin !
– Dix mètres de ficelle, plus un grand bout de rabiot qu’elle a eu parce qu’elle achetait pour beaucoup à la fois !
– Onze aiguilles ! une de plus que le compte ! et une pelote de fil noir et une de blanc !
À chaque exposition et dénombrement, des oh ! et des ah ! des foutre ! des merde ! exclamatifs et admiratifs saluaient le déballement de l’achat nouveau.
– Chicot ! s’écria tout à coup Tigibus, comme s’il eût joué à poursuivre un camarade ; mais à ce signal d’alarme, annonçant l’arrivée du maître, tout le monde se mêla, tandis que Tintin fourrait pêle-mêle et entassait dans sa poche les divers articles qu’il venait de déballer.
La chose se fit si naturellement et d’une façon si prompte que l’autre n’y vit que du feu et, s’il remarqua quelque chose, ce fut l’épanouissement général de toutes ces frimousses qu’il avait vues l’avant-veille si sombres et si fermées.
– C’est étonnant, pensa-t-il, combien le temps, le soleil, l’orage, la pluie ont d’influence sur l’âme des enfants ! Quand il va tonner ou pleuvoir on ne peut pas les tenir, il faut qu’ils bavardent et se chamaillent et se remuent ; quand une série de beau temps s’annonce, ils sont naturellement travailleurs et dociles et gais comme des pinsons.
Brave homme qui ne soupçonnait guère les causes occultes et profondes de la joie de ses élèves et, le cerveau farci de pédagogies fumeuses, cherchait midi à quatorze heures.
Comme si les enfants, vite au courant des hypocrisies sociales, se livraient jamais en présence de ceux qui ont sur eux une parcelle d’autorité ! Leur monde est à part, ils ne sont eux-mêmes, vraiment eux-mêmes qu’entre eux et loin des regards inquisiteurs ou indiscrets. Et le soleil comme la lune n’exerçaient sur eux qu’une influence en l’occurrence bien secondaire.
Les Longevernes commencèrent à se poursuivre, à se « couratter » dans la cour, se disant lorsqu’ils se rejoignaient :
– Alors, ça y est, c’est ce soir qu’on leur z’y fout !
– Ce soir, voui !
– Ah ! nom de dious, ils n’ont qu’à venir, qu’est-ce qu’on va leur passer ?
Un coup de sifflet, puis la voix naturellement rogue du maître : « Allons, en rangs, dépêchons-nous ! » interrompirent ces évocations de bataille et ces perspectives de prouesses guerrières futures.
CHAPITRE IV
LE RETOUR DES VICTOIRES
Ce soir-là, une fougue indescriptible animait les Longevernes ; rien, nul souci, nulle perspective fâcheuse n’entravait leur enthousiasme. Les coups de trique, ça passe, et ils s’en fichaient, et quant aux cailloux, on avait le temps, presque toujours, quand ils ne venaient pas de la fronde de Touegueule, d’éviter leur trajectoire.
Les yeux riaient, pétillants, vifs dans les faces épanouies par le rire, les grosses joues rouges, rebondies comme de belles pommes, hurlaient la santé et la joie ; les bras, les jambes, les pieds, les épaules, les mains, le cou, la tête, tout remuait, tout vibrait, tout sautait en eux. Ah ! ils ne pesaient pas lourd aux pieds, les sabots de peuplier, de tremble ou de noyer et leur claquement sec sur le chemin durci était déjà une fière menace pour les Velrans.
Ils se récriaient, s’attendaient, se rappelaient, se bousculaient, se chipotaient, s’excitaient, tels des chiens de chasse, longtemps tenus à l’attache, qu’on mène enfin courir le lièvre ou le goupil, se mordillent les oreilles et les jambes pour se féliciter réciproquement et se témoigner leur joie.
C’était vraiment un enthousiasme entraînant que le leur. Derrière leur élan vers la Saute, derrière leur joie en marche, comme à la suite d’une musique guerrière, toute la vie jeune et saine du village semblait happée et emportée : les petites filles timides et rougissantes les suivirent jusqu’au gros tilleul, n’osant aller plus loin, les chiens couraient sur leur flanc en gambadant et en jappant, les chats eux-mêmes, les prudents matous, s’avançaient sur les murs d’enclos avec une vague idée de les suivre, les gens sur le seuil des portes les interrogeaient du regard. Ils répondaient en riant qu’ils allaient s’amuser, mais à quel jeu !
Lebrac, dès la Carrière à Pepiot, canalisa l’enthousiasme en invitant ses guerriers à bourrer leurs poches de cailloux.
– Faudra n’en garder sur soi qu’une demi-douzaine, dit-il, et poser le reste à terre sitôt qu’on sera arrivé, car, pour pousser la charge, il ne s’agit pas de peser comme des sacs de farine.
Si on manque de munitions, six des petits prendront chacun deux bérets et partiront les remplir à la carrière du Rat (c’est la plus près du camp). Il désigna ceux qui, le cas échéant, seraient chargés du ravitaillement ou plutôt du réapprovisionnement des munitions. Puis il fit exhiber à Tintin les diverses pièces du trésor de guerre afin que les camarades fussent tous tranquilles et bien affermis, et il donna le signal de la marche en avant, lui prenant la tête et comme toujours servant d’éclaireur à sa troupe.
Son arrivée fut saluée par le passage d’un caillou qui lui frisa le front et lui fit baisser le crâne ; il se retourna simplement pour indiquer aux autres, par un petit hochement de tête, que l’action était commencée. Aussitôt ses soldats s’écampillèrent et il les laissa se placer à leur convenance, chacun à son poste habituel, assuré qu’il était que leur flair guerroyeur ne serait pas ce soir-là mis en défaut.
Quand Camus fut juché sur son arbre, il exposa la situation.
Ils y étaient tous à leur lisière, les Velrans, du plus grand au plus petit, de Touegueule le grimpeur à Migue la Lune l’exécuté.
– Tant mieux ! conclut Lebrac, ce sera au moins une belle bataille.
Pendant un quart d’heure, le flot coutumier d’injures flua et reflua entre les deux camps, mais les Velrans ne bougeaient pas, croyant peut-être que leurs ennemis nus pousseraient encore, comme l’avant-veille, une charge ce soir-là. Aussi les attendaient-ils de pied ferme, bien amunitionnés qu’ils étaient par un service récemment organisé de galopins charriant continuellement et à pleins mouchoirs des picotins de cailloux qu’ils allaient quérir aux roches du milieu du bois et venaient verser à la lisière.
Les Longevernes ne les voyaient que par intermittences derrière leur mur et derrière leurs arbres.
Cela ne faisait guère l’affaire de Lebrac qui eût voulu les attirer tous un peu en plaine, afin de diminuer la distance à parcourir pour les atteindre.
Voyant qu’ils ne se décidaient pas vite, il résolut de prendre l’offensive avec la moitié de sa troupe.
Camus, consulté, descendit et déclara que, pour cette affaire-là, c’était lui que ça regardait. Tintin, par derrière, se mangeait les sangs à les voir ainsi se trémousser et s’agiter.
Camus ne perdit point de temps. La fronde à la main, il fit prendre quatre cailloux, pas plus, à chacun de ses vingt soldats, et commanda la charge.
C’était entendu : il ne devait pas y avoir de corps à corps ; on devait seulement approcher à bonne portée de l’ennemi qui serait sans doute ébahi de cette attaque, lancer dans ses rangs une grêle de moellons et battre en retraite immédiatement pour éviter la riposte qui serait sûrement dangereuse.
Espacés de quatre ou cinq pas en tirailleurs, Camus en avant, tous se précipitèrent et, en effet, le feu de l’ennemi cessa un instant devant ce coup d’audace. Il fallait en profiter. Camus saisissant son cuir de fronde prit la ligne de mire et visa l’Aztec des Gués, tandis que ses hommes, faisant tournoyer leurs bras, criblaient de cailloux la section ennemie.
– Filons, maintenant ! cria Camus, en voyant la bande de l’Aztec se ramasser pour l’élan.
Une volée de pierres leur arriva sur les talons pendant que d’effroyables cris, poussés par les Velrans, leur apprenaient qu’ils étaient poursuivis à leur tour.
L’Aztec, ayant vu qu’ils n’étaient plus dévêtus, avait jugé inutile et stérile une plus longue défensive.
Camus, entendant ce vacarme et se fiant à ses jambes agiles, se retourna pour voir « comme ça en allait » ; mais le général ennemi avait avec lui ses meilleurs coureurs, Camus était déjà un peu en retard sur les autres, il fallait filer et sec s’il ne voulait pas être pincé. Ses boutons, il le savait, non moins que sa fronde, étaient rudement convoités par la bande de l’Aztec, qui l’avait raté le soir de Lebrac.
Aussi voulut-il jouer des jambes.
— Malheur ! un caillou lancé terriblement, un caillou de Touegueule, bien sûr ! ah le salop ! vint lui choquer violemment la poitrine, l’ébranla, et l’arrêta un instant. Les autres allaient lui tomber dessus.
– Ah ! nom de Dieu ! Foutu !
Et Camus, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire et pour l’écrire, porta d’un geste désespéré sa main à sa poitrine et tomba en arrière, sans souffle et la tête inerte.
Les Velrans étaient sur lui.
Ils avaient suivi la trajectoire du projectile de Touegueule et remarqué le geste de Camus, ils le virent, pâle, s’affaler de tout son long sans mot dire ; ils s’arrêtèrent net !
– S’il était tué !…
Un rugissement terrible, le cri de rage et de vengeance de Longeverne, se fit entendre aussitôt, monta, grandit, emplit la combe, et un brandissement fantastique d’épieux et de sabres pointa désespérément sur leur groupe.
En une seconde ils eurent tourné bride et regagné leur abri où ils se tinrent de nouveau sur la défensive, le caillou à la main, tandis que toute l’armée de Longeverne arrivait près de Camus.
À travers ses paupières demi-closes et ses cils papillotants, le guerrier tombé avait vu les Velrans s’arrêter court devant lui, puis faire demi-tour et finalement s’enfuir.
Alors, comprenant aux grondements furieux accourant à lui que les siens venaient à la rescousse et les mettaient en fuite, il rouvrit les yeux, s’assit sur son derrière, puis se releva paisiblement, campa ses poings sur ses hanches et fit aux Velrans, dont les têtes inquiètes apparaissaient à niveau du mur d’enceinte, sa plus élégante révérence.
– Cochon ! salaud ! ah traître ! lâche ! beuglait l’Aztec des Gués, voyant que son prisonnier, car il l’était, lui échappait encore par ruse ; ah ! je t’y rechoperai ! je t’y rechoperai ! et tu n’y couperas pas, fainéant !
Lors Camus, très calme et toujours souriant, l’armée de Longeverne étonnée étant derrière lui, porta son index à sa gorge et le passa quatre fois d’arrière en avant, du cou au menton ; puis, pour compléter ce que ce geste avait déjà d’expressif, se souvenant opportunément que son grand frère était artilleur, il se frappa vivement de la dextre sur la cuisse droite, retourna la main, la paume en dehors, le pouce à l’ouverture de la braguette.
– Et çui-là ! reprit-il, quand c’est-y que tu le choperas, hé ! trop bête !
– Bravo, bravo, Camus ! ouhe ! ouhe ! ouhe ! hihan ! bouaou ! meuh ! bê ! couâ ! keureukeukeue : c’était l’armée de Longeverne qui, par des cris divers, témoignait ainsi son mépris pour la sotte crédulité des Velrans et ses félicitations au brave Camus, qui venait de l’échapper belle et de leur jouer un si bon tour.
– T’as tout de même reçu le gnon, rugissait Touegueule ballotté de sentiments divers, content au fond de la tournure qu’avaient prise les choses et furieux cependant de ce que ce salaud de Camus, qui lui avait pour rien fichu la frousse, eût échappé au châtiment qu’il méritait si bien.
– Toi, mon petit, répliqua Camus, qui avait son idée, « soye » tranquille ! je te retrouverai !
Et les cailloux commençant à tomber parmi les rangs découverts des Longevernes armés seulement de leurs triques, ils firent prestement demi-tour et regagnèrent leur camp.
Mais l’élan était donné, la bataille reprit de plus belle, car les Velrans, cernés, furieux de leur déconvenue – avoir été joués, raillés, insultés, ça se paierait et tout de suite ! – voulurent reprendre l’offensive.
On avait déjà chipé le général, ce serait bien le tonnerre de diable si on n’arrivait pas encore à pincer quelques soldats.
– Ils vont revenir, pensait Lebrac.
Et Tintin, en arrière, ne tenait pas en place. Quel sale métier que d’être trésorier !
Cependant l’Aztec des Gués, ayant de nouveau rassemblé ses hommes surexcités et furieux et pris conseil, décida d’un assaut général.
Il poussa un sonore et rugissant : « La murie vous crève ! » et triques brandies, bâtons serrés, s’élança dans la carrière, toute son armée avec lui.
Lebrac n’hésita pas davantage. Il répliqua par un « À cul les Velrans ! » aussi sonore que le cri de guerre de son rival et les épieux et les sabres de Longeverne pointèrent encore une fois en avant leurs estocs durcis.
– Ah Prussiens ! ah salauds ! – triples cochons ! – andouilles de merde ! – bâtards de curés ! – enfants de putains ! – charognards ! – pourriture ! – civilités ! – crevures ! – calottins ! – sectaires ! – chats crevés ! – galeux ! – mélinards ! – combisses ! – pouilleux ! telles furent quelques-unes des expressions qui s’entrecroisèrent avant l’abordage.
Non, on peut le dire, les langues ne chômaient pas !
Quelques cailloux passèrent encore en rafales, frondonnant au-dessus des têtes, et une effroyable mêlée s’ensuivit : on entendit des triques tomber sur des caboches, des lances et des sabres craquer, des coups de poings sonner sur les poitrines, et des gifles qui claquaient, et des sabots qui cassaient, et des gorges qui hurlaient, pif ! paf, pan ! zoum ! crac ! zop !
– Ah traître ! ah lâche ! Et l’on vit des hérissements de chevelures, des armes cassées, des corps se nouer, des bras décrire de grands cercles pour retomber de tout leur élan et des poings projetés en avant comme des bielles et des gigues à terre, se démenant, s’agitant, se trémoussant pour lancer des coups de tous côtés.
Ainsi La Crique, jeté bas, dès le début de l’action, par une bourrade anonyme, tournant sur une fesse, faisait non pas tête mais pied à tous les assaillants, froissant des tibias, broyant des rotules, tordant des chevilles, écrasant des orteils, martelant des mollets.
Lebrac, hérissé comme un marcassin, col déboutonné, nu-tête, la trique cassée, entrait comme un coin d’acier dans le groupe de l’Aztec des Gués, saisissait à la gorge son ennemi, le secouait comme un prunier malgré une nichée de Velrans suspendus à ses grègues et lui tirait les poils, le giflait, le calottait, le bosselait, puis ruait comme un étalon fou au centre de la bande et écartait violemment ce cercle d’ennemis.
– Ah ! Je te tiens ! Nom de Dieu ! rugissait-il, salop ! tu n’y coupes pas, j’te le jure ! t’y passeras ! quand je devrais te saigner, je t’emmènerai au Gros Buisson et t’y passeras, que je te dis, t’y passeras !
Et ce disant, le bourrant de coups de pieds et de coups de poings, aidé par Camus et par Grangibus qui l’avaient suivi, ils emportèrent littéralement le chef ennemi qui se débattait de toutes ses forces. Mais Camus et Grangibus tenaient chacun un pied et Lebrac, le soulevant sous les bras, lui jurait avec force noms de Dieu qu’il lui serrerait la vis s’il faisait trop le malin.
Pendant ce temps les gros des deux troupes luttaient avec un acharnement terrible, mais la victoire décidément souriait aux Longevernes ; dans les corps à corps ils étaient bons, étant bien râblés et robustes ; quelques Velrans, qui avaient été culbutés trop violemment, reculaient, d’autres lâchaient pied, tant et si bien que, lorsqu’on vit le général lui-même emporté, ce fut la débandade et la déroute et la fuite en désordre.
– Chopez-en donc ! chopez-en donc, nom de Dieu ! Mais chopez-en donc, rugissait Lebrac, de loin.
Et les guerriers de Longeverne s’élancèrent sur les pas des vaincus, mais, comme bien on pense, les fuyards ne les attendirent point et les vainqueurs ne poussèrent pas trop loin leur poursuite, trop curieux de voir comment on allait traiter le chef ennemi.
CHAPITRE V
AU POTEAU D’EXÉCUTION
Bien que de petite taille et d’apparence chétive, ce qui lui avait valu son surnom, l’Aztec des Gués n’était pas un gars à se laisser faire sans résistance ; Lebrac et les deux autres l’apprirent bientôt à leurs dépens.
En effet, pendant que le général tournait la tête pour exciter ses soldats à la poursuite, le prisonnier, tel un renard pigé profite d’un instant de relâchement pour se venger d’avance du supplice qui l’attend, saisit entre ses mâchoires le pouce de son porteur et le mordit à si belles dents que cela fit sang. Camus et Grangibus, eux, connurent, en recevant chacun un coup de soulier dans les côtes, ce qu’il en coûtait à desserrer si peu que ce soit l’étreinte de la patte qu’ils avaient à maintenir entre leur bras et leur flanc.
Lorsque Lebrac, d’un maître coup de poing en travers de la gueule de l’Aztec, lui eut fait lâcher son pouce percé jusqu’à l’os, il lui jura derechef à grand renfort de blasphèmes et d’imprécations que tout ça allait se payer et « illico ».
Justement, l’armée revenait à eux sans autre captif. Oui, c’était l’Aztec qui allait payer pour tous.
Tintin, qui s’approcha pour le dévisager, reçut un crachat en pleine figure, mais il méprisa cette injure et ricana de la belle manière en reconnaissant le général ennemi.
— Ah ! c’est toi ! ah ben ! mon salaud, tu n’y coupes pas. Cochon ! Si la Marie était seulement là pour te tirer un peu les poils, ça lui ferait plaisir ; ah ! tu baves, serpent, mais t’as beau baver, c’est pas ça qui te rendra tes boutons, ni doublera tes fesses.
— Trouve la cordelette, Tintin, ordonna Camus, on va le ficeler ce saucisson-là.
— Attache-lui toutes les pattes, d’abord celles de derrière, celles de devant après ; pour finir on le liera au gros chêne et on lui fera sa petite affaire. Et je te promets que tu ne mordras plus et que tu ne baveras plus non plus, saligaud, dégoûtant, fumier !
Les guerriers qui arrivaient prirent part à l’opération : on commença par les pieds ; mais comme l’autre ne cessait point de cracher sur tous ceux qui approchaient à portée de son jet de salive et qu’il essayait même de mordre, Lebrac ordonna à Boulot de fouiller les poches de ce vilain coco-là et de se servir de son mouchoir pour lui boucher sa sale gueule.
Boulot obéit : sous les postillons de l’Aztec dont il se garait d’une main autant que possible, il tira de la poche du prisonnier un carré d’étoffe de couleur indécise qui avait dû être à carreaux rouges, à moins qu’il ne fût blanc du temps, pas très lointain peut-être, qu’il était propre. Mais ce « tire-jus » n’offrait plus maintenant aux yeux de l’observateur, par suite de contacts avec des objets hétéroclites très divers et sans doute aussi les multiples usages auxquels il avait été voué : propreté, lien, bâillon, bandeau, baluchon, coiffure, bande de pansement, essuie-mains, porte-monnaie, casse-tête, brosse, plumeau, etc., etc., qu’une teinte pisseuse, verdâtre ou grisâtre, rien moins qu’attirante.
– Bien, elle est propre, sa guenille, fit Camus ; elle est encore pleine de « chose » ; t’as pas honte, dégoûtant, d’avoir une saleté pareille dans ta poche ! Et tu dis que t’es riche ?
Quelle saloperie ! un mendiant n’en voudrait point, on ne sait pas par quel bout le prendre.
– Ça ne fait rien ! décida Lebrac. Mettez-y en travers du meufion[6], s’il y a gras dedans il pourra le rebouffer, y aura rien de perdu. Et des poings énergiques nouèrent en arrière, à la nuque, le bâillon sur les mandibules de l’Aztec des Gués qui fut bientôt réduit à l’immobilité et au silence.
– Tu m’as fait fouailler l’autre jour, tu seras « aujord’hui » fessé à coups de verge, toi aussi.
– Œil pour œil, dent pour dent ! proféra le moraliste La Crique.
– Allez, Grangibus, prends la verge et cingle. Une petite séance avant le déculottage pour le mettre en « vibrance », ce beau petit « mocieu » qui fait tant le malin.
– Serrez-vous, les autres, écartez le cercle !
Et Grangibus, consciencieusement, appliqua d’une baguette verte, flexible et lourde, six coups sifflants sur les fesses de l’autre qui, sous son bâillon, étouffait de colère et de douleur.
Quand ce fut fait, Lebrac, après avoir pendant quelques instants conféré à voix basse avec Camus et Gambette, qui s’éloignèrent sans se faire remarquer, s’écria joyeusement :
– Et maintenant, aux boutons ! Tintin, mon vieux, prépare tes poches, c’est le moment, c’est l’instant, et compte bien tout, et ne perds rien !
Lebrac y alla prudemment. Il convenait en effet de ne point détériorer par des mouvements trop brusques et des coups de couteau malhabiles les diverses pièces composant la rançon de l’Aztec, pièces qui devaient grossir le trésor de guerre de l’armée de Longeverne.
Il commença par les souliers.
– Oh oh ! fit-il, un cordon neuf ! y a du bon !
– Salaud, reprit-il bientôt, il est noué ; et lentement, l’œil guettant les liens de ficelle qui garantissaient son museau d’un coup de pied vengeur et qui eût été terrible, il défit « l’embouélage », délaça le soulier et retira le cordon qu’il remit à Tintin. Puis il passa au deuxième et ce fut plus rapide. Ensuite il remonta la jambe du pantalon pour s’emparer des jarretières en élastique qui devaient tenir les bas.
Ici, Lebrac fut volé. L’Aztec n’avait qu’une jarretière, l’autre bas étant maintenu par un méchant bout de tresse qu’il confisqua quand même non sans grommeler :
– Voleur, va ! ça n’a pas même une paire de jarretières, et ça fait le malin. Qu’est-ce qu’il fait donc de ses sous, ton père ? – Il les boit ! Enfant de soulaud ! chien d’ivrogne !
Ensuite Lebrac veilla à ne pas oublier un bouton ni une boutonnière. Il eut une joie au pantalon. L’Aztec avait des bretelles à double patte et en bon état.
– Du lusque[7] ! fit-il ; sept boutons de falzar. Ça, c’est bien, l’ami ! T’auras un coup de baguette en plus pour te remercier, ça t’apprendra à narguer le pauv’ monde ; tu sais on n’est pas chien non plus à Longeverne, pas chien de rien, pas même de coups de trique. Ce qu’il va être content, le premier de nous qui sera chopé, d’avoir une si chouette paire de bretelles ! Merde ! j’ai quasiment « d’envie » que ça « soye » moi !
Pendant ce temps, le pantalon, désustenté de ses boutons, de sa boucle et de ses crochets, dégringolait sur les bas déjà en accordéon.
Le tricot, le gilet, la blouse et la chemise furent à leur tour échenillés méthodiquement ; on trouva même dans le gousset du « mecton » un sou neuf qui alla, dans la comptabilité de Tintin, se caser au chapitre : « Réserve en cas de malheur. »
Et quand plusieurs inspections minutieuses eurent convaincu les guerriers de Longeverne qu’il n’y avait plus rien, mais rien de rien à gratter, qu’on eut mis de côté pour Gambette, qui n’en avait pas, le couteau de l’Aztec, on se décida enfin avec toute la prudence désirable à délier les mains et les pieds de la victime. Il était temps.
L’Aztec écumait sous son bâillon et, tout vestige de pudeur éteint par la souffrance ou étouffé par la colère, sans songer à remonter son pantalon tombé qui laissait voir sous la chemise ses fesses rouges de la fessée, son premier soin fut d’arracher de sa bouche son malencontreux et terrible mouchoir.
Ensuite, respirant précipitamment, il rassembla tout de même sur ses reins ses habits et se mit à hurler des injures à ses bourreaux.
D’aucuns s’apprêtaient à lui sauter dessus pour le fouailler de nouveau, mais Lebrac, faisant le généreux et qui avait sans doute pour cela ses raisons, les arrêta en souriant :
– Laissez-le gueuler, ce petit ! si ça l’amuse, fit-il de son air goguenard ; il faut bien que les enfants s’amusent.
L’Aztec partit, traînant les pieds et pleurant de rage. Naturellement, il songea à faire ce qu’avait fait Lebrac le samedi précédent : il se laissa choir derrière le premier buisson venu et, résolu à montrer aux Longevernes qu’il n’était pas plus couillon qu’eux, se dévêtit totalement, même de sa chemise, pour leur montrer son postérieur.
Au camp de Longeverne, on y pensait.
– Y va se fout’e de nous encore, tu vas voir, Lebrac, t’aurais dû le faire « rerosser ».
– Laissez ! laissez ! fit le général, qui, comme Trochu, avait son plan.
– Quand je te le disais, nom de Dieu ! cria Tintin.
Et en effet, l’Aztec, nu, se leva d’un seul bond de derrière son buisson, parut devant le front de bandière des Longevernes, leur montra ce qu’avait dit Tintin, et les traita de lâches, de brigands, de cochons pourris, de couilles molles, de…, puis voyant qu’ils faisaient mine de s’élancer prit son élan vers la lisière et fila comme un lièvre…
Il n’alla pas loin le malheureux…
D’un seul coup, à quatre pas devant lui, deux silhouettes patibulaires et sinistres se dressèrent, lui barrèrent la voie de leurs poings projetés en avant, puis violemment se saisirent de sa personne et, tout en le bourrant copieusement de coups de pied, le ramenèrent de force au Gros-Buisson qu’il venait de quitter.
Ce n’était point pour des prunes que Lebrac avait conféré avec Camus et Gambette ; il voyait clair de loin, comme il disait, et, bien avant les autres, il avait pensé que son « boquezizi » lui jouerait le tour. Aussi l’avait-il bonassement laissé filer, malgré les objurgations des copains, pour mieux le repincer l’instant d’après.
— Ah ! tu veux nous montrer ton cul, mon ami ! ah très bien ! faut pas contrarier les enfants ! nous allons le regarder ton cul, mon petit, et toi tu le sentiras.
— Rattachez-le à son chêne, ce jeune « galustreau », et toi, Grangibus, retrouve la verge, qu’on lui marque un peu le bas du dos.
Grangibus, généreux au possible, y alla de ses douze coups, plus un de rabiot pour lui apprendre à venir les emm…bêter le soir quand ils rentraient.
— Ce sera aussi pour que ça « soye » plus tendre et que notre Turc ne se fasse pas mal aux dents quand il voudra mordre dans ta sale bidoche, affirma-t-il.
Pendant ce temps, Camus rectifiait le baluchon confisqué au prisonnier.
Quand il eut les fesses bien rouges, on le délia de nouveau et Lebrac, cérémonieusement, lui remit son paquet en disant :
— Bon voyage, monsieur le cul rouge ! et le bonsoir à vos poules.
Puis, revenant au ton naturel :
— Ah ! tu veux nous montrer ton cul, mon ami ! eh bien montre-le, ton cul ! montre-le tant que tu voudras ; tu le montreras plus qu’à ton saoul, ton cul, va, mon ami, c’est moi, Lebrac, qui te le dis !
Et l’Aztec, délivré, fila cette fois sans mot dire et rejoignit son armée en déroute.
CHAPITRE VI
CRUELLE ÉNIGME
Si j’ai choisi ce titre emprunté, peut-on croire, à M. Paul Bourget et si, contrairement à l’usage adopté jusqu’alors, j’ai remplacé le texte toujours célèbre placé en épigraphe de mes chapitres par un symbolique point d’interrogation, que le lecteur ou la lectrice veuille bien croire que je n’ai voulu en l’occurrence ni le mystifier, ni surtout emprunter en quoi que ce fût l’inspiration des pages qui vont suivre au « très illustre écrivain » nommé plus haut. Nul n’ignore d’ailleurs, et mon excellent maître Octave Mirbeau nous l’a plus particulièrement et en mainte occurrence fait savoir, qu’on ne commence à être une âme du ressort de M. Paul Bourget qu’à partir de cent mille francs de rente ; il ne saurait donc, je le répète, y avoir de rapport entre les héros du distingué et glorieux académicien et la saine et vigoureuse marmaille dont je me suis fait ici le très simple et sincère historiographe.
L’Aztec des Gués, en arrivant parmi ses soldats, n’eut pas besoin de raconter ce qui s’était passé. Touegueule, perché sur son arbre, avait tout vu ou à peu près. Les coups de verge, l’embuscade, la dégradation boutonnière, la fuite, la reprise, la délivrance : les camarades avaient vécu avec lui au bout de son fil, si l’on peut dire, ces minutes terribles de souffrance, d’angoisse et de rage.
— Faut s’en aller ! dit Migue la Lune, rien moins que rassuré et à qui la pénible mésaventure de son chef rappelait, sans qu’il l’avouât, de bien tristes souvenirs.
— Faut d’abord rhabiller l’Aztec, objectèrent quelques voix. Et l’on défit le baluchon. Les manches de blouse déliées, on trouva les souliers, les bas, le gilet, le tricot, la chemise et la casquette, mais le pantalon n’apparut point…
— Mon pantalon ? Qui c’qu’a mon « patalon » ? demanda l’Aztec.
— Il n’est pas dedans, déclara Touegueule. Tu l’as pas perdu, des fois, en « t’ensauvant » ?
— Faut aller le « sercher ».
— « Ergardez » voir si vous ne le voyez pas ?
On interrogea des yeux le champ de bataille. Aucune loque gisant à terre n’indiquait le pantalon.
— Monte sur l’arbre, va, fit l’Aztec à Touegueule, tu verras peut-être « ousqu’il a tombé ».
Le grimpeur, en silence, escalada son foyard.
— Je ne vois rien, déclara-t-il, après un instant d’examen.
« Rien !… non ! rien… mais es-tu sûr de l’avoir mis dedans quand tu t’es déshabillé au buisson ?
— Bien sûr, que je l’avais, répondit le chef, très inquiet.
— Ousqu’il a pu passer ?
— Ah ! bon diousse ! ah les cochons ! s’exclama tout à coup Touegueule. Écoutez, mais écoutez donc, tas de bredouillards !
Les Velrans, l’oreille tendue, entendirent en effet très distinctement leurs ennemis s’en retournant, chantant à pleins poumons ce refrain populaire, de circonstance à ce qu’il semblait, et moins révolutionnaire que de coutume :
Mon pantalon
Est décousu !
Si ça continue
On verra le trou
De mon… pantalon
Qu’est décousu…
Et se penchant, se tortillant, se haussant à travers les branches pour voir au loin, Touegueule hurla plein de rage :
— Mais ils l’ont, ton pantalon ! ils te l’ont chipé, les sales salauds, les voleurs ! Je les vois, ils l’ont mis au bout d’une grande perche en guise de drapeau. Ils sont bientôt à la Carrière.
Et le refrain arrivait toujours, narquois, aux oreilles épouvantées de l’Aztec et de sa troupe :
Si ça continue
On verra l’trou
De mon…
Les yeux du chef s’agrandirent, papillotèrent, se troublèrent, il pâlit :
– Ben, j’en suis un propre, pour rentrer ! Qu’est-ce que je vais dire ? Comment pourrai-je faire ?… Jamais je n’oserai traverser le village.
– Faudra attendre la nuit noire, émit quelqu’un.
– On va tous se faire engueuler si on rentre en retard, observa Migue la Lune… Faut tâcher de trouver quéque chose.
– Voyons, avec ta blouse, proposa Touegueule, en la fermant bien avec des épingles, peut-être qu’on ne verrait pas grand-chose.
On essaya, après avoir remis des ficelles aux souliers et une épingle au col de chemise ; mais va te faire fiche, comme disait Tatti, la blouse ne descendait même pas jusqu’à l’ourlet de la chemise ; de sorte que l’Aztec avait l’air d’avoir mis un surplis noir sur une aube blanche (?).
– On dirait un curé, refit Tatti, sauf que c’est le contraire.
– Voui, mais les curés ne montrent pas non plus leurs guibolles comme ça, objecta Pissefroid ; mon vieux, ça ne va pas.
Si tu mettais ta blouse comme un jupon ; en la liant sur tes reins on ne verrait pas ton cul, on ferait tous comme ça, les gens croiraient que c’est pour s’amuser et tu pourrais arriver chez vous.
– Oui, mais en rentrant on me dira de mettre ma blouse comme il faut et on verra. Ah ! mes amis, qu’est-ce que je vais recevoir !
– Allons toujours du côté du pays, voilà qu’il se fait tard, on ne pourra pas aller à la prière, on va tous se faire tamiser, reprit Migue la Lune.
Le conseil n’était pas mauvais et la troupe, sous bois, chemina triste et lente cherchant une combinaison qui permît au chef de regagner, sans trop d’encombres, ses pénates.
Au bord du fossé d’enceinte, après avoir descendu la tranchée transversale qui menait à la lisière du bas, la bande s’arrêta et réfléchit…
… Rien… personne ne trouvait rien…
– Va falloir s’en aller, larmoyaient les timides qui craignaient l’ire pastorale et la raclée paternelle.
– On va pas laisser le chef tout seul ici, se récria Touegueule, énergique devant le désastre.
L’Aztec semblait tantôt affolé, tantôt abruti.
– Ah ! si quelqu’un pouvait seulement aller chez nous, par derrière, et s’enfiler dans la chambre du fond. Il y a mon vieux « falzar » qu’est derrière la malle. Si je l’avais au moins !
– Mon vieux, si on allait là-bas et qu’on soit surpris par ta mère ou par ton père, qu’est-ce qu’on z’y dirait ? ils voudraient savoir ce qu’on fait là, ils nous prendraient peut-être pour des voleurs ; c’est pas des coups à faire, ça.
– Bon Dieu de bon Dieu ! Qu’est-ce que je vas faire ici !
Vous allez me laisser tout seul ?
– Jure pas comme ça, tourna Migue la Lune, tu ferais pleurer la Sainte Vierge et ça porte malheur.
– Ah ! la Sainte Vierge ! elle fait des « miraques » à Lourdes, qu’on dit : si seulement elle me redonnait un pauvre petit vieux « patalon » !
Ding ! dong ! ding ! dong ! La prière sonna.
– On peut pas rester plus longtemps, ça n’avance à rien ! faut s’en aller, firent de nombreuses voix !
Et la moitié de la troupe se débandant, lâchant son chef, fila au triple galop vers l’église, pour ne pas être punie par le curé.
– Comment faire, Seigneur ! Comment faire ?
– Attendons qu’il fasse nuit, va, consola Touegueule, je resterai avec toi. On sera tannés tous les deux. C’est pas la peine que ceux-ci soient engueulés avec nous.
– Non ! ce n’est pas la peine, répéta l’Aztec. Allez à la prière, allez-vous-en et priez la sainte Vierge et saint Nicolas qu’on ne « soye » pas trop saboulés.
Ils ne se le firent pas répéter, et pendant qu’ils s’éloignaient à toute allure, déjà un peu en retard, les deux compères se regardèrent.
Touegueule, tout à coup, se frappa le front.
– Ce qu’on est bêtes, tout de même, j’ai trouvé !
– Dis ! oh dis vite, fit l’Aztec, suspendu aux lèvres de son copain.
– Voici, mon vieux, moi je peux pas aller chez vous, mais toi tu vas y aller, toi !
– !…
– Voui, mais oui, je vas me déculotter moi et te passer mon grimpant et ma blouse. Tu vas filer chez vous par derrière, caler tes nippes déchirées, en remettre des bonnes et me rapporter mes frusques. Après, on s’en retournera. On dira qu’on était allé aux champignons et qu’on était loin par Chasalans, si tellement loin qu’on n’a quasiment pas entendu sonner.
Allez !
L’idée parut géniale à l’Aztec et sitôt dit, sitôt fait. Touegueule, d’une taille légèrement supérieure à celle de son ami, lui enfila le pantalon dont il retroussa en dedans les deux jambes un peu longues, il serra d’un cran la pattelette de derrière, ceignit les reins du chef d’une ficelle et lui recommanda de filer dare-dare et surtout de ne pas se faire voir.
Et tandis que l’Aztec, rasant les murs et les haies, filait comme un chevreuil vers son logis pour y conquérir un autre pantalon, lui, Touegueule, caché dans le fossé du bois, regardait de tous ses yeux et dans toutes les directions pour voir si l’expédition avait quelque chance de réussir.
L’Aztec atteignit son gîte, escalada sa fenêtre, trouva un pantalon à peu près semblable à celui qu’il avait perdu, des bretelles usagées, une vieille blouse, arracha les cordons de ses souliers du dimanche, puis, sans perdre le temps de se remettre en tenue, ressauta dans le verger et, par le même chemin qu’il était venu, s’en fut à toute bride rejoindre son héroïque compagnon accroupi, grelottant derrière son mur et serrant autant qu’il le pouvait sa mince chemise de toile rude sur ses cuisses rougies.
Ils eurent en se revoyant un large rire silencieux comme en ont les bons Peaux-Rouges dans les romans de Fenimore Cooper et, sans perdre une minute, ils échangèrent leurs vêtements.
Quand tous deux eurent réintégré leurs pelures personnelles, l’Aztec, ayant enfin une chemise à boutons, une blouse propre et des cordons à ses souliers, jeta un regard inquiet et mélancolique sur ses habits en lambeaux.
Il songea que, le jour où sa mère les découvrirait, il recevrait sûrement la pile et subirait l’engueulade et peut-être la claustration à la chambre et au lit.
Cette dernière considération lui fit aussitôt prendre une résolution énergique.
– As-tu des allumettes ? demanda-t-il à Touegueule.
– Oui, fit l’autre, pourquoi ?
– Donne-m’en une, reprit l’Aztec.
Et, ayant frotté le phosphore contre une pierre, après avoir réuni en une sorte de petit bûcher expiatoire la blouse et la chemise, témoins de sa défaite et de sa honte et sujets d’inquiétude pour l’avenir, il y mit le feu sans hésitations afin d’effacer à tout jamais le souvenir de ce jour néfaste et maudit.
– Je m’arrangerai pour ne pas avoir besoin de changer de pantalon, répondit-il à l’interrogation de Touegueule. Et jamais ma mère n’aura l’idée de croire qu’il est foutu. Elle pensera plutôt qu’il traîne quelque part, derrière un meuble, avec ma blouse et ma chemise.
Ainsi tranquilles tous deux et rassurés, l’énigme cruelle étant déchiffrée et le chenilleux problème résolu, ils attendirent le premier coup de l’angelus pour se mêler aux camarades sortant de la prière qui furent tout surpris de les rencontrer en tenue et ils rentrèrent chez eux comme s’ils en étaient venus eux aussi.
Si le curé n’avait rien vu, le tour était joué. Il l’était.
Pendant ce temps une autre scène se déroulait à Longeverne.
Arrivé au vieux tilleul, à cinquante pas de la première maison du village, Lebrac fit stopper sa troupe et demanda le silence.
– On va pas traîner cette guenille par les rues, affirma-t-il en désignant de l’œil le pantalon de l’Aztec.
Les gens pourraient bien nous demander où que c’est qu’on l’a eue, et qu’est-ce qu’on leur z’y dirait ?
– Faut la foutre dans un trou de purin, conseilla Tigibus. Hein ! tout de même, qu’est-ce qu’il va dire à leurs gens, l’Aztec, et qu’est-ce que va lui repasser sa mère quand elle le verra rentrer cul nu ?
Perdre un mouchoir, égarer sa casquette, casser un sabot, nouer un cordon, ça va bien, ça se voit tous les jours, ça vaut une ou deux paires de claques et encore, quand c’est vieux… mais perdre sa culotte, on a beau dire, ça ne se voit pas si souvent.
– Mes vieux, je voudrais pas être que de lui !
– Ça le dressera ! affirma Tintin dont les poches rebondies des dépouilles opimes attestaient un ample butin.
– Encore deux ou trois secousses comme ça, fit-il en frappant sur ses cuisses, et on pourra se passer de payer la contribution de guerre ; on pourra faire la fête avec les sous.
– Mais c’te culotte, qu’est-ce qu’on va en faire ?
– La culotte, trancha Lebrac, laissons-la dans la caverne du tilleul, je m’en sarge[8] ; vous verrez bien demain ; seulement, vous savez, s’agit pas d’aller rancuser[9], hein, vous n’êtes pas des laveuses de lessive, tâchez de tenir vos langues. Je veux vous faire bien rigoler demain matin. Mais si le curé savait que c’est encore moi, y voudrait peut-être pas me faire ma première communion, comme l’année dernière passe que j’avais lavé mon encrier « dedans » le bénitier.
Et il ajouta, bravache, en vrai fils d’un père qui lisait « le Réveil des Campagnes » et « le Petit Brandon », organes anticléricaux de la province :
– Vous savez, c’est pas que j’y tienne à sa rondelle, mais c’est pour faire comme tout le monde.
– Qu’est-ce que tu veux faire, Lebrac ? interrogèrent les camarades.
– Rien ! que je vous ai dit ! Vous verrez bien demain matin, allons-nous-en chacun chez nous.
Et la dépouille de l’Aztec déposée dans le cœur caverneux du vieux tilleul, ils s’en allèrent.
– Tu reviendras ici après les huit heures, fit Lebrac à Camus. Tu m’aideras !
Et l’autre ayant acquiescé, ils s’en furent souper et étudier leurs leçons.
Après le repas, comme son père sommeillait sur l’almanach du Grand Messager boiteux de Strasbourg où il cherchait des indications sur le temps qu’il ferait à la prochaine foire de Vercel, Lebrac, qui guettait ce moment, gagna la porte sans façons.
Mais sa mère veillait.
– Où vas-tu ? fit-elle.
– Je vais pisser un coup, pardine ! répondit-il naturellement.
Et sans attendre d’autre objection, il passa dehors et ne fit qu’un saut, si l’on peut dire, jusqu’au vieux tilleul. Camus, qui l’attendait, vit, malgré l’obscurité, qu’il avait des épingles piquées dans le devant de sa blouse.
– Qu’est-ce qu’on va faire ? questionna-t-il, prêt à tout.
– Viens, commanda l’autre après avoir pris le pantalon dont il fendit de haut en bas le derrière et les deux jambes.
Ils arrivèrent sur la place de l’église absolument déserte et silencieuse.
– Tu me passeras la guenille, fit Lebrac en montant sur le coin du mur où se trouvait la grille de fer entourant le saint lieu.
Il y avait à l’endroit où était le chef une statue de saint (saint Joseph, croyait-il) aux jambes demi-nues, posée sur un petit piédestal de pierre que le hardi gamin escalada en une seconde et sur lequel il se campa tant bien que mal à côté de l’époux de la Vierge. Camus lui tendit à bout de bras le « grimpant » de l’Aztec et Lebrac se mit en devoir de culotter prestement « le petit homme de fer ». Il étendit sur les membres inférieurs de la statue les jambes du pantalon, les recousit par derrière avec quelques épingles et assura la ceinture trop large et fendue comme on sait, en ceignant les reins de saint Joseph d’un double bout de vieille ficelle.
Puis, satisfait de son œuvre, il redescendit.
– Les nuits sont fraîches, émit-il sentencieusement. Comme ça, saint Joseph n’aura plus froid aux guibolles. Le père bon Dieu sera content et pour nous remercier il nous fera encore chiper des prisonniers.
– Allons nous coucher, ma vieille !
Le lendemain, les bonnes femmes, la vieille du Potte, la Grande Phémie, la Griotte et les autres qui venaient comme d’habitude à la messe de sept heures, se signèrent en arrivant sur la place de l’église, scandalisées d’une pareille profanation :
– On avait mis une culotte à saint Joseph !
Le sacristain, qui dévêtit la statue, après avoir constaté que l’entrejambes n’en était pas des plus propres et qu’elle avait servi tout récemment, ne reconnut pourtant point dans ce vêtement un pantalon porté par un gosse de la paroisse.
Son enquête, menée avec toute la vigueur et la promptitude désirables, n’eut pas de résultats. Les gamins interrogés furent muets comme des poissons ou ahuris comme de jeunes veaux, et le dimanche suivant, le curé, convaincu que cela venait de quelque sinistre association secrète, tonna du haut de la chaire contre les impies et les sectaires qui, non contents de persécuter les gens de bien, poussaient plus loin encore le sacrilège en essayant de ridiculiser les saints jusque dans leur propre maison.
Les gens de Longeverne étaient aussi étonnés que leur curé et nul au pays ne se douta que saint Joseph avait été culotté avec le pantalon de l’Aztec des Gués, conquis en combat loyal par l’armée de Longeverne sur les peigne-culs de Velrans.
CHAPITRE VII
LES MALHEURS D’UN TRÉSORIER
Dès le lendemain matin le trésorier, installé à sa place dans un banc du fond et qui avait déjà cent fois et plus compté, recompté et récapitulé les diverses pièces du trésor commis à sa garde, se prépara à mettre à jour son grand livre.
Il commença donc, de mémoire, à transcrire dans la colonne des recettes ces comptes détaillés :
Un bouton de pantalon.
Grand comme le bras de « fisselle » de fouet.
Une vieille jarretière de sa mère pour en faire une paire de rechange.
Trois boutons de chemise.
Une épingle de sûreté.
Un vieux cordon de soulier en cuir.
Deux bouts de ficelle, en tout grand comme moi.
Un bouton de veste.
Deux boutons de chemise.
Une bonne paire de cordons de souliers.
Une jarretière.
Un bout de tresse.
Sept boutons de pantalon.
Une boucle de derrière.
Une paire de bretelles.
Une agrafe de blouse.
Deux boutons de blouse en verre noir.
Trois boutons de tricot.
Cinq boutons de chemise.
Quatre boutons de gilet.
Un sou.
Trois sous de réserve en cas de malheur !
Soixante boutons de chemise !
– Voyons, pensa-t-il, est-ce que c’est bien soixante boutons ? Le vieux ne me voit pas ! Si je recomptais ?
Et il porta la main à sa poche, que gonflait la cagnotte éparse et mêlée à ses possessions personnelles, car la Marie n’avait pas encore eu le temps, le travail devant se faire en cachette et son frère étant rentré trop tard la veille, de confectionner le sac à coulisses qu’elle avait promis à l’armée.
Le mouchoir de Tintin formait tampon sur la poche des boutons. Il le tira sans trop réfléchir, brusquement, pressé qu’il était de vérifier l’exactitude de ses comptes et… patatras… de tous côtés roulant sur le plancher ainsi que des noisettes ou des billes, les boutons du trésor s’éparpillèrent dans la salle.
Il y eut une rumeur étouffée, une houle de têtes se détournant.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? questionna sèchement le père Simon, qui avait déjà remarqué depuis deux jours les étranges allures de son élève.
Et il se précipita pour constater de ses propres yeux la nature du délit, peu confiant qu’il était, malgré toutes ses leçons de morale et l’histoire de George Washington et de la hachette, dans la sincérité de Tintin ni des autres compères.
Lebrac n’eut que le temps, son camarade trop ému n’y pensant guère, de rafler d’une main frémissante le carnet de caisse et de le fourrer vivement dans sa case.
Mais ce geste n’avait point échappé à l’œil vigilant du maître.
– Qu’est-ce que vous cachez, Lebrac ? Montrez-moi ça tout de suite ou je vous fiche huit jours de retenue !
Montrer le grand livre, mettre à découvert le secret qui faisait la force et la gloire de l’armée de Longeverne : allons donc, Lebrac eût mieux aimé en ch… faire des ronds de chapeaux, comme disait élégamment le frère de Camus. Pourtant huit jours de retenue !…
Les camarades, anxieusement, suivaient ce duel.
Lebrac fut héroïque, simplement.
Il souleva derechef le couvercle de sa case, ouvrit son histoire de France et tendit au père Simon – sacrifiant sur l’autel de la petite patrie Longevernoise le premier gage, si cher à son cœur, de ses jeunes amours, – il tendit à cette sinistre fripouille de maître d’école l’image que la sœur de Tintin lui avait donnée comme emblème de sa foi, une tulipe ou une pensée écarlate sur champ d’azur avec, on s’en souvient, ce mot passionné : souvenir.
Lebrac se jura d’ailleurs, si l’autre ne la déchirait pas immédiatement, d’aller la rechiper dans son bureau, la première fois qu’il serait de balayage ou que le maître tournerait le pied pour une raison ou pour une autre.
Quelles émotions n’éprouva-t-il pas l’instant d’après quand l’instituteur regagna son estrade !
Mais la chute des boutons ne s’expliquait guère.
Lebrac dut avouer, en bafouillant, qu’il troquait l’image contre des boutons… Ce genre de négoce n’en restait pas moins bizarre et mystérieux.
– Qu’est-ce que vous faites de tous ces boutons dans votre poche ? fit le père Simon à Tintin. Je parierais que vous les avez volés à votre maman. Je vais la prévenir par un petit mot… Attendez un peu, nous verrons.
— Pour commencer, puisque vous troublez la classe, vous resterez ce soir une heure en retenue, tous les deux.
– Une heure de retenue, pensèrent les autres. Ah bien, oui ! c’était du propre. Le chef et le trésorier pincés. Comment se battre ?
Depuis le jour de sa mésaventure et de sa défaite, Camus, on le comprend, hésitait à assumer de nouveau les responsabilités de général en chef. Si les Velrans venaient quand même !… ma foi, m…iel pour eux !
Il est vrai qu’ils avaient reçu la veille une telle pile qu’il était fort peu probable qu’ils revinssent ce jour-là ; mais est-ce qu’on sait jamais avec des tocbloches[10] pareils !
– Où sont-ils donc ces boutons ? reprit le père Simon. Il eut beau se baisser et assujettir ses lunettes et regarder entre les bancs, aucun bouton ne tomba dans son champ visuel ; pendant l’algarade, les copains, prudents, les avaient tous soigneusement et subrepticement ramassés et cachés au plus profond de leurs poches. Impossible au maître de reconnaître la nature et la quantité des fameux boutons, de sorte qu’il resta dans le doute.
Mais en regagnant sa place, sans doute pour se venger, la vieille rosse ! il déchira en deux la belle image de la Marie Tintin, et Lebrac en devint pourpre de rage et de douleur. Négligemment le maître en laissa tomber un à un les deux débris dans sa corbeille à papier et reprit sa leçon interrompue.
La Crique, qui savait à quel point Lebrac tenait à son image, laissa fort opportunément tomber son porte-plume et, se baissant pour le ramasser, chipa prestement les deux précieux morceaux qu’il cacha dans un livre.
Puis, voulant faire plaisir à son chef, il recolla en cachette, avec des rognures de timbre-poste, les deux fragments désunis et, à la récréation même, les remit à Lebrac qui, surpris au suprême degré, faillit en pleurer de joie et d’émotion et ne sut comment remercier ce bon La Crique, ce vrai copain.
Mais l’affaire de la retenue était bien embêtante tout de même.
– Pourvu qu’il ne dise rien chez nous, pensait Tintin, et il confia son angoisse à Lebrac.
– Oh ! fit le chef, il n’y veut plus penser. Seulement fais attention, tiens-toi bien ! ne touche pas tes poches. S’il savait que tu en as encore…
Dès qu’ils furent dans la cour de récréation, les détenteurs de boutons remirent au trésorier les unités éparses qu’ils avaient ramassées ; nul ne lui fit de reproches sur son imprudence, chacun sentant trop bien quelle lourde responsabilité il avait assumée et tout ce que son poste, qui lui avait déjà valu une retenue sans compter la raclée qu’il pouvait encore bien ramasser en rentrant chez soi, lui pourrait revaloir dans l’avenir.
Lui-même le sentit et se plaignit :
– Non, tu sais ! faudra trouver quelqu’un d’autre pour être trésorier, c’est trop embêtant et dangereux : je ne me suis déjà pas battu hier soir et aujourd’hui je suis puni… !
– Moi aussi, fit Lebrac pour le consoler, je suis en retenue.
– Oui, mais hier au soir, en as-tu, oui z’ou non, foutu des « gnons » et des cailloux et des coups de trique !
– Ça ne fait rien, va, le soir on te remplacera de temps en temps pour que tu puisses te battre aussi.
– Si je savais, je cacherais les boutons maintenant pour ne pas avoir à les emporter ce soir chez nous.
– Si quelqu’un te voyait, par exemple le père Gugu à travers les planches de sa grange et puis qu’il vienne nous les chiper ou le dire au maître, nous serions de beaux cocos, après.
– Mais non ! tu ne risques rien, Tintin, reprirent en chœur les autres camarades pour le consoler, le rassurer et l’engager à conserver par devers soi ce capital de guerre, source à la fois d’ennuis et de confiance, de vicissitudes et d’orgueil.
La dernière heure d’école fut triste, la fin de la récréation sombra dans l’immobilité et le demi-silence semé de colloques mystérieux et de conférences à voix basse qui intriguèrent le maître. C’était une journée perdue, la perspective des retenues ayant tari net leur enthousiasme juvénile et apaisé leur soif de mouvement.
– Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ce soir ? se demandèrent ceux du village, après que Gambette et les deux Gibus, désemparés, se furent retirés dans leurs foyers, l’un sur la Côte et les autres au Vernois.
Camus proposa une partie de billes, car on ne voulait pas jouer aux barres, ce semblant de guerre paraissant si fade après les peignées de la Saute.
On se rendit donc sur la place et on joua au carré à une bille la mise, « pour de bon et non pour de rire », tandis que les punis charmaient l’heure supplémentaire qui leur était imposée, en copiant une lecture de l’Histoire de France Blanchet qui commençait ainsi : « Mirabeau, en naissant, avait le pied tordu et la langue enchaînée ; deux dents molaires formées dans sa bouche annonçaient sa force… », etc., ce dont ils se fichaient pas mal.
Pendant qu’ils copiaient, leur attention vagabonde cueillait par les fenêtres ouvertes les exclamations des joueurs : – Tout ! – Rien ! – J’ai dit avant toi ! – Menteur !
– T’as pas but !
– Vise le Camus ! – Pan ! t’es tué ! Combien que t’as de billes ?
– Trois !
– C’est pas vrai, t’en as au moins deux de plus ! allez, renaque-les, sale voleur !
– Remets-en une au carré si tu veux jouer, mon petit.
– Je m’en fous, j’vas m’approcher du tas et pis tout nettoyer.
Ce que c’est chic tout de même une partie de billes, pensaient Tintin et Lebrac copiant pour la troisième fois : « Mirabeau en naissant avait le pied tordu et la langue enchaînée… »
– Y devait avoir une sale gueule, ce Mirabeau, émit Lebrac ! Quand c’est-y que l’heure sera passée !
– Vous n’avez pas vu mon frère ? demanda la Marie qui passait aux joueurs de billes disputant avec acharnement un coup douteux.
Son interrogation les calma net, les petits intérêts suscités par la partie s’évanouissant devant toute chose se rattachant à la grande œuvre.
– J’ai fait le sac, ajouta-t-elle.
– Ah ! oh ! viens voir !
Et la Marie Tintin exhiba aux guerriers ébahis et figés d’admiration un sac à coulisses en grisette neuve, grand comme deux sacs de billes ordinaires, un sac solide, bien cousu, avec deux tresses neuves qui permettaient de serrer l’ouverture si étroitement que rien n’en pourrait couler.
– C’est salement bien ! jugea Camus, exprimant ainsi le summum de l’admiration, tandis que ses yeux luisaient de reconnaissance. Avec ça, « on est bons » !
– Est-ce qu’ils veulent bientôt sortir ? interrogea la fillette qu’on avait mise au courant de la situation de son frère et de son bon ami.
– « Dedans » dix minutes, un petit quart d’heure, fixa La Crique après avoir consulté la tour du clocher ; veux-tu les attendre ?
– Non, répondit-elle, j’ai peur qu’on me voie près de vous et qu’on dise à ma mère que je suis une « garçonnière » ; je vais m’en aller, mais vous direz à mon frère qu’il s’en vienne sitôt qu’il sera sorti.
– Oui, oui ! on z’y dira, tu peux être tranquille.
– Je serai devant la porte, acheva-t-elle en filant vers leur logis.
La partie continua, languissante, dans l’attente des retenus.
Dix minutes après, en effet, Lebrac et Tintin, entièrement dégoûtés de Mirabeau jeune au pied tordu et… etc., arrivaient près des joueurs, qui se partagèrent pour en finir les billes du carré.
Dès qu’on les eut mis au courant, Tintin n’hésita pas.
– Je file, s’écria-t-il, passe que ces sacrés boutons ça me tale la cuisse, sans compter que j’ai toujours peur de les perdre.
– Si tu peux, tâche de revenir quand ils seront dans le sac, hein ! demanda Camus.
Tintin promit et s’en fut au galop rejoindre sa sœur.
Il arriva juste au moment précis où son père, claquant du fouet, sortait de l’écurie, chassant les bêtes à l’abreuvoir.
– Tu n’as donc rien à faire ? non ! fit-il en le voyant s’installer près de la Marie ostensiblement occupée à ravauder un bas.
– Oh ! j’sais mes leçons, répliqua-t-il.
– Ah ! tiens ! tiens ! tiens !
Et le père, sur ces exclamations équivoques, les laissa pour courir sus au « Grivé » qui se frottait violemment le cou contre la clôture du Grand Coulas.
– Iche-te[11] ! rosse ! gueulait-il en lui tapant du manche de fouet sur les naseaux humides.
Dès qu’il eut dépassé la première maison, Marie sortit enfin le fameux sac et Tintin, vidant ses poches, étala sur le tablier de sa sœur tout le trésor qui les gonflait.
Alors ils introduisirent dans les profondeurs et méthodiquement, d’abord les boutons, puis les agrafes et les boucles et le paquet d’aiguilles soigneusement piquées dans un morceau d’étoffe, pour finir par les cordons, l’élastique, les tresses et la ficelle.
Il restait encore de la place pour le cas où l’on ferait de nouveaux prisonniers. C’était vraiment très bien !
Tintin, les coulisses serrées, levait à hauteur de son œil, comme un ivrogne son verre, le sac rempli, soupesant le trésor et oubliant dans sa joie les punitions et les soucis que lui avait déjà valus sa situation, quand le « tac, tac, tac, tac, tac » des sabots de La Crique, frappant le sol à coups redoublés, lui fit baisser le nez et interroger le chemin.
La Crique, très essoufflé, les yeux inquiets, arriva tout droit à eux et s’écria d’une voix sépulcrale :
– Fais attention aux boutons ! Il y a ton père qui jabote avec le père Simon. Je n’ai rien que peur que ce vieux sagouin ne lui dise qu’il t’a puni aujourd’hui pour ça et qu’on ne te fouille. Tâche de les cacher en cas que cela n’arrive, hein ! moi je me barre ; s’il me voyait il se douterait peut-être que je t’ai prévenu.
On entendait déjà au contour les claquements de fouet du père Tintin. La Crique se glissa entre les clôtures des vergers et disparut comme une ombre, tandis que la Marie, intéressée autant que les gars dans l’aventure, prenant fort opportunément une résolution aussi subite qu’énergique, troussait son tablier, le liait solidement derrière son dos pour former devant une sorte de poche et enfouissait dans cette cachette, sous son ouvrage, le sac et les boutons de l’armée de Longeverne.
– Rentre ! dit-elle à son frère, et fais semblant de travailler, moi je vais rester à ravauder mon bas.
Tout en ayant l’air de ne s’intéresser qu’à son travail, la sœur de Tintin ne manqua pas d’observer en dessous la mine de son père, et elle ne douta nullement qu’il y aurait du grabuge quand elle eut saisi le coup d’œil qu’il lança pour savoir si son fils se trouvait encore à fainéanter au seuil de la porte.
Les bœufs et les vaches se pressaient, se bousculaient pour rentrer vite à l’étable et tâcher, en longeant la crèche, de voler une partie du « lêcher » déposé pour le voisin avant de manger leurs parts respectives. Mais le paysan fit claquer en menace son fouet, affirmant ainsi sa volonté de ne point tolérer ces vols quotidiens et coutumiers, et, dès qu’il eut entouré le cou de chaque bête de son lien de fer, les sabots noirs de fumier et de purin, il poussa la porte de communication qui ouvrait sur la cuisine où il trouva son fils occupé à préparer, avec une attention inaccoutumée et de trop bon aloi, une leçon d’arithmétique pour le lendemain.
Il en était à la définition de la soustraction.
– « La soustraction est une opération qui a pour but… », marmottait-il !
– Qu’est-ce que tu fais maintenant ? dit le père.
– J’apprends mon arithmétique pour demain !
– Tu savais tes leçons tout à l’heure ?
– J’avais oublié celle-là !
– Sur quoi ?
– Sur la soustraction !
– La soustraction !… Tiens ! mais il me semble que tu la connais, la soustraction, petite rosse !
Et il ajouta brusquement :
– Viens voir ici près de moi !
Tintin obéit en prenant un air aussi surpris et aussi innocent que possible.
– Fais voir tes poches ! ordonna le père.
– Mais j’ai rien fait, j’ai rien pris, objecta Tintin.
– J’te dis de me montrer ce qu’il y a « dedans » tes poches, n. d. D… ! et plus vite que ça !
– Y a rien pardine !
Et Tintin, noblement, en victime odieusement calomniée, plongea sa main dans sa poche droite d’où il retira un bout de guenille sale servant de mouchoir, un couteau ébréché dont le ressort ne fonctionnait plus, un bout de tresse, une bille et un morceau de charbon qui servait à tracer le carré quand on jouait aux billes sur un plancher.
– C’est tout ? demanda le père.
Tintin retourna la doublure noire de crasse pour bien montrer que rien ne restait.
– Fais voir l’autre !
La même opération recommença : Tintin successivement aveignit un bout de réglisse de bois à moitié rongé, un croûton de pain, un trognon de pomme, un noyau de pruneau, des coquilles de noisette et un caillou rond (un bon caillou pour la fronde).
– Et tes boutons ? fit le père.
La mère Tintin rentrait à ce moment. En entendant parler de boutons, ses instincts économes de bonne ménagère s’émurent.
– Des boutons ! répondit Tintin. J’en ai pas !
– T’en as pas ?
– Non ! j’ai pas de boutons ! quels boutons ?
– Et ceux que tu avais cette après-midi ?
– Cette après-midi ? reprit Tintin, l’air vague, cherchant à rassembler ses souvenirs.
– Fais pas la bête, nom de Dieu ! s’exclama le père, ou je te calotte, sacré petit morveux, t’avais des boutons cette après-midi, puisque tu en as perdu une poignée en classe ; le maître vient de me dire que tu en avais plein tes poches ! Qu’en as-tu fait ? Où les avais-tu pris ?
– J’avais pas de boutons ! C’est pas moi, c’est… c’est Lebrac qui voulait m’en vendre contre une image.
– Ah ! pardié ! fit la mère ! C’est donc pour ça qu’il n’y a jamais plus rien dans ma corbeille à ouvrage et dans les tiroirs de ma machine à coudre ; c’est ce « sapré » petit cochon-là qui me les prend : on ne trouve jamais rien ici, on a beau tous les jours acheter et racheter, c’est comme si on chantait, ils en voleraient bien autant qu’un curé en pourrait bénir ! Et quand ils ne prennent pas ce qu’il y a ici, ils déchirent ce qu’ils ont sur le dos, ils cassent leurs sabots, perdent leurs casquettes, sèment leurs mouchoirs de poche, n’ont jamais de cordons de souliers entiers. Ah ! mon Dieu ! Jésus ! Marie ! Joseph ! qu’est-ce qu’on veut devenir avec des « gouillands » comme ça !
– Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire de ces boutons ?
– Ah ! sacré arsouille ! Je vais t’apprendre un peu l’ordre et l’économie, et « pisse que » les mots ne servent de rien, c’est à coups de pied au derrière que je vais t’instruire, moi, tu vas voir ça, gronda le père Tintin.
Aussitôt, joignant le geste à la parole, saisissant son rejeton par le bras et le faisant pivoter devant lui, il lui imprima sur le bas du dos, avec ses sabots noirs de purin, quelques cachets de garantie qui, pensait-il, le guériraient pendant quelque temps du désir et de la manie de chiper des boutons dans le « catrignot »[12] de sa mère.
Tintin, selon les principes formulés par Lebrac les jours d’avant, gueula et hurla de toutes ses forces avant même que son père ne l’eût touché, il piailla encore plus haut et plus effroyablement quand les semelles de bois prirent contact avec son postère, il poussa même des cris si aigus que la Marie, tout émue et effarée, rentra les larmes aux yeux et que la mère, elle-même, surprise, pria son époux de ne pas taper si fort, croyant que son fils souffrait vraiment le martyre ou presque.
– Je ne l’ai presque pas touché, ce salaud-là, répliqua le père. Une autre fois je lui apprendrai à gueuler pour quelque chose.
– Que je t’y reprenne un peu, ajouta-t-il, à feuner[13] dans les tiroirs de ta mère, et que j’en retrouve des boutons dans tes poches !
CHAPITRE VIII
autres combinaisons
— Non, non, je n’en veux plus du trésor ! J’en ai assez, moi, de ne pas me battre, de copier des conneries sur Mirabeau, de faire des retenues et de recevoir des piles ! Merde pour les boutons ! Les prendra qui voudra. C’est pas toujours aux mêmes d’être taugnés. Si mon père retrouve un bouton dans mes poches, il a dit qu’il me refoutrait une danse comme j’en ai encore jamais reçu.
Ainsi parla Tintin le trésorier, le lendemain matin, en remettant ès mains du général le joli sac rebondi, confectionné par sa sœur.
— Faut pourtant que quelqu’un les garde, ces boutons, affirma Lebrac. C’est vrai que Tintin ne peut plus guère les conserver puisqu’on le soupçonne. À tout moment il pourrait s’attendre à être fouillé et pincé.
— Grangibus, il te faut les prendre, toi ! Tu ne restes pas au village, ton père ne se doutera jamais que tu les as.
— Traîner ce sac d’ici au Vernois et du Vernois ici, deux fois par jour aller et retour, et ne pas me battre, moi, un des plus forts, un des meilleurs soldats de Longeverne, est-ce que tu te foutrais de ma gueule, par hasard ! riposta Grangibus.
— Tintin aussi est un bon soldat, et il avait bien accepté !
— Pour me faire chiper en classe ou en retournant à la maison. Tu vois pas que les Velrans nous attendent un soir que Narcisse aura oublié de lâcher Turc ! Et les jours où nous ne viendrons pas, qu’est-ce que vous ferez ? Vous coïonnerez, hein !
— On pourrait cacher le sac dans une case en classe, émit Boulot.
— Sacrée gourde ! railla La Crique. Quand c’est-y que tu les mettras en classe, tes boutons ? C’est après quatre heures qu’il nous les faut justement, cucu, c’est pas pendant la classe. Alors comment veux-tu rentrer pour les y cacher ! Dis-le voir un peu, tout malin !
— Non, non, personne n’y est ! C’est pas ça ! rumina Lebrac.
— Ousqu’est Camus et Gambette ? demanda un petit.
— T’en occupe pas, répondit le chef vertement, ils sont dans leur peau et moi dans la mienne et m… pour la tienne, as-tu compris ?
– Oh ! je demandais ça passe que Camus pourrait peut-être le prendre, le sac. De son arbre, ça ne le gênerait guère.
– Non ! Non ! reprit violemment Lebrac. Pas plus Camus qu’un autre : j’ai trouvé, il faut tout simplement chercher une cachette pour y caler le fourbi.
– Pas au village, par exemple ! Si on la trouvait…
– Non, concéda le chef, c’est à la Saute qu’il faudra trouver un coin, dans les vieilles carrières du haut, par exemple.
– Il faut que ce soit un endroit sec, passe que les aiguilles si c’est rouillé ça ne va plus, et puis à l’humidité le fil se pourrit.
– Si on pouvait trouver aussi une cachette pour les sabres et pour les lances et pour les triques ! On risque toujours de se les faire prendre.
– Hier, mon père m’a foutu mon sabre au feu après me l’avoir cassé, gémit Boulot, j’ai rien que pu r’avoir un petit bout de ficelle de la poignée et encore il est tout roussi.
– Oui, conclut Tintin, c’est ça ; il faut trouver un coin, une cache, un trou pour y mettre tout le fourbi.
– Si on faisait une cabane, proposa La Crique, une chouette cabane dans une vieille carrière bien abritée, bien cachée ; il y en a où il y a déjà de grandes cavernes toutes prêtes, on la finirait en bâtissant des murs et on trouverait des perches et des bouts de planches pour faire le toit.
– Ce serait rudement bien, reprit Tintin, une vraie cabane, avec des lits de feuilles sèches pour s’y reposer, un foyer pour faire du feu, et faire la fête, quand on aura des sous.
– C’est ça, affirma Lebrac, on va faire une cabane à la Saute. On y cachera le trésor, les « minitions », les frondes, une réserve de beaux cailloux. On fera des « assetottes » pour s’asseoir, des lits pour se coucher, des râteliers pour poser les sabres, on élèvera une cheminée, on ramassera du bois sec pour faire du feu. Ce que ça va être bien !
– Il faut trouver l’endroit tout de suite, fit Tintin, qui tenait à être le plus tôt possible fixé sur les destinées de son sac.
– Ce soir, ce soir, oui, ce soir on cherchera, conclut toute la bande enthousiaste.
– Si les Velrans ne viennent pas, rectifia Lebrac ; mais Camus et Gambette leur arrangent quelque chose pour qu’ils nous foutent la paix ; si ça va bien, on sera tranquilles tertous, si ça ne réussit pas, eh bien, on en nommera deux pour aller chercher l’endroit qui conviendra le mieux.
– Qu’est-ce qu’il fait, Camus ? dis-nous-le, va, Lebrac, interrogea Bacaillé.
– Ne lui dis pas, souffla Tintin en le poussant du coude pour lui remettre en mémoire une ancienne suspicion.
– T’as le temps de le voir, toi. J’en sais rien, d’abord ! En dehors de la guerre et des batailles, chacun est bien libre, Camus fait ce qu’il veut et moi aussi, et toi itou, et tout le monde. On est en république, quoi, nom de Dieu ! comme dit le père.
L’entrée en classe se fit sans Camus et Gambette. Le maître, interrogeant ses camarades sur les causes présumées de leur absence, apprit des initiés que le premier était resté chez lui pour assister une vache qui était en train de vêler, tandis que l’autre menait encore au bouc une cabe qui s’obstinait à ne pas… prendre.
Il n’insista pas pour avoir des détails et les gaillards le savaient bien. Aussi, quand l’un d’eux fripait l’école, ne manquaient-ils pas, pour l’excuser, d’évoquer innocemment un petit motif bien scabreux sur lequel ils étaient d’avance certains que le père Simon ne solliciterait pas d’explications complémentaires.
Cependant Camus et Gambette étaient fort loin de se soucier de la fécondité respective de leurs vaches ou de leurs chèvres.
Camus, on s’en souvient, avait en effet promis à Touegueule de le retenir ; il avait depuis ruminé sa petite vengeance et il était en train de mettre son plan à exécution, aidé par son féal et complice Gambette.
Tous deux, dès les sept heures, avaient vu Lebrac avec qui ils s’étaient entendus et qu’ils avaient mis au courant de tout.
L’excuse étant trouvée, ils avaient quitté le village. Se dissimulant pour que personne ne les vît ni ne les reconnût, ils avaient gagné le chemin de la Saute et le Gros Buisson d’abord, puis la lisière ennemie, dépourvue à cette heure de ses défenseurs habituels.
Le foyard de Touegueule s’élevait là, à quelques pas du mur d’enceinte, avec son tronc lisse et droit et poli depuis quelques semaines par le frottement du pantalon de la vigie des Velrans. Les branches en fourche, premières ramifications du fût, prenaient à quelques brasses au-dessus de la tête des grimpeurs. En trois secousses, Camus atteignait une branche, se rétablissait sur les avant-bras et se dressait sur les genoux, puis sur les pieds.
Une fois là, il s’orienta. Il s’agissait, en effet, de découvrir à quelle fourche et sur quelle branche s’installait son rival, afin de ne point s’exposer à accomplir un travail inutile qui les aurait de plus ridiculisés aux yeux de leurs ennemis et fait baisser dans l’estime de leurs camarades.
Camus regarda le Gros Buisson et plus particulièrement son chêne pour être fixé sur la hauteur approximative du poste de Touegueule, puis il examina soigneusement les éraflures des branches afin de découvrir les points où l’autre posait les pieds. Ensuite, par cette sorte d’escalier naturel, de sente aérienne, il grimpa. Tel un Sioux ou un Delaware relevant une piste de Visage Pâle, il explora de bas en haut tous les rameaux de l’arbre et dépassa même en hauteur l’altitude du poste de l’ennemi, afin de distinguer les branches foulées par le soulier de Touegueule de celles où il ne se posait pas. Puis il détermina exactement le point de la fourche d’où le frondeur lançait sur l’armée de Longeverne ses cailloux meurtriers, s’installa commodément à côté, regarda en dessous pour bien juger de la culbute qu’il méditait de faire prendre à son ennemi et tira enfin son eustache de sa poche.
C’était un couteau double, comme les muscles de Tartarin ; du moins l’appelait-on ainsi parce qu’à côté de la lame il y avait une petite scie à grosses dents, peu coupante et aussi incommode que possible.
Avec cet outil rudimentaire, Camus, qui ne doutait de rien, se mit en devoir de trancher, à un fil près, une branche vivante et dure de foyard, grosse au moins comme sa cuisse. Dur travail et qui devait être mené habilement si l’on voulait que rien ne vînt, au moment fatal, éveiller les soupçons de l’adversaire.
Pour éviter les sauts de scie et un éraflement trop visible de la branche, Camus, qui était descendu sur la fourche inférieure et serrait le fût de l’arbre entre ses genoux, commença par marquer avec la lame de son couteau la place à entailler et à creuser d’abord une légère rainure où la scie s’engagerait.
Ensuite de quoi il se mit à manier le poignet d’avant en arrière et d’arrière en avant.
Gambette, pendant ce temps, était monté sur l’arbre et surveillait l’opération. Quand Camus fut fatigué, son complice le remplaça. Au bout d’une demi-heure, le couteau était chaud à n’en plus pouvoir toucher les lames. Ils se reposèrent un moment, puis ils reprirent leur travail.
Deux heures durant ils se relayèrent dans ce maniement de scie. Leurs doigts à la fin étaient raides, leurs poignets engourdis, leur cou cassé, leurs yeux troubles et pleins de larmes, mais une flamme inextinguible les ranimait, et la scie grattait encore et rongeait toujours, comme une impitoyable souris.
Quand il ne resta plus qu’un centimètre et demi à raser, ils essayèrent, en s’appuyant dessus, prudemment, puis plus fort, la solidité de la branche.
– Encore un peu, conclut Camus.
Gambette réfléchissait. Il ne faut pas que la branche reste attachée au fût, pensait-il, sans quoi il s’y raccrochera et en sera quitte pour la peur. Il faut qu’elle casse net. Et il proposa à Camus de recommencer à scier d’en dessous, l’épaisseur d’un doigt, pour obtenir une rupture franche, ce qu’ils firent.
Camus, s’appuyant de nouveau assez fortement sur la branche, entendit un craquement de bon augure. Encore quelques petits coups, jugea-t-il.
– Maintenant ça va. Il pourra monter dessus sans qu’elle ne casse, mais une fois qu’il sera en train de gigoter avec sa fronde… ah ah ! ce qu’on va rigoler !
Et après avoir soufflé sur la sciure qui sablait les rameaux pour la faire disparaître, poli de leurs mains les bords de la fente pour rapprocher les éraflures d’écorce et rendre invisible leur travail, ils descendirent du foyard de Touegueule en ayant conscience d’avoir bien rempli leur matinée.
– M’sieu, fit Gambette au maître en arrivant en classe à une heure moins dix, je viens vous dire que mon père m’a dit de vous dire que j’ai pas pu venir ce matin à l’école passe que j’ai mené not’cabe…
– C’est bon, c’est bon, je sais, interrompit le père Simon, qui n’aimait pas voir ses élèves se complaire à ces sortes de descriptions pour lesquelles tous faisaient cercle, dans l’assurance qu’un malin demanderait le plus innocemment du monde des explications complémentaires.
– Ça va bien ! ça va bien, répondit-il de même et d’avance à Camus qui s’approchait, le béret à la main.
Allez, dispersez-vous, ou je vous fais rentrer.
Et en dedans il pensait, maugréant : Je ne comprends pas que des parents soient aussi insoucieux que ça de la moralité de leurs gosses pour leur flanquer des spectacles pareils sous les yeux.
C’est une rage. Chaque fois que l’étalon passe dans le village, tous assistent à l’opération ; ils font le cercle autour du groupe, ils voient tout, ils entendent tout, et on les laisse. Et après ça on vient se plaindre de ce qu’ils échangent des billets doux avec les gamines !
Brave homme qui gémissait sur la morale et s’affligeait de bien peu de chose.
Comme si l’acte d’amour, dans la nature, n’était pas partout visible ! Fallait-il mettre un écriteau pour défendre aux mouches de se chevaucher, aux coqs de sauter sur les poules, enfermer les génisses en chaleur, flanquer des coups de fusil aux moineaux amoureux, démolir les nids d’hirondelles, mettre des pagnes ou des caleçons aux chiens et des jupes aux chiennes et ne jamais envoyer un petit berger garder les moutons, parce que les béliers en oublient de manger quand une brebis émet l’odeur propiciatoire à l’acte et qu’elle est entourée d’une cour de galants !
D’ailleurs les gosses accordent à ce spectacle coutumier beaucoup moins d’importance qu’on ne le suppose. Ce qui les amuse là-dedans, c’est le mouvement qui a l’air d’une lutte ou qu’ils assimilent quelquefois, témoin ce récit de Tigibus, à la désustentation intestinale qui suit les repas.
– Y poussait comme quand il a besoin de ch…, disait-il, en parlant de leur gros Turc qui avait couvert la chienne du maire après avoir rossé tous ses rivaux.
Ce que c’était rigolo ! Il s’était tellement baissé pour arriver juste qu’il en était presque sur ses genoux de derrière et il faisait un dos comme la bossue d’Orsans. Et puis quand il a eu assez poussé en la retenant entre ses pattes de devant, eh bien ! il « s’a redressé » et puis, mes vieux, pas moyen de sortir. Ils étaient attachés et la Follette, qui est petite, elle, avait le cul en l’air et ses pattes de derrière ne touchaient plus par terre.
À ce moment-là, le maire est sorti de chez nous :
– Jetez-y de l’eau ! Jetez-y de l’eau ! bon Dieu ! qu’il gueulait. Mais la chienne braillait et Turc qu’est le plus fort la tirait par le derrière, même que ses… affaires étaient toutes retournées.
Vous savez, ça a dû lui faire salement mal à Turc ; quand on a pu les faire se décoller, c’était tout rouge et il « s’a léché » la machine pendant au moins une demi-heure.
Pis Narcisse a dit : Ah ! m’sieu le Maire, j’crois bien qu’elle en tient pour ses quat’sous, vot’ Folette…
Et il est parti en jurant les n. d. D. !
- ↑ Fromage mou particulier à la Comté.
- ↑ Râper la tuile, farce consistant à frotter une forte tuile contre la façade extérieure du mur d’une maison. Il se produit à l’intérieur un vacarme mystérieux d’autant plus mystérieux qu’on le croit intérieur et qu’on ne peut en découvrir la source.
- ↑ Chiffonnier.
- ↑ Chiffons.
- ↑ Octavie.
- ↑ Mufle.
- ↑ Luxe.
- ↑ Charge.
- ↑ Dénoncer.
- ↑ Toqués.
- ↑ Recule-toi.
- ↑ Corbeille à ouvrage.
- ↑ Feuner, fureter, ou mieux fouiner.