Victor Hugo (Leconte de Lisle)
Les professeurs de rhétorique enseignent qu’il y a, dans l’histoire intellectuelle de chaque peuple, un temps de plénitude et de repos où l’esprit national goûte une entière satisfaction de soi-même. Toute sa puissance génératrice s’est manifestée en des œuvres qu’il estime parfaites ; il possède l’idéal et ne peut plus que décroître. En France, à ce qu’il semble, cette époque maîtresse, cet âge d’or littéraire embrasse deux siècles, le dix-septième et le dix-huitième.
Ceci est une vérité de foi, une conviction profondément enracinée, aussi inébranlable de nos jours qu’elle était intacte il y a soixante ans. Il est faux que le dogme de la liberté dans l’art ait triomphé, et qu’une réconciliation sincère ait apaisé les haines récentes. L’éclectisme actuel, représenté par la critique, n’est dû qu’à l’indifférence publique et à l’énervement des caractères. En réalité, l’influence de notre renaissance moderne a été nulle sur l’esprit français, et les professeurs de rhétorique disent vrai. Les deux siècles qui viennent de s’écouler offrent en effet le complet épanouissement du génie littéraire de notre nation. Ne suffit-il pas, pour s’en convaincre, de remarquer que ces deux cents années n’ont produit aucun poète lyrique digne de ce nom ? L’admirable auteur de l’Aveugle n’appartient à son temps ni par l’inspiration ni par la facture et la qualité du vers. Après Malherbe, les merveilleux artistes de la Pléiade ont été oubliés ; après J.-B. Rousseau et Le Franc de Pompignan, Victor Hugo ne sera jamais un poète national.
Certes, je l’en glorifie pour ma part. Le titre est beau, porté par Shakspeare et par Dante, mais l’ambition légitime du génie doit y renoncer quand on le décerne à des rimeurs vulgaires, ou pis encore, à des ménétriers d’occasion. Le prince des lyriques contemporains n’a-t-il pas pour fonction supérieure de sonner victorieusement, dans son clairon d’or, les fanfares éclatantes de l’âme humaine en face de la beauté et de la force naturelles ? Un souffle de cette vigueur mettrait en pièces les mirlitons nationaux si chers aux oreilles obstruées de refrains de guinguette.
L’œuvre de cet homme, à qui nous devons tant, nous tous qui possédons l’amour du beau et la haine solide de la platitude et de la banalité, œuvre immense déjà et sans cesse en voie d’accroissement, nous offre le spectacle d’un esprit très mâle et très individuel, se dégageant de haute lutte, et par bonds, des entraves communes, toujours plus certain du but marqué, embrassant d’année en année une plus large sphère par le débordement magnifique de ses qualités natives et de ses défauts aussi extraordinaires, mais qui, par leur nature même, commandent encore une sorte de vénération. On se sent en présence d’une volonté puissante conforme à une destinée, ce qui est la marque du génie. Dans le monde de l’art, en effet, la recherche latente ou consciente de cet accord définitif constitue le travail interne, nécessaire, de tout esprit bien doué. Quand la conformité s’accomplit, l’artiste est complet.
Tel qu’il nous apparaît, tel que nous l’admirons dans l’ensemble de ses poèmes, des Orientales à la Légende des Siècles, Victor Hugo s’impose à toute intelligence compréhensive comme une force vivante, à la fois volontaire et fatale. Il est donc inévitable qu’il s’affirme et que le sens des objections puériles de la critique lui échappe. Le bourdonnement de ces mouches l’irrite à bon droit. Il est ce qu’il est. Les piqûres envenimées, les insultes, les négations, ses propres efforts au besoin, ne le transformeront pas. On ne fera pas de cet aigle un volatile de basse-cour ; on n’attellera pas ce lion à l’omnibus littéraire. Le prétendu orgueil du grand poète n’est autre chose, au fond, que l’aveu pur et simple qu’il est Victor Hugo. Ce qui est incontestable.
L’auteur des seuls chefs-d’œuvre lyriques que la poésie française puisse opposer avec la certitude du triomphe aux littératures étrangères, l’écrivain qui a rendu à notre langue rhythmée la vigueur, la souplesse et l’éclat dont elle était destituée depuis deux siècles, mérite toute la gratitude des poètes et tout le respect des rares intelligences qui aiment et comprennent encore le Beau. C’est un esprit excessif, qui le nie ? Il se déclare tel lui-même. Ce sont de véritables excès que les Rayons et les Ombres, les Contemplations, la Légende des Siècles, et quels excès ! J’avoue volontiers que les saines doctrines académiques s’en accommodent peu. Les jets d’eau de nos jardins publics ont aussi plus de retenue et de mesure que les éruptions volcaniques ; mais j’ose avancer, avec la timidité convenable, que celles-ci ont un caractère plus saisissant que ceux-là. Nous habitons un climat tempéré, nous sommes honnêtes et modérés, nous ne sommes ni grands ni petits, nous sommes doués du bon sens gaulois ; mais, hélas ! la poésie est un excès dont nous ne nous rendrons jamais coupables. La virtuosité du peuple français est et sera toujours une chimère éternelle, car, dans le monde de l’art, le peuple français est aveugle et sourd.
Victor Hugo voit et entend. Le regard qu’il jette sur la nature est large et profond ; son œil saisit le détail infini et l’ensemble des formes, des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière. Son oreille perçoit les bruits vastes, les rumeurs confuses et la netteté des sons particuliers dans le chœur général. Ces perceptions diverses, qui affluent incessamment en lui, s’animent et jaillissent en images vivantes, toujours précises dans leur abondance sonore, toujours justes dans leur accumulation formidable ou dans leur charme irrésistible. Qu’importent les scories qui se mêlent à cette lave ! Elles s’y consument et s’y engloutissent.
Gardons-nous de croire, comme la multitude des esprits superficiels, que le grand artiste ne possède cette vision complète de la beauté objective qu’au détriment de la réflexion. Ce serait, en vérité, quelque chose d’inexplicable. Avoir des idées et mal écrire sont, en France, deux termes corrélatifs. Si la faculté intuitive est prédominante chez le poète, il ne perçoit, ne compare et ne juge qu’avec plus de promptitude et d’intensité. L’antithèse et l’ellipse donnent à l’expression de sa pensée une profondeur concise qui trouble les intelligences peu averties ; il ne leur manque guère, pour être équitables, que de bien connaître le génie de la langue qu’elles entendent parler.
Il faut réduire à ce qu’elle vaut cette prétention comique, propre aux Français, de penser et d’exiger qu’on pense. Le bon sens national, ce fonds inaliénable, contient une certaine somme de notions stéréotypées dont le nombre s’accroît en raison inverse d’une déperdition de sagacité. Nous sommes de ceux qui étudieraient volontiers le soleil, en plein midi, à la lueur d’une lanterne. Descartes et Malebranche, Kant et Schelling, ces penseurs abstraits, sont-ils mieux compris et goûtés que les grands poètes ? Si nous avouons sans peine notre inaptitude à saisir les vérités métaphysiques, comment se fait-il que personne n’hésite à juger sans appel l’œuvre poétique, infiniment plus spéciale encore ? On répond : Les grandes pensées viennent du cœur, la vraie poésie est un cri du cœur, le génie réside tout entier dans l’émotion cordiale ressentie et communiquée. Soit, mais la difficulté subsiste, puisque cette émotion s’exprime dans la langue sacrée qui ne vous est ni sympathique ni familière.
Les sentiments tendres, les délicatesses même subtiles, acquièrent en passant par une âme forte une expression souveraine, parce qu’elle est plus juste. C’est pour cela que la sensibilité des poètes virils est la seule vraie. Je n’ai nul besoin de rappeler les preuves multipliées que Victor Hugo nous a données de cette richesse particulière de son génie. Ceux qui l’ignorent et ceux qui la méconnaissent, s’ils existent, ne valent pas qu’on se préoccupe de leur incurie ou de leur obstruction mentale. Le vers plein d’éclat et de sonorité, habituel au grand lyrique, s’empreint ici d’une grâce et d’un charme inattendus. En dernier lieu, non seulement l’artiste sans pareil vivifie ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il touche, mais, par surcroît, il excelle à exprimer avec précision ce qui est vague dans l’âme et confus dans la nature. Comme dans la légende orphique, l’herbe, l’arbre, la pierre, souffrent, pleurent, parlent, chantent ou rêvent ; le sens mystérieux des bruits universels nous est révélé. Toutes les cordes de cette lyre vibrent à l’unisson.
Quand les pluies de la zone torride ont cessé de tomber par nappes épaisses sur les sommets et dans les cirques intérieurs de l’île où je suis né, les brises de l’Est vannent au large l’avalanche des nuées qui se dissipent au soleil, et les eaux amoncelées rompent brusquement les parois de leurs réservoirs naturels. Elles s’écroulent par ces déchirures de montagnes qu’on nomme des ravines, escaliers de six à sept lieues, hérissés de végétations sauvages, bouleversés comme une ruine de quelque Babel colossale. Les masses d’écume, de haut en bas, par torrents, par cataractes, avec des rugissements inouïs, se précipitent, plongent, rebondissent et s’engouffrent. Çà et là, à l’abri des courants furieux, les oiseaux tranquilles, les fleurs splendides des grandes lianes se baignent dans de petits bassins de lave moussue, diamantés de lumière. Tout auprès, les eaux roulent, tantôt livides, tantôt enflammées par le soleil, emportant les îlettes, les tamariniers déracinés qui agitent leurs chevelures noires et les troupeaux de bœufs qui beuglent. Elles vont, elles descendent, plus impétueuses de minute en minute, arrivent à la mer, et font une immense trouée à travers les houles effondrées.
Il y a quelque chose de cela dans le génie et dans l’œuvre de Victor Hugo.