Vies des hommes illustres/Galba
Charpentier, (Volume 4, p. 617-648).
GALBA.
Iphicrate l’Athénien voulait que le soldat mercenaire fût avide d’argent et de plaisirs, afin que, pour se procurer de quoi satisfaire ses passions, il s’exposât avec plus d’audace à tous les périls. Mais la plupart des autres généraux veulent que le soldat, ainsi qu’un corps fort et robuste, dont un seul principe dirige toutes les fonctions, n’ait d’autres mouvements que ceux que son chef lui imprime. Aussi dit-on que Paul Émile ayant trouvé, en arrivant en Macédoine, beaucoup de babil et de curiosité dans son armée et la plupart des soldats s’ingérant, pour ainsi dire, des fonctions de général, fit publier dans le camp que chaque soldat eût la main prompte et l’épée bien affilée, et qu’il prendrait lui-même soin du reste. Platon disait que le meilleur général devenait inutile, si ses troupes n’étaient soumises et obéissantes ; pensant que la vertu d’obéissance, autant que celle du commandement, exige, pour modérer l’impétuosité de la colère, un naturel généreux, une éducation philosophique, mélangés de douceur et d’humanité. De nombreux exemples attestent cette vérité ; et les malheurs qui fondirent sur Rome après la mort de Néron, montrent assez que rien n’est terrible dans un empire comme une armée qui ne connaît plus de frein, et qui se livre avec licence à tous ses mouvements désordonnés.
Démade voyant, après la mort d’Alexandre, les mouvements impétueux et aveugles de l’armée macédonienne, la comparait au cyclope Polyphème, après qu’il eut eu l’œil crevé. Mais l’empire romain, quand il fut divisé en plusieurs partis, devint en proie à des agitations violentes, à des troubles furieux, comme on nous peint ceux des Titans, et tourna ses armes contre lui-même, moins encore par l’ambition des chefs qui se faisaient nommer empereurs, que par l’avarice et la licence des gens de guerre, qui les chassaient les uns par les autres, comme un clou en chasse un autre. Denys disait, en parlant du tyran de Phères[1] qui, après avoir régné dix mois en Thessalie, avait été mis à mort, que c’était un tyran de tragédie ; se moquant ainsi du changement subit qui s’était opéré dans sa fortune. Mais le palais des Césars reçut, dans un moindre espace de temps, quatre empereurs, les soldats y faisant entrer l’un en en chassant l’autre, de même que sur un théâtre. Il est vrai que les Romains, tout en souffrant de ces changements, y trouvaient une consolation ; c’était de n’avoir besoin d’aucune vengeance contre les auteurs de leurs maux, qu’ils voyaient se tuer les uns les autres. Ils virent périr le premier, et avec grande justice, celui qui les avait entraînés dans ces changements, en leur faisant espérer de chaque nouvel empereur tout ce qu’il lui avait plu de leur promettre : c’était déshonorer la plus belle de toutes les entreprises, la révolte contre Néron, et la faire dégénérer en trahison, par le salaire dont elle était payée.
Car Nymphidius Sabinus, qui, comme nous l’avons dit[2] était préfet du prétoire avec Tigellinus, voyant les affaires de Néron désespérées, et Néron sur le point de se retirer en Égypte, persuada aux soldats, comme si Néron eût déjà pris la fuite, de proclamer Galba empereur, promettant aux soldats des cohortes prétoriennes sept mille cinq cents drachmes[3] par tête, et aux soldats des armées répandues dans les provinces, douze cent cinquante drachmes[4] chacun : sommes énormes, qu’il aurait été impossible de ramasser, sans faire aux Romains dix mille fois plus de maux que Néron ne leur en avait fait. Cette promesse perdit d’abord Néron, et bientôt après Galba lui-même ; car, après avoir abandonné l’un pour recevoir l’argent promis, les soldats firent mourir l’autre parce qu’on leur manquait de parole. Ensuite, cherchant un empereur qui pût leur donner une pareille somme, ils se consumèrent eux-mêmes en révoltes et en trahisons, sans pouvoir obtenir la récompense tant désirée.
Le détail des choses qui arrivèrent alors n’appartient qu’à une histoire générale : il suffit donc au but que je me propose de ne point passer sous silence les malheurs et les événements les plus mémorables de la vie des Césars. Sulpicius Galba est, de l’aveu de tous les historiens, le plus riche particulier qui soit jamais entré dans la maison des Césars. Quoique fier de son illustre naissance, étant de la famille des Servius, Galba se tenait plus honoré encore de sa parenté avec Catulus[5] qui avait été le premier de son temps en réputation et en vertu, quoiqu’il cédât volontiers à d’autres le premier degré d’autorité et de puissance. Galba était parent de Livie, femme d’Auguste ; et ce fut par le crédit de Livie qu’il sortit du palais impérial pour aller prendre possession du consulat. On dit qu’il commanda avec gloire dans la Germanie, et que, devenu proconsul d’Afrique, il s’y distingua entre le petit nombre de ceux qui y acquirent le plus d’honneur. Mais sa vie simple et frugale, la modicité de sa dépense, éloignée de toute superfluité, le firent accuser d’avarice, dès qu’il fut parvenu à l’empire ; et la gloire qu’il tirait de son économie fut regardée comme chose surannée et hors de saison.
Néron, qui n’avait point encore appris à redouter les citoyens revêtus de grandes dignités, l’envoya commander en Espagne ; et, comme Galba était naturellement doux et humain, sa vieillesse donnait bonne opinion de sa prudence. Les intendants de Néron, tous scélérats avérés, pillaient avec non moins de cruauté que d’injustice les provinces qu’ils gouvernaient : Galba, qui ne pouvait les garantir de ces vexations, partageait du moins ouvertement leurs peines : il souffrait de leurs maux comme s’ils eussent été les siens propres ; et c’était une sorte de consolation et de soulagement pour ceux-là même que les tribunaux condamnaient à être vendus comme esclaves. Dans ce temps-là, il courut contre Néron des chansons satiriques : Galba n’empêcha point qu’on les chantât, et ne partagea pas à cet égard la colère des intendants de Néron ; par suite de quoi l’affection que lui portaient déjà les gens du pays, avec lesquels il avait formé une étroite liaison, depuis huit ans qu’il gouvernait leur province, s’augmenta singulièrement encore.
À cette époque, Junius Vindex, qui commandait en Gaule, se révolta contre Néron. Mais, avant que la conjuration eût éclaté, Vindex, dit-on, en avait écrit à Galba, qui ne voulut point y croire : il ne dénonça pas Vindex, comme firent plusieurs commandants, qui envoyèrent à Néron les lettres que Vindex leur avait écrites, et qui par là arrêtèrent, autant qu’il fut en eux, l’effet de l’entreprise ; mais, dans la suite, ces hommes, ayant été reconnus comme complices de cette révolte, convinrent qu’ils ne s’étaient pas moins trahis eux-mêmes qu’ils n’avaient trahi Vindex. Après que Vindex eut ouvertement déclaré la guerre à Néron, il écrivit à Galba une seconde lettre, pour le presser d’accepter l’empire, de se donner pour chef à un corps puissant, aux Gaules, qui avaient déjà cent mille hommes sous les armes, et qui pouvaient en lever un plus grand nombre encore. Galba en délibéra avec ses amis : plusieurs lui conseillèrent de ne se pas hâter, et d’attendre, pour voir quels mouvements exciterait dans Rome la nouvelle de ce changement. Mais Titus Vinnius, capitaine d’une cohorte prétorienne, prenant la parole : « Galba, dit-il, pourquoi délibérer ? Chercher si nous demeurerons fidèles à Néron, c’est déjà lui être infidèles. Il faut, ou accepter l’amitié de Vindex, comme si Néron était déjà notre ennemi, ou l’accuser sur-le-champ et lui faire la guerre, parce qu’il veut que les Romains t’aient pour empereur plutôt que Néron pour tyran. » Alors Galba, sans plus attendre, fit afficher publiquement qu’à un certain jour, qu’il désignait, il affranchirait tous les esclaves qui viendraient se présenter à lui. Dès que cette publication fut connue, il se rassembla autour de sa personne une foule d’hommes amoureux de nouveautés ; et il ne fut pas plutôt monté sur son tribunal, que cette multitude le proclama empereur. Toutefois il ne voulut pas d’abord accepter ce titre ; et, après avoir accusé Néron et déploré le sort de tant de personnages illustres que le tyran avait fait périr, il promit de donner tous ses soins à la patrie, sans prendre les noms de César ni d’empereur, mais avec le seul titre de lieutenant du Sénat et du peuple.
Néron lui-même prouva, par sa conduite, combien était sage et raisonnable le choix que Vindex avait fait de Galba pour l’élever à l’empire. Lui, qui affectait de mépriser Vindex et de ne tenir aucun compte de la révolte des Gaulois, quand on lui apprit, au moment où il sortait du bain pour aller souper, la nouvelle de la proclamation de Galba, il en renversa la table de colère. Néanmoins, après que le Sénat eut déclaré Galba ennemi de la patrie, il eut encore l’air de rire de cette révolte et d’en plaisanter avec ses amis, affectant beaucoup d’assurance, et disant que c’était un prétexte venu fort à propos pour amasser de l’argent, dont il avait grand besoin ; qu’après qu’il aurait soumis les Gaulois, tous leurs biens seraient en sa possession ; mais qu’en attendant, il allait faire vendre ceux de Galba, et se servir de l’argent qui en proviendrait, puisque aussi bien Galba venait d’être déclaré son ennemi. En effet, il ne tarda pas à les faire mettre à l’encan ; mais Galba, en ayant été informé, fit aussi vendre à son de trompe tous les biens que Néron possédait en Espagne ; et il trouva, plus que Néron, des acheteurs empressés.
Chaque jour le nombre des révoltés s’augmentait, et l’on accourait de toutes parts se joindre à Galba : seuls, Clodius Macer, commandant en Afrique, et Verginius Rufus, général des légions germaines qui étaient en Gaule, agissaient séparément, et formaient chacun une faction différente. Clodius, homme cruel et avide, qui se sentait coupable de concussions, de rapines et de meurtres, se montrait flottant et incertain, également incapable de retenir et d’abandonner l’empire ; Verginius, chef de légions puissantes, qui l’avaient maintes fois nommé empereur et qui voulaient encore le contraindre d’en prendre le titre, répondait toujours qu’il n’accepterait jamais l’empire, et qu’il ne souffrirait pas qu’il fût donné à un autre qu’à celui que le Sénat aurait choisi. Galba en fut d’abord troublé ; mais, après que Verginius et Vindex eurent, en quelque sorte, été forcés par leurs légions d’en venir aux mains, et de livrer une grande bataille, semblables à deux écuyers qui, ne pouvant retenir leurs chevaux, sont obligés de s’abandonner à leur fougue ; après que Vindex se fut tué lui-même sur les corps de vingt mille Gaulois qui étaient tombés dans la bataille, le bruit s’étant répandu que les vainqueurs exigeaient, pour prix d’une aussi grande victoire, que Verginius acceptât l’empire, sans quoi ils menaçaient de rentrer sous l’obéissance de Néron, alors Galba fut si effrayé, qu’il écrivit à Verginius, pour le prier de s’entendre avec lui, afin de conserver aux Romains l’empire et la liberté. Après avoir fait cette démarche, il s’en retourna avec ses amis à Colonia[6] ville d’Espagne, où il séjourna quelque temps : il se repentait déjà de ce qu’il avait fait, et regrettait la vie douce et paisible à laquelle il était habitué, au prix des embarras de sa position présente.
On était alors au commencement de l’été : un soir, à la nuit tombante, un de ses affranchis, nommé Icélus, arriva de Rome au camp : il avait fait ce trajet en sept jours. Ayant appris que Galba était déjà retiré dans sa tente, il y accourut, y entra malgré les domestiques, qui voulaient l’en empêcher, et lui annonça que l’armée d’abord, et ensuite le Sénat, qui ne voyaient point paraître Néron, quoiqu’il fût encore vivant, l’avaient proclamé empereur, et que, quelques instants après, on avait appris la mort du tyran. « Je n’ai pas voulu, ajouta-t-il, m’en rapporter à ceux qui répandaient la nouvelle : je suis allé sur le lieu même ; et ce n’est qu’après avoir vu son corps gisant par terre que je suis parti. » Cette nouvelle causa une extrême joie à Galba : il accourut aussitôt à sa porte une foule immense, que son air satisfait rassura, quoique la diligence du courrier parût incroyable ; mais, deux jours après, Titus Vinnius arriva du camp, suivi de plusieurs officiers, et lui apporta le détail de tout ce que le Sénat avait fait. Galba donna à Vinnius, pour récompense, une charge honorable, et à son affranchi le droit de porter un anneau d’or : ce dernier ajouta à son nom d’Icélus celui de Marcianus, et eut depuis le premier crédit entre les autres affranchis.
À Rome, Nymphidius Sabinus tendait à attirer à lui toutes les affaires, non point par une marche lente et insensible, mais tout d’un coup, prétextant la vieillesse de Galba (il avait alors soixante-treize ans), qui lui laissait à peine assez de force pour se faire porter à Rome dans une litière. D’ailleurs les cohortes prétoriennes, qui étaient attachées depuis longtemps à Nymphidius, dans ce moment, plus que jamais, fondaient sur lui seul leur espérance : elles le regardaient comme leur bienfaiteur, à cause de la somme d’argent qu’il leur avait promise au nom de Galba, tandis qu’elles ne voyaient dans Galba qu’un débiteur. Nymphidius ordonna d’abord à Tigellinus, qui était comme lui préfet du prétoire, de déposer son épée ; puis il donna de magnifiques festins à tous les personnages consulaires et aux anciens généraux, qu’il avait fait inviter au nom de Galba ; en même temps il gagna des soldats, qui parcoururent le camp, disant qu’il fallait députer vers Galba, et lui demander Nymphidius pour préfet perpétuel du prétoire, seul et sans collègue. Mais ce que le Sénat fit pour l’honorer et accroître sa puissance, en lui donnant le titre de bienfaiteur de la patrie, en allant chaque matin à sa porte pour le saluer, en ordonnant que tous les actes publics seraient faits en son nom, et que lui seul aurait le droit de les ratifier, lui inspira une telle audace, qu’en peu de temps il devint non-seulement odieux, mais encore redoutable à ceux-là même qui lui faisaient la cour.
Un jour, les consuls ayant chargé les courriers publics de leurs dépêches pour l’empereur, et leur ayant remis les lettres scellées de leur sceau, afin que les magistrats des villes qui étaient chargés de les recevoir, après avoir reconnu le sceau, fournissent des relais aux messagers, pour qu’ils pussent faire une plus grande diligence, Nymphidius, irrité de ce qu’ils avaient refusé les lettres scellées de son sceau et les soldats de sa garde pour porter les dépêches, délibéra, dit-on, pour savoir s’il ne les ferait point mourir ; mais, sur les excuses qu’ils lui firent, il leur pardonna. Comme il cherchait à flatter le peuple, il ne l’empêcha point de faire mourir tous ceux des amis de Néron qui tombèrent entre ses mains. Le gladiateur Spicillus fut mis sous les statues de Néron qu’on traînait dans la ville, et écrasé ainsi au milieu du Forum ; le délateur Aponius fut étendu à terre, et l’on fit passer sur son corps des chariots chargés de pierres ; d’autres furent mis en pièces, quoique innocents. On poussa les choses à un tel excès, que Mauriscus, qui passait pour l’un des plus gens de bien de Rome, dit en plein Sénat qu’il craignait que dans peu on ne regrettât Néron.
Nymphidius s’avançait ainsi de jour en jour vers le but auquel il aspirait, laissant répandre le bruit dans Rome qu’il était fils de Caïus César[7], le successeur de Tibère. Caïus avait eu, dans sa jeunesse quelque commerce avec la mère de Nymphidius, femme assez belle, qui était fille de Callistus, un des affranchis de César, et d’une couturière. Mais il paraît que le commerce de Caïus avec cette femme est postérieur à la naissance de Nymphidius : il passait pour fils du gladiateur Marcianus, dont Nymphidia, sa mère, s’était éprise à cause de sa célébrité ; d’ailleurs, sa ressemblance avec Marcianus rendait cette origine vraisemblable. Quoi qu’il en soit, il avouait Nymphidia pour sa mère ; mais, comme il s’attribuait à lui seul la mort de Néron, il croyait que les honneurs et les richesses dont il était comblé n’étaient pas suffisants pour le récompenser. Non content de faire servir à ses infâmes plaisirs Sporus, que Néron avait aimé, et que lui, Nymphidius, avait pris au pied même du bûcher où le corps du tyran brûlait encore, dont il s’était fait comme sa femme, et auquel il avait donné le nom de Poppée, il aspirait encore à l’empire : secondé par certaines femmes et par certains personnages consulaires, il faisait dans Rome des intrigues secrètes avec ses amis ; il fit plus, il envoya en Espagne Gellianus, un de ses amis, pour observer les démarches de Galba, et examiner tout ce qui s’y passait.
Mais, après la mort de Néron, tout réussit à Galba : seul Verginius Rufus lui donnait de l’inquiétude, parce qu’il flottait entre les deux partis. Il craignait que Verginius, chef d’une armée puissante et belliqueuse, illustré d’ailleurs par sa victoire sur Vindex, maître d’une grande partie de l’empire romain et de la Gaule entière, laquelle était dans l’agitation et disposée à la révolte, ne prêtât l’oreille à ceux qui l’appelaient à l’empire. Aucun capitaine n’avait un plus grand nom ni autant de célébrité que Verginius ; plus que personne il avait influé sur le sort de l’empire, qu’il avait délivré à la fois d’une tyrannie cruelle et de la guerre des Gaules ; mais, persévérant toujours dans ses premières résolutions, Verginius laissait au Sénat le choix d’un empereur ; et, même après que la mort de Néron fut certaine, les soldats ayant renouvelé leurs instances, et un des tribuns ayant tiré son épée dans sa tente, en le menaçant de la lui passer à travers le corps s’il n’acceptait l’empire, il demeura inébranlable. Mais, après que Fabius Valens, capitaine d’une légion, eut le premier prêté serment de fidélité à Galba, et que Verginius eut appris, par des lettres de Rome, les décrets du Sénat, alors il détermina ses légions, non sans peine, à reconnaître Galba pour empereur. Il ne fit aucune difficulté pour recevoir Flaccus Hordéonius, que Galba avait envoyé pour lui succéder : il lui remit le commandement de l’armée, puis il alla au-devant de Galba, qui marchait vers Rome. Galba ne lui témoigna aucun ressentiment, parce qu’il respectait sa vertu ; mais il ne lui donna non plus nulle marque de bienveillance, retenu qu’il était par ses amis, et en particulier par Titus Vinnius, qui portait envie à Verginius, et qui croyait par là nuire à son avancement ; mais il ne s’apercevait pas qu’il secondait, à son insu, la bonne fortune de Verginius, en l’éloignant des maux sans nombre auxquels les guerres assujettissaient les autres généraux, et en lui laissant couler une vieillesse paisible au sein d’une vie tranquille et sans orages.
Les députés envoyés par le Sénat rencontrèrent Galba près de Narbonne, ville des Gaules ; là, ils lui rendirent leurs devoirs, et le pressèrent d’aller bien vite se montrer au peuple, qui désirait ardemment sa présence. Galba les accueillit très-bien : il leur parla avec autant de bonté que de familiarité ; et, dans les repas qu’il leur donna, laissant de côté la vaisselle d’or et d’argent et les autres meubles de Néron, que Nymphidius lui avait envoyés, il ne se servit que de ses propres meubles et de sa vaisselle, montrant en cela une grandeur d’âme qui le rendait supérieur à la vanité. Mais bientôt Vinnius lui fit entendre que cette magnanimité, cette modestie et cette simplicité, étaient une manière basse de flatter le peuple, que la véritable grandeur dédaignait d’employer ; et il lui persuada de faire usage des richesses de Néron, et de ne rien épargner pour étaler à sa table une magnificence royale. On ne tarda pas à croire que le vieillard se laisserait gouverner par Vinnius, le plus avare et le plus voluptueux de tous les hommes. Ce Vinnius, étant encore jeune, et faisant sa première campagne sous Calvisius Sabinus, fit entrer une nuit dans le camp, déguisée en soldat, la femme de son capitaine, qui était très-débauchée, et la corrompit dans l’endroit même du camp que les Romains appellent Principia[8]. Caïus César, pour le punir de cette action, le fit mettre en prison ; mais, après la mort de Caïus, il recouvra sa liberté. Une autre fois, soupant chez l’empereur Claude, il vola une coupe d’argent : l’empereur, en ayant été informé, le fit inviter à souper pour le lendemain ; mais il ordonna à ses officiers de ne le servir que dans la vaisselle de terre. Aussi ce larcin, par la modération et la plaisanterie du prince, parut-il plus digne de risée que de punition ; mais les vols que Vinnius commit dans la suite, lorsqu’il disposait à son gré de Galba et de ses finances, causèrent de funestes malheurs et des événements tragiques, donnant lieu aux uns, et servant de prétexte aux autres.
En effet, Nymphidius, après le retour de Gellianus, qu’il avait envoyé auprès de Galba comme espion, ayant appris que Cornélius Lacon avait été nomme préfet du palais et des gardes prétoriennes, que Vinnius jouissait du plus grand crédit auprès de l’empereur, et que Gellianus n’avait pu approcher de Galba, ni l’entretenir en particulier, parce qu’il était devenu suspect et qu’on observait toutes ses démarches, fut si troublé de ces nouvelles, qu’il assembla tous les capitaines des cohortes prétoriennes, et leur dit, qu’à la vérité Galba était un vieillard plein de douceur et de modération, mais qu’au lieu de se conduire par ses propres conseils, il se laissait entièrement gouverner par Vinnius et Lacon, qui s’en acquittaient fort mal. « Avant de donner à ces deux hommes, ajouta-t-il, le temps d’acquérir la même autorité qu’avait Tigellinus, il faut envoyer des députés vers l’empereur, au nom de toute l’armée, pour lui représenter qu’en éloignant de sa personne Vinnius et Lacon seulement, il serait mieux vu à Rome, et se rendrait plus agréable à tout le monde. » Mais les officiers, loin d’approuver cette proposition, trouvèrent au contraire fort étrange qu’il voulût prescrire à un vieux empereur, comme à un jeune homme qui commencerait à commander, quels amis il devait retenir ou rejeter.
Nymphidius prit donc une autre voie : il chercha à effrayer Galba, en lui écrivant tantôt que Rome était dans une grande agitation et renfermait une foule de gens malintentionnés contre lui ; tantôt que Clodius Macer retenait en Afrique les blés destinés pour Rome ; une autre fois que les légions de la Germanie commençaient à se soulever, et qu’il recevait les mêmes nouvelles des troupes de Syrie et de Judée. Mais, comme Galba ne tenait aucun compte de ces avis et n’y ajoutait pas foi, Nymphidius résolut de lui courir sus le premier. Clodius Celsus, d’Antioche, homme plein de sens et le plus fidèle de ses amis, chercha autant qu’il put à l’en détourner, disant qu’il ne croyait pas qu’il y eût dans Rome une seule maison qui consentit à donner à Nymphidius le titre de César. Mais tous les autres se moquaient de Galba ; Mithridate de Pont surtout le raillait sur sa tête chauve et ses rides. « Les Romains, disait-il, ont maintenant bonne opinion de lui ; mais ils ne l’auront pas plutôt vu, qu’ils regarderont comme un opprobre que de nos jours il ait été nomme César. »
Il fut donc résolu qu’à minuit on mènerait Nymphidius au camp, et que là on le proclamerait empereur. Mais, sur le soir, Antonius Honoratus, le premier des tribuns, assembla les soldats qu’il commandait : il commença par se reprocher à lui-même et ensuite à tous les autres qu’en si peu de temps ils eussent changé tant de fois de parti, non par des motifs raisonnables, et pour choisir ce qui était le meilleur, mais poussés de trahison en trahison par quelque mauvais Génie. « Sans doute, continua-t-il, les crimes de Néron nous ont fourni un prétexte pour justifier nos premières démarches ; mais, aujourd’hui, quelles sont les raisons qui peuvent nous pousser à trahir Galba ? Pouvons-nous l’accuser de l’assassinat de sa mère, ou du meurtre de sa femme ? Avons-nous eu la honte de voir notre empereur chanter et jouer des tragédies sur nos théâtres ? Et ces infamies mêmes nous ont-elles fait abandonner Néron ? N’est-ce pas à la seule persuasion de Nymphidius que nous l’avons rejeté, parce qu’il nous fit croire que Néron nous avait abandonnés le premier, et qu’il s’était retiré en Égypte ? Allons-nous donc encore immoler Galba sur Néron ? et, après nous être défaits du parent de Livie, comme nous nous sommes défaits du fils d’Agrippine, prendrons-nous pour César le fils de Nymphidia ? Ah ! plutôt, punissons Nymphidius de ses crimes, et demeurons les gardes fidèles de Galba, comme nous avons été les vengeurs des forfaits de Néron. » Ce discours du tribun ramena tous les soldats à son avis : ils allèrent trouver ceux des autres cohortes, les exhortèrent à rester fidèles à leur empereur, et en gagnèrent un grand nombre.
À ce moment, un cri général retentit dans le camp : Nymphidius, croyant, ou que les soldats l’appelaient à l’empire, ou que c’était quelque mouvement séditieux causé par ceux qui chancelaient encore, et qu’il fallait prévenir, s’y rendit, suivi d’un grand nombre de gens qui portaient des flambeaux, et tenant dans sa main une harangue que Cingonius Varron avait composée pour lui, et qu’il avait apprise par cœur, afin de la prononcer devant les soldats. Mais, ayant trouvé les portes du camp fermées, et les murailles garnies d’hommes armés, la frayeur le saisit : il s’avança vers ces hommes, et leur demanda quel était donc leur dessein, et en vertu de quel ordre ils avaient pris les armes ; et, comme tous répondirent qu’ils reconnaissaient Galba pour leur empereur, il feignit de partager leur sentiment, s’approcha davantage d’eux, loua leur fidélité, et commanda à ceux qui l’accompagnaient de suivre son exemple. Alors les sentinelles lui ouvrirent les portes et le laissèrent entrer avec un petit nombre des siens ; mais il ne fut pas plutôt dans le camp, qu’on lui lança une javeline, que Septimius reçut dans son bouclier ; puis, plusieurs gardes coururent sur lui l’épée nue à la main, le poursuivirent, et le massacrèrent dans la tente d’un soldat. Son corps fut traîné au milieu du camp : là, on l’entoura d’une barrière ; et il demeura exposé le lendemain à la vue de toute l’armée.
Ainsi périt Nymphidius. Galba, informé de cette mort, ordonna que l’on fit périr tous ceux des conjurés qui ne se seraient pas tués eux-mêmes : de ce nombre furent Cingonius, celui qui avait composé la harangue de Nymphidius, et Mithridate de Pont. Leur supplice était mérité : néanmoins l’on trouva que c’était chose contraire aux lois et aux coutumes des Romains, d’avoir fait mourir, sans les juger, des hommes d’une condition honorable ; car tout le monde s’attendait à une autre forme de gouvernement, par ce qu’on avait d’abord dit de Galba ; et, comme il arrive ordinairement, on se trouvait trompé. Mais on fut affligé bien davantage encore de l’ordre qu’il fit donner à Pétronius Turpilianus, personnage consulaire, de se donner la mort parce qu’il était demeuré fidèle à Néron. En faisant tuer Macer en Afrique, par les mains de Trébonianus, et Fontéius en Germanie, par celles de Valens, il avait au moins des prétextes : ils étaient en armes dans le camp, et pouvaient être à craindre ; mais Turpilianus, vieillard nu et sans armes, il aurait du l’entendre, s’il eût été jaloux de garder dans ses actions la modération qu’il affectait dans ses paroles. Tels sont les reproches qu’on fait à Galba.
Galba n’était plus qu’à vingt-cinq stades[9] de Rome, lorsqu’il rencontra un corps de matelots, attroupés en tumulte, qui occupaient le chemin, et qui l’environnèrent de tous côtés. C’étaient les matelots que Néron avait enrôlés, et dont il avait composé une légion. Ils s’étaient rassemblés sur le passage de Galba, afin de lui demander la confirmation de leur nouvel état, et empêchaient tous ceux qui étaient venus au-devant de lui de le voir et de s’en faire entendre. Ils poussaient de grands cris, demandaient des enseignes, et qu’on leur assignât une garnison. Comme l’empereur les renvoyait à un autre jour pour lui parler, ils prirent ce délai pour un refus de sa part, et firent éclater leur mécontentement : ils le suivirent, sans épargner les murmures ; et, quelques-uns ayant eu l’audace de tirer leurs épées, Galba les fit charger par sa cavalerie. Aucun d’eux ne résista : les uns furent foulés sous les pieds des chevaux, les autres massacrés dans leur fuite. Ce ne fut pas un heureux présage pour Galba d’entrer dans Rome au milieu d’un tel carnage et à travers tant de morts : jusqu’alors on l’avait méprisé comme étant un vieillard faible ; mais alors il parut à tout le monde un empereur redoutable.
En affectant une grande réforme dans les largesses et les prodigalités de Néron, il s’éloigna même de ce qu’exigeait la décence ; car un excellent musicien, nommé Canus, ayant un soir joué de la flûte à son souper, l’empereur le loua beaucoup et lui témoigna tout le plaisir qu’il avait eu à l’entendre ; puis il se fit apporter sa bourse, y prit quelques pièces d’or[10], et les donna à cet homme, en disant qu’il lui faisait cette gratification de son argent, et non des deniers publics. Il fit retirer rigoureusement aux musiciens et aux athlètes les dons que Néron leur avait faits, et ne leur en laissa que le dixième. On ne gagna que très-peu de chose à cette recherche, parce que la plupart de ceux qui avaient reçu ces présents les avaient déjà dépensés, comme c’est l’habitude de ces sortes de gens, qui sont presque tous sans conduite, et qui vivent au jour le jour. Il étendit alors son enquête sur ceux-là même qui avaient acheté ou reçu quelque chose d’eux, et les força de restituer. Et, comme cette affaire était sans bornes et s’étendait à un grand nombre de personnes, toute la honte en retomba sur l’empereur, et toute la haine sur Vinnius ; car Vinnius ne rendait l’empereur avare en vers les autres que pour profiter lui-même de ses richesses, et pour satisfaire ses passions en prenant et vendant tout. En effet, d’après ce conseil d’Hésiode :
Du tonneau qui commence ou qui finit, bois à ta soif[11]
Vinnius, qui voyait Galba vieux et infirme, voulut se gorger, pour ainsi dire, de la fortune de l’empereur, persuadé que, bien qu’elle commençât à peine, elle touchait à sa fin.
Cependant la conduite de Vinnius faisait grand tort au vieillard, d’abord parce qu’il administrait mal ses revenus, ensuite parce qu’il blâmait ou empêchait ses meilleures intentions, entre autres la punition des ministres de Néron. L’empereur fit mourir plusieurs de ces scélérats : de ce nombre furent Éléus, Polyclétus, Pétinus et Patrobius. Le peuple, en les voyant conduire au supplice à travers le Forum, battait des mains, et criait que c’était une procession sainte, agréable aux dieux mêmes ; mais que les dieux et les hommes demandaient en outre la mort du maître et du précepteur de la tyrannie, de Tigellinus. Mais cet honnête personnage avait pris les devants : il avait gagné Vinnius, en lui donnant des arrhes considérables. Ainsi Turpilianus, qui n’était devenu odieux que parce qu’il n’avait ni haï ni trahi un maître méchant, sans avoir jamais trempé dans les crimes de Néron, fut condamné à mort ; tandis que Tigellinus, après avoir rendu Néron digne de mort, et l’avoir abandonné et trahi, échappait au supplice : preuve évidente qu’il n’y avait rien dont on dût désespérer, et qu’on ne fût sûr d’obtenir de Vinnius à prix d’argent.
Cependant le peuple romain désirait ardemment de voir conduire Tigellinus au supplice : il ne cessait de le demander, dans les jeux du théâtre et du cirque ; jusqu’à ce que l’empereur les en reprit par une affiche publique, laquelle portait que Tigellinus, étant attaqué d’une phthisie qui le consumait, avait peu de temps à vivre ; qu’en conséquence Galba les priait de ne le point aigrir, et de ne pas chercher à rendre sa domination tyrannique. Cette publication mécontenta fort le peuple ; mais Tigellinus et Vinnius firent si peu de cas de la colère des citoyens, que le premier offrit un sacrifice aux dieux sauveurs, et prépara un festin magnifique ; et que l’autre, après avoir soupé avec l’empereur, alla passer la soirée chez Tigellinus, menant avec lui sa fille, qui était veuve alors, et à laquelle Tigellinus, en buvant à sa santé, fit don de deux cent cinquante mille drachmes[12]. Tigellinus ordonna en même temps à la première de ses concubines d’ôter le collier qu’elle portait, et qui était estimé cent cinquante mille drachmes[13], pour le donner à la fille de Vinnius.
Depuis ce moment, les choses mêmes qui furent faites avec modération par l’empereur furent calomniées ; comme par exemple la décharge d’impôts et le droit de cité accordés aux Gaulois qui avaient pris part à la révolte de Vindex : on crut qu’ils n’avaient point obtenu ces faveurs de l’humanité de l’empereur, mais qu’ils les avaient achetées de Vinnius. Voilà pourquoi le peuple haïssait la domination de Galba. Quant aux soldats, quoiqu’ils n’eussent point reçu la gratification qui leur avait été promise, ils s’étaient pourtant flattés, au commencement de son règne, de tirer de lui autant que de Néron. Mais Galba, informé de leurs plaintes, dit qu’il avait coutume de choisir ses soldats, et non de les acheter : parole digne d’un grand prince, mais qui fit naître dans le cœur des soldats une haine implacable contre lui. En effet, il semblait que Galba non-seulement les frustrât de ce qu’il leur devait, mais qu’il donnât encore l’exemple à ses successeurs d’en faire autant que lui.
Cependant à Rome les mouvements de révolte fermentaient encore sourdement parmi les troupes ; mais le respect qu’elles avaient pour la présence de l’empereur contenait ce désir de nouveautés ; et, comme elles ne voyaient aucune occasion de changement, elles comprimaient leur haine et la tenaient cachée. Les légions qui avaient servi sous Verginius, et qui étaient alors sous les ordres de Flaccus, en Germanie, fières de la victoire qu’elles avaient remportée sur Vindex, et voyant qu’elles n’en obtenaient aucune récompense, étaient sourdes aux discours de leurs officiers, et ne tenaient aucun compte de leur général, que la goutte, dont il était continuellement tourmenté, avait rendu presque impotent, et qui d’ailleurs n’avait aucune expérience des affaires. Un jour, à des jeux publics, les tribuns et les chefs de bandes ayant fait, selon la coutume des Romains, des vœux pour la prospérité de l’empereur, la plupart des soldats en murmurèrent ; et, comme les officiers continuaient leurs prières, ils répondirent : « S’il en est digne[14]. » Les troupes que commandait Tigellinus se portaient souvent à de pareilles insolences, dont Galba était toujours informé par ses lieutenants. Et, comme il craignait qu’on ne le méprisât, tant à cause de sa vieillesse que parce qu’il n’avait pas d’enfants, il résolut d’adopter quelque jeune Romain d’illustre maison, et de le déclarer son successeur à l’empire.
Or, il y avait à Rome un jeune homme de noble famille, nommé Marcus Othon, que le luxe et les plaisirs avaient tellement corrompu dès l’enfance, qu’il ne le cédait nullement en débauches aux plus dissolus des Romains. Et, comme Homère appelle toujours Pâris le mari de la belle Hélène, le désignant par le nom de sa femme parce qu’il n’avait rien de recommandable en lui-même, de même Othon s’était rendu célèbre à Rome par son mariage avec Poppée. Néron était devenu amoureux de Poppée, pendant qu’elle était mariée à Crispinus ; mais, retenu par le respect qu’il conservait encore pour sa femme et par la crainte de sa mère, il cacha sa passion, et chargea Othon d’aller voir Poppée et d’essayer de la séduire. Car Othon s’était rendu agréable à Néron à cause de sa prodigalité ; et Néron écoutait souvent avec plaisir les railleries qu’Othon faisait sur son excessive économie. On raconte, à ce propos, qu’un jour Néron, se parfumant d’une essence précieuse, en arrosa légèrement Othon : le lendemain, Othon lui donna à souper ; et, dès que Néron fut entré dans la salle, on vit de tous côtés des tuyaux d’or et d’argent qui répandaient des essences de grand prix, avec autant de profusion que si c’eût été de l’eau, et dont les convives furent tout trempés. Othon débaucha donc Poppée pour Néron[15] en lui faisant espérer le prince pour amant : il lui persuada de divorcer d’avec son mari, et la prit chez lui comme sa femme ; mais il eut moins de plaisir de la posséder que de chagrin de la partager avec un autre. Poppée, dit-on, n’était pas fâchée de cette jalousie : on prétend même qu’elle refusait de recevoir Néron chez elle en l’absence d’Othon, soit qu’elle voulût prévenir le dégoût qu’amène un plaisir trop facile, soit, comme d’autres l’assurent, que son goût pour le libertinage lui fît désirer d’avoir Néron pour amant plutôt que pour époux. Othon eut donc tout à craindre pour sa vie ; et l’on doit s’étonner que Néron, après avoir fait mourir sa femme et sa sœur pour épouser Poppée, ait épargné son rival. Mais Othon était bien avec Sénèque ; et ce furent les prières et les sollicitations de Sénèque qui portèrent l’empereur à envoyer Othon commander en Lusitanie, sur les bords de l’Océan. Là, il se conduisit avec modération : il ne se rendit ni odieux ni désagréable aux peuples qui lui étaient soumis ; car il n’ignorait nullement que ce commandement ne lui avait été donné que pour déguiser et adoucir son exil.
Après que Galba se fut révolté, Othon fut le premier des capitaines qui se joignit à lui : il lui porta toute sa vaisselle d’or et d’argent, pour la fondre et en faire de la monnaie, et lui donna ceux des officiers de sa maison qui étaient le plus propres à servir un prince. Il lui fut fidèle en tout ; et, dans les affaires qui lui furent confiées par l’empereur, il fit preuve d’une capacité qui ne le cédait à nulle autre. Il voyagea pendant plusieurs jours de suite dans le même char que Galba, et n’oublia rien pour faire sa cour à Vinnius, tâchant de lui plaire par ses assiduités et ses présents, mais principalement en lui cédant la première place, moyen assuré pour lui d’obtenir le second rang. Mais il avait sur Vinnius l’avantage de n’être envié de personne, parce qu’il rendait service gratuitement et était pour tout le monde d’un accès facile et agréable. Il favorisa particulièrement les gens de guerre, et en fit avancer plusieurs à des charges honorables, qu’il demandait, les unes à l’empereur même, les autres à Vinnius et aux affranchis de Galba, Icélus et Asiaticus : c’étaient là les trois personnes qui se partageaient le crédit de la cour. Toutes les fois qu’Othon recevait Galba chez lui, il tâchait de gagner la faveur de la cohorte qui était de garde, en donnant à chacun des soldats une pièce d’or, corrompant ainsi les cohortes prétoriennes, tout en ayant l’air de vouloir honorer le prince.
Vinnius, voyant que Galba délibérait sur le choix d’un successeur, lui proposa d’adopter Othon ; ce qu’il ne faisait pas sans dessein : il avait en vue le mariage de sa fille, qu’Othon promettait d’épouser, s’il était adopté par Galba et qu’il le déclarât son successeur. Mais Galba avait toujours manifestement montré qu’il préférait le bien public à l’intérêt particulier, et qu’il voulait adopter, non celui qui lui serait le plus agréable, mais celui qui serait le plus utile aux Romains. Il paraît qu’il n’aurait pas même institué Othon héritier de son patrimoine, parce qu’il le savait débauché, prodigue et noyé de dettes ; car Othon devait cinq millions de drachmes[16]. C’est pourquoi, après avoir écouté Vinnius avec douceur et sans répondre, il remit sa décision à un autre temps, se contentant de nommer Othon consul, avec Vinnius, pour l’année suivante ; ce qui fit croire généralement qu’il désignerait Othon pour son successeur au commencement de l’année. Les gens de guerre en furent ravis, car ils le préféraient à tout autre. Mais, pendant que Galba délibérait, et remettait de jour en jour pour prendre une résolution, il apprit la révolte des légions de Germanie : il était devenu odieux à toutes les armées, parce qu’il avait refusé de donner l’argent qui avait été promis en son nom ; et celle de Germanie alléguait encore, pour prétexte de sa haine, l’ignominie avec laquelle Verginius Rufus avait été chassé, les récompenses accordées aux Gaulois qui avaient combattu contre eux, et la punition de ceux qui ne s’étaient pas déclarés pour Vindex, le seul envers qui Galba fût reconnaissant, et dont il honorât encore la mémoire par des sacrifices funèbres, comme si c’était lui seul qui l’eût déclaré empereur.
Pendant que ces propos se tenaient publiquement dans le camp, arriva le premier jour de l’année, que les Romains appellent les calendes de Janvier : Flaccus assembla toutes les troupes, pour leur faire prêter le serment de fidélité à l’empereur, comme c’est la coutume ; mais les soldats renversèrent les statues de Galba, et les mirent en pièces ; puis, après avoir prêté serment au Sénat et au peuple, ils se retirèrent dans leurs tentes. Les capitaines pensant que l’anarchie n’était pas moins dangereuse que la révolte, un d’entre eux alla trouver les soldats, et leur dit : « Que faisons-nous, mes compagnons ? Nous n’élisons pas d’autre empereur, et nous ne restons pas fidèles à celui que nous avons. C’est donc moins à l’obéissance de Galba que nous voulons nous soustraire, qu’à celle de tout autre chef qui pourrait nous commander. Abandonnons, j’y consens, Flaccus Hordéonius, qui n’est qu’un simulacre, une ombre de Galba ; mais nous avons à une journée d’ici Vitellius, qui commande dans la basse Germanie, dont le père a été censeur, trois fois consul, et en quelque sorte collègue de l’empereur Claude, et qui, par la pauvreté même qu’on lui reproche, donne une preuve éclatante de sa modération et de sa grandeur d’âme. Allons, mes amis, proclamons-le empereur ; et montrons à l’univers entier que nous savons faire un meilleur choix que les Espagnols et les Lusitaniens. »
Les uns approuvèrent cet avis, les autres le rejetèrent ; et un porte-enseigne, se dérobant du camp, alla dans la nuit porter cette nouvelle à Vitellius, qu’il trouva à table avec plusieurs de ses amis. Le bruit s’en étant répandu dans l’armée, Fabius Valens, chef d’une légion, vint le lendemain, à la tête de ses cavaliers, saluer empereur Vitellius, qui, quelques jours auparavant, semblait rejeter ce titre, et redouter l’empire comme un fardeau trop pesant pour lui ; mais alors, plein de vin et gorgé de viandes, car il était à table depuis midi, il se montra à ses troupes, accepta le nom de Germanicus, qu’elles lui donnèrent, et refusa celui de César. Aussitôt les soldats de Flaccus, oubliant les beaux serments populaires qu’ils avaient prêtés au Sénat, jurèrent d’obéir fidèlement à Vitellius. Voilà comment Vitellius fut élu empereur en Germanie.
Galba, informé de cette révolte, ne différa plus l’adoption qu’il avait projetée ; et, sachant que ses amis étaient partagés, les uns pour Dolabella, les autres pour Othon, mais ne voulant ni de l’un ni de l’autre, tout à coup, et sans communiquer son dessein à personne, il manda Pison, petit-fils de Crassus et de Pison, deux hommes que Néron avait fait mourir, jeune homme formé par la nature pour toutes les vertus, et qui joignait à ces heureuses dispositions une grande modestie et une austérité de mœurs incomparable ; et il partit à l’heure même pour se rendre au camp, et l’y déclarer son successeur. Mais, en sortant du palais et pendant le chemin, il eut des signes menaçants, et, lorsqu’il fut arrivé dans le camp, et qu’il voulut haranguer ou lire son discours, des coups de tonnerre et des éclairs continuels l’interrompirent ; il survint une si grosse pluie, la ville et le camp furent couverts de si épaisses ténèbres, qu’il était manifeste que les dieux n’approuvaient pas cette adoption, et qu’elle serait malheureuse. Le mécontentement des soldats se manifestait par un air sombre et farouche : ils étaient aigris de ce que, même dans cette occasion, on ne leur faisait pas la moindre largesse. Pour Pison, ceux qui étaient présents, et qui jugeaient de ses dispositions par l’air de son visage et le ton de sa voix, furent frappés d’étonnement de voir qu’il recevait sans émotion une aussi grande faveur, quoiqu’il y fût d’ailleurs très-sensible. Le visage d’Othon, au contraire, portait les marques visibles de la colère et du dépit que lui causait la perte de ses espérances. Il avait été jugé le premier digne de l’empire, et s’était vu si près de l’obtenir, que Galba, en le rejetant, lui donnait une preuve visible de sa malveillance et de sa haine. Aussi n’était-il pas sans crainte pour l’avenir : il redoutait Pison, haïssait Galba ; et, irrité contre Vinnius, il s’en retourna le cœur agité de passions différentes. Les devins et les chaldéens, qui ne le quittaient pas, entretenaient sa confiance et son espoir : il se rassurait surtout par les paroles de Ptolémée, en qui il avait confiance, parce que Ptolémée lui avait prédit que Néron ne le ferait pas périr, que Néron mourrait le premier, et que, non-seulement il lui survivrait, mais qu’il deviendrait empereur. Comme l’événement avait justifié le commencement de la prédiction, Ptolémée soutenait qu’Othon ne devait pas désespérer d’en voir la fin s’accomplir. Ce qui l’animait encore, c’étaient ceux de ses amis qui le plaignaient en secret, et qui s’indignaient de l’ingratitude de Galba. La plupart de ceux que Tigellinus et Nymphidius avaient élevés à des emplois honorables, et qui étaient alors réduits à une condition obscure, se rassemblèrent en foule autour de lui, partagèrent son ressentiment, et l’aigrirent davantage encore.
De ce nombre étaient Véturius et Barbius, l’un option, l’autre tesséraire, noms que les Romains donnent à ceux qui servent les sergents, et qui portent le mot aux soldats. Onomastus, affranchi d’Othon, se joignit à eux ; et ils se rendirent tous trois au camp, où ils corrompirent aisément, soit à prix d’argent, soit par des espérances pour l’avenir, des hommes déjà mal disposés, et qui n’attendaient qu’une occasion pour éclater. Car, si cette armée eût été saine, quatre jours n’eussent pas suffi pour la corrompre ; et ce fut l’intervalle qu’il y eut entre l’adoption et le meurtre de Galba et de Pison : car ils furent tués le sixième jour, qui était le dix-huit avant les calendes de février. Le matin de ce jour-là, Galba offrit un sacrifice dans le palais, en présence de ses amis. Le devin Umbricius n’eut pas plutôt pris dans ses mains les entrailles de la victime, qu’il lui déclara, nettement et sans détour, qu’il voyait des signes d’un grand trouble, et qu’une trahison secrète menaçait sa tête. Dans ce moment, Dieu lui-même semblait livrer Othon à Galba : il était placé derrière lui, écoutant le devin, et regardant attentivement ce qu’il montrait à l’empereur.
Comme Othon était tout troublé de ce qu’il venait d’entendre, et que la crainte lui fit changer plusieurs fois de couleur, son affranchi Onomastus s’approcha, et lui dit que ses architectes l’attendaient chez lui : c’était le signal convenu pour le moment où Othon devait aller au-devant des soldats. Il sortit donc en disant qu’ayant acheté une vieille maison, il voulait la faire visiter par ses architectes ; et, descendant le long du palais de Tibère, il se rendit à l’endroit du Forum où est le milliaire d’or[17] auquel aboutissent tous les grands chemins d’Italie. Ce fut là que le rencontrèrent les premiers soldats qui venaient au-devant de lui ; et ils le proclamèrent empereur. Ils n’étaient, dit-on, que vingt-trois. Othon n’était pas timide, comme la mollesse de sa vie et la délicatesse de son tempérament auraient pu le faire croire : au contraire, il avait de l’audace et de l’intrépidité dans les périls ; mais, en voyant ce petit nombre d’hommes, la peur le prit, et il voulut renoncer à son entreprise. Les soldats l’en empêchèrent : ils environnèrent sa litière, tenant leurs épées nues, et ordonnèrent aux porteurs de marcher. Othon lui-même les pressait, et disait à tout moment : « Je suis perdu. » Plusieurs l’entendirent prononcer ces mots ; et ils furent plus surpris que troublés, en voyant si peu de gens entreprendre une chose si hardie. Comme il traversait le Forum, un nombre égal de soldats vint se joindre aux premiers ; puis ils arrivèrent successivement par bandes de trois et de quatre, et ils retournèrent au camp en l’appelant César, et en faisant briller leurs épées nues. Le tribun Martialis, qui avait, ce jour-là, la garde du camp, et qui ignorait le complot, étonné de ce mouvement inattendu et saisi de crainte, laissa entrer Othon. Il n’éprouva aucune résistance, parce que ceux qui ne savaient rien de la chose, ayant été enveloppés à dessein par les complices, et se trouvant dispersés un à un et deux à deux, suivirent les autres, d’abord par crainte, et ensuite de bonne volonté.
Galba apprit cette nouvelle pendant que le devin était encore au palais, et qu’il tenait dans ses mains les entrailles de la victime ; de sorte que ceux-là même qui n’ajoutaient point foi à ces sortes de prédictions, ou qui les méprisaient, furent alors frappés d’étonnement, et rendirent hommage à la divinité. Vinnius, Lacon et quelques affranchis, voyant le peuple se porter en foule au palais, mirent l’épée à la main, et se tinrent auprès de l’empereur pour le défendre. Alors Pison alla parler aux gardes du palais ; et Marius Celsus, homme d’une probité reconnue, fut envoyé vers la légion d’Illyrie, qui était campée dans le portique de Vipsanius, pour tâcher de la gagner. Pendant que Galba délibérait s’il devait ou non sortir du palais, car Vinnius voulait qu’il y restât, tandis que Celsus et Lacon s’y opposaient et s’emportaient même contre Vinnius, le bruit courut qu’Othon venait d’être tué dans le camp. Au même instant, Julius Atticius, un des meilleurs soldats de la garde prétorienne, parut l’épée nue à la main, criant qu’il venait de tuer l’ennemi de César. Il se fit jour à travers la foule, s’approcha de l’empereur, et lui montra son épée sanglante. Galba le regarda fixement, et lui dit : « Qui t’a donné cet ordre ? — C’est la foi que je t’ai jurée et le serment que j’ai prêté, » répondit le soldat. Alors la foule se mit à crier, en battant des mains, qu’il avait bien fait ; et Galba, se mettant dans sa litière, sortit pour aller offrir un sacrifice à Jupiter et se montrer au peuple.
Il ne fut pas plutôt arrivé sur le Forum, qu’un bruit contraire, comme un vent qui change tout à coup, vint lui apprendre qu’Othon était maître de l’armée. Aussitôt, ainsi qu’il arrive toujours dans une grande multitude, les avis se partagent : les uns crient à Galba de retourner sur ses pas, les autres d’avancer ; ceux-ci cherchent à l’encourager, ceux-là à lui inspirer de la défiance ; et sa litière, poussée tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme dans une tourmente, court risque à chaque instant d’être renversée. Tout à coup on voit venir de la basilique de Paulus, d’abord des cavaliers, puis des gens de pied, criant tous ensemble : « Retire-toi, homme privé[18]. » À ces mots, le peuple se mit à courir, non pour prendre la fuite, mais pour aller occuper les portiques et les lieux les plus éminents de la place, comme pour voir des jeux publics. Au même moment, Atilius Vergilion[19], ayant renversé la statue de Galba, donne comme le signal de la guerre : alors le vieil empereur est assailli dans sa litière d’une grêle de traits ; mais, voyant qu’aucun n’avait porté, ils courent sur lui l’épée à la main ; et il ne reste personne pour le défendre, à l’exception du centurion Sempronius Indistrus[20] le seul homme que le soleil vit ce jour-là digne d’habiter l’empire romain, et qui pourtant n’avait jamais reçu aucun bienfait de Galba. Ce fut uniquement pour obéir à l’honneur et respecter la loi, qu’il se mit devant la litière de l’empereur, et éleva un cep de vigne, dont les centurions ont coutume de se servir pour châtier les soldats, en criant à ceux qui venaient sur Galba d’épargner l’empereur. Mais, attaqué lui-même par les soldats, il mit l’épée à la main, et se défendit jusqu’à ce que, atteint aux jarrets, il tomba.
Alors la litière de Galba est renversée près du lac Curtius, et Galba reste étendu à terre, couvert de sa cuirasse. Comme il vit les soldats se précipiter pour le frapper, il leur présenta la gorge, en disant : « Frappez, si c’est pour l’intérêt des Romains. » Après avoir reçu plusieurs blessures aux cuisses et aux bras, il fut égorgé par un soldat de la quinzième légion, nommé Camurius, suivant la plupart des historiens ; mais quelques-uns l’appellent Terentius, d’autres Arcadius, ou Fabius Fabulus. Ils disent même que le meurtrier, après avoir coupé la tête, l’enveloppa dans sa robe, ne pouvant la porter autrement, parce que Galba était chauve ; mais que, ses camarades s’étant opposés à ce qu’il la cachât, et voulant qu’il fît parade de cet exploit, il la mit au bout d’une pique, et courut comme une bacchante, en agitant cette tête d’un vieillard, d’un prince sage et modéré, d’un grand pontife, d’un consul, et en secouant sa pique dégouttante de sang.
Quand cette tête fut présentée à Othon, il s’écria, à ce que l’on conte : « Ah ! mes amis, ce que vous avez fait n’est rien, si vous ne m’apportez celle de Pison. » Il ne l’attendit pas longtemps ; car l’infortuné jeune homme avait été blessé, et s’était sauvé dans le temple de Vesta, où il fut poursuivi par un soldat nommé Marcus, qui l’y égorgea. Vinnius fut aussi massacré, malgré ses protestations de faire partie de la conjuration, et bien qu’il dît qu’on le faisait mourir contre le gré d’Othon. On lui coupa la tête, ainsi qu’à Lacon ; et on les porta à Othon, en lui demandant le prix de ce service. Mais, comme dit Archiloque,
Sept guerriers sont tombés morts, que nous avons atteints à la course ;
Et nous voilà mille qui les avons tués ;
de même, dans cette occasion, on vit bien des gens qui n’avaient pris aucune part à ces meurtres montrer leurs mains et leurs épées, ensanglantées à dessein, et présenter leurs requêtes à Othon pour demander leur salaire. On trouva dans les archives cent vingt de ces requêtes : Vitellius en rechercha les auteurs, et les fit tous mourir.
Marius Celsus étant venu au camp, on l’accusa d’avoir exhorté les soldats à secourir Galba ; et la multitude demanda à grands cris sa mort. Othon voulait le sauver ; mais, comme il n’osait s’opposer ouvertement à la volonté des troupes, il dit qu’on ne devait pas hâter sa mort, et qu’il fallait auparavant apprendre de lui beaucoup de choses qu’il était important de connaître. Il le fit donc charger de chaînes, et le remit à la garde de personnes en qui il avait la plus entière confiance[21]. Aussitôt le Sénat fut convoqué ; et les sénateurs, comme s’ils fussent devenus tout à coup d’autres hommes, ou qu’ils eussent changé de dieux, accoururent, et prêtèrent à Othon le serment qu’Othon lui-même n’avait pas gardé à Galba : ils lui donnèrent les titres de César et d’Auguste, pendant que les cadavres de ceux qui venaient d’être tués gisaient encore, privés de têtes, au milieu du Forum, avec leurs robes consulaires. Quand les soldats ne surent plus que faire des têtes, ils vendirent celle de Vinnius à sa fille, pour le prix de deux mille cinq cents drachmes[22] ; celle de Pison fut vendue à sa femme Vérania ; et la tête de Galba fut donnée aux esclaves de Patrobius et de Vitellius, qui, après lui avoir fait toutes sortes d’outrages et d’infamies, allèrent la jeter dans le lieu appelé Sestertium[23], où l’on jette les corps de ceux que les empereurs font mourir. Othon permit à Helvidius Priscus d’enlever le corps de Galba, et Helvidius le fit enterrer la nuit par Argius, son affranchi.
Voilà quelles furent la vie et la mort de Galba : il ne le cédait, en naissance et en richesse, qu’à un très-petit nombre des anciens Romains, et il l’emportait sur tous ceux de son temps ; il avait vécu sous cinq empereurs, avec autant d’honneur que de gloire ; et ce fut plutôt par sa réputation que par sa puissance qu’il renversa Néron. De tous ceux qui conspirèrent contre ce tyran, les uns ne trouvèrent personne qui les jugeât dignes de lui succéder, et les autres s’en jugèrent dignes eux-mêmes ; tandis que Galba y fut appelé, et obéit à ceux qui le proclamèrent. Mais il n’eut pas plutôt prêté son nom à l’audace de Vindex, que le mouvement, regardé dans le principe comme une révolte, fut dès lors considéré comme une guerre civile, parce qu’il eut pour chef un homme digne de régner ; et pourtant Galba s’était moins proposé de prendre pour lui l’empire, que de se donner lui-même à l’empire ; et ce fut dans cette vue qu’il voulut commander à des Romains corrompus par les flatteries de Tigellinus et de Nymphidius, comme Scipion, Fabricius et Camille commandaient à ceux de leur temps. Malgré sa vieillesse, il se montra, en tout ce qui concernait les armées et la guerre, digne de l’ancienne Rome ; et si, en se livrant à la cupidité de Vinnius, de Lacon et de ses affranchis, qui faisaient trafic de tout, de même que Néron s’était livré à des hommes insatiables, il ne fit regretter à personne son gouvernement, beaucoup du moins eurent pitié de sa fin misérable.
- ↑ Le tyran dont le nom manque ici se nommait Polyphron. C’est à tort qu’on a cru qu’il s’agissait d’Alexandre de Phères, puisque Alexandre régna pendant onze ans.
- ↑ Probablement dans la Vie de Néron. Plutarque l’avait écrite ; mais elle est perdue.
- ↑ Environ six mille sept cent cinquante francs de notre monnaie.
- ↑ Environ onze cent vingt-cinq francs.
- ↑ Galba était arrière-petit-fils de Quintus Lutatius Catulus, celui qui fut le collègue de Marius : il mentionnait cette descendance sur toutes les statues qu’on lui érigeait.
- ↑ D’autres lisent Clunia, ville de la Celtibérie, ou Espagne tarragonaise.
- ↑ Autrement dit Caligula.
- ↑ C’était une enceinte qu’on regardait comme sacrée, où l’on plaçait les aigles et les autres enseignes militaires, et où l’on convoquait l’assemblée des soldats.
- ↑ Environ cinq quarts de lieue.
- ↑ Suétone dit qu’il lui donna cinq deniers, qui équivalaient à peu près à cinq drachmes attiques, ou à 4 francs 50 centimes de notre monnaie. Mais il y en a qui font accorder le texte de Suétone avec celui de Plutarque, en disant que ces cinq deniers étaient d’or et non d’argent.
- ↑ Les Travaux et les Jours, v. 366 ; mais Hésiode ajoute qu’il faut y puiser modérément quand il est au milieu.
- ↑ Environ deux cent vingt-cinq mille francs de notre monnaie.
- ↑ Environ cent trente-cinq mille francs.
- ↑ Le texte donne οὐκ ἅξιος, il n’en est pas digne ; mais la correction de οὐκ en εἰ est nécessaire : c’est d’ailleurs la leçon des anciennes éditions et de plusieurs manuscrits.
- ↑ Tacite raconte qu’Othon la séduisit pour lui-même et l’épousa, et qu’ensuite, ayant loué imprudemment sa beauté devant Néron, il fit naître la passion du tyran qui, avant ce temps, ne connaissait pas Poppée.
- ↑ Environ quatre millions cinq cent mille francs.
- ↑ Colonne d’or qu’Auguste avait fait élever, et sur laquelle étaient marqués tous les grands chemins de l’Italie, avec leurs mesures en milles.
- ↑ Othon ayant été proclamé empereur, il ne regardait plus Galba que comme un simple citoyen.
- ↑ J’ai rétabli le nom donné par Tacite, qui se trouve fort altéré dans le texte de Plutarque.
- ↑ Tacite le nomme Densus.
- ↑ Othon sauva la vie à Marius Celsus, et celui-ci demeura aussi fidèle à Othon qu’il l’avait été à Galba.
- ↑ Environ deux mille deux cents francs de notre monnaie.
- ↑ Ce lieu était à deux milles et demi de la porte Esquiline, et c’est de là que lui venait son nom.