Ce n’est pas un groupuscule gauchiste ou un parti écolo idéaliste qui l’écrit, c’est le Haut conseil français pour le climat dans son premier rapport annuel tout juste publié, intitulé en mode passif-agressif « Agir en cohérence avec les ambitions ». Ces ambitions, ce sont celles du gouvernement
La majorité de ces nouveaux SUV roulent à l’essence, avec des émissions moyennes de 133 g de CO2 par kilomètre parcouru, soit environ 13 g de CO2 de plus que les émissions moyennes des autres voitures à essence neuves.
Et ce n’est pas tout. D’autres zadistes bien connus, les chercheurs et chercheuses de l’Agence européenne pour le climat, y vont aussi de leur chiffre qui tue dans une étude sur les voitures neuves publiée le 24 juin : sur les quelque 13 millions de véhicules particuliers vendus en 2018 dans l’Union européenne, « presque un sur trois était un SUV », soit 4,5 millions d’unités. Or, rappelle l’étude, « la majorité de [ces] nouveaux SUV roulent à l’essence, avec des émissions moyennes de 133 g de CO2 par kilomètre parcouru, soit environ 13 g de CO2 de plus que les émissions moyennes des autres voitures à essence neuves ». Le trafic automobile individuel est aujourd’hui responsable de quelque 12 % des émissions de dioxyde de carbone, celui qui fait le plus de mal au climat, selon la Commission européenne. Bref, chaque SUV qui passe devant vous insulte la planète.
Retour en arrière au milieu des années 2000. C’est à cette époque que tous les constructeurs se lancent les uns après les autres dans la mode du SUV, cette grosse voiture qui conserve la taille et les lignes baroudeuses d’un 4x4 tout en étant vendue à des conducteurs et conductrices qui s’en servent pour leurs déplacements quotidiens. Des trajets qui sont majoritairement urbains et périurbains en France. Mais en parallèle, les constructeurs sont aussi en négociations avec la Commission européenne pour déterminer un premier objectif de baisse des émissions en CO2, le principal gaz à effet de serre, de leurs véhicules neufs. Cette norme s’appliquera finalement à partir de 2009, avec un premier objectif timide de réduction à 130 g par kilomètre parcouru en 2015. « À ce moment-là, la pression environnementale sur les véhicules n’était pas aussi forte qu’aujourd’hui, rappelle Bruno Azière, qui est le délégué général de la CFE-CGC, le syndicat majoritaire chez Renault. Certes, il fallait dépolluer, mais on avait le diesel qui était le grand champion en termes de CO2. »
Tout allait donc bien se passer pour les constructeurs. Les moteurs diesel de nouvelle génération allaient permettre de rentrer dans les clous d’exigences européennes encore molles. Quant à l’idée de quitter le modèle du moteur thermique qui se nourrit d’énergies fossiles, seuls Toyota et, dans une moindre mesure, Renault y croyaient et avaient déjà lancé des programmes un minimum ambitieux sur le sujet. « Tous les constructeurs se disaient : “On va avoir le temps de développer tout ça.” Chez PSA, on nous présentait des courbes où nos marques étaient bien dans les normes à venir, se souvient Thomas Baudoin, le délégué syndical adjoint de la CGT chez PSA. Puis le “dieselgate” est arrivé. » C’est l’affaire Volkswagen, qui a explosé dans les mains du constructeur allemand puis de toute la filière mondiale.
Nous sommes en septembre 2015 et l’Agence américaine de protection de l’environnement reprend à son compte des anomalies révélées par une ONG, l’International Council on Clean Transportation, qui a refait de façon indépendante les tests d’émissions en oxydes d’azote d’une série de voitures de marques Volkswagen et BMW. Des tests menés en laboratoire, mais aussi en conditions réelles sur route. Et les résultats sont dramatiques : les modèles mesurés émettent jusqu’à 35 fois plus que ce que les normes américaines autorisent. Dans la foulée, l’Agence américaine de protection de l’environnement découvre que Volkswagen a embarqué dans ses voitures un logiciel leur permettant de savoir si elles sont en train d’être testées en laboratoire et donc de réduire leurs émissions de gaz polluants pendant cette phase.
L’affaire se complique encore à l’automne, quand Volkswagen reconnaît aussi des manipulations en Europe, cette fois sur la consommation de ses moteurs diesel, qui avaleraient en réalité bien plus de carburant qu’affiché pendant les tests. Or, plus de carburant, c’est plus de dioxyde de carbone rejeté dans l’atmosphère et c’est un désastre pour le climat. Toute la défense du moteur diesel s’effondre d’un coup, lui qui a été promu par les constructeurs et les États européens justement parce qu’il consomme moins et rejette moins de CO2 que le moteur à essence.
Les ventes se sont vite effondrées. Alors qu’il représentait plus de 77 % des véhicules particuliers neufs vendus en 2008 en France, le diesel est tombé à 33 % de parts de marché en avril 2019. « Personne n’a pu anticiper le basculement du marché après le “dieselgate”, estime aujourd’hui Sébastien Grellier, le directeur des produits chez Toyota France, le seul constructeur qui a accepté de me recevoir pour aborder les contradictions du monde de l’automobile. Combiné à l’explosion des SUV, il a créé une situation très compliquée pour une majorité des constructeurs. » Et encore plus pour la planète. Car une fois la bouée de sauvetage du diesel disparue, le succès massif de voitures lourdes et gourmandes en carburant a fait stagner les émissions de gaz polluants au moment où elles auraient dû reculer.
Le parc automobile individuel, perfusé au SUV, est donc contraint à rouler très majoritairement à l’essence dans la décennie à venir, avant de basculer peu à peu dans des motorisations hybrides et électriques qui posent aussi des questions
Et ce n’est pas fini, car la bombe SUV est aussi à retardement. En effet, les gros véhicules vendus neufs aujourd’hui vont pour beaucoup rouler pendant vingt ans en passant de conducteur en conductrice sur le marché de l’occasion. « Le scandale du SUV est à venir plus qu’il n’existe déjà, avertit le chercheur Yoann Demoli, coauteur d’une récente Sociologie de l’automobile. Dans le marché de l’occasion, on remarque qu’une forme de décorrélation apparaît entre le véhicule et l’usage qui en est fait à partir de la deuxième ou troisième main. C’est-à-dire qu’on va voir des SUV rachetés par un célibataire ou un jeune couple qui n’en a pas du tout le besoin… Tout simplement parce que c’est la seule voiture qu’on trouve sur Le Bon Coin ! » De cette façon, « des ménages vont se retrouver avec des voitures qui vont leur coûter très cher en carburant ou en assurance, mais aussi leur compliquer la vie ». Car les politiques antipollution qui se durcissent sans cesse, en particulier dans les grandes villes, vont rapidement stigmatiser un Peugeot 3008 ou un Renault Koleos vendu neuf en 2019.
On voit à quel point le succès des SUV est aussi socialement explosif à moyen terme, car il va encombrer la vie d’automobilistes qui ont un revenu contraint, ceux-là même qui manifestent habillés d’un gilet jaune depuis des mois en France. Ce mouvement est d’ailleurs déjà en cours, puisque la prime à la conversion récemment doublée pour les foyers modestes, avec un succès qui encombre les finances de l’État, les oriente en bonne partie vers des voitures thermiques neuves ou récentes… Donc vers des SUV, pour nombre d’entre eux.
Il y a cette idée bizarre que le SUV est une des modalités de l’écologie, une façon de se replacer près de la nature !
Paradoxalement, alors qu’ils sont une des raisons majeures du retard pris par le monde automobile sur la transition écologique, ces véhicules sont pourtant vendus sur l’idée d’un retour à la terre, d’un état d’esprit tout-chemin « totalement contradictoire » pour Yoann Demoli. « En gardant un côté 4x4 très artificiel, on lui donne un aspect nature. On n’ira jamais passer par un chemin boueux avec, mais on se convainc que l’on pourrait. » Et d’évoquer une publicité récente pour le Renault Kadjar où la voiture sort de la route pour attaquer la montagne, traverse des flaques de boue en douceur et finit par se retrouver nez à nez avec une biche qui, bizarrement, ne l’a pas entendu arriver… « Vivre de vraies émotions », « explorer », « s’éclater », clame la bande-son de cette campagne.
Pour Yoann Demoli, « il y a cette idée bizarre que le SUV est une des modalités de [l’écologie], une façon de se replacer près de la nature ! Tous les ménages qui en possèdent et qu’on interroge sont conscients de la crise actuelle, font des petits gestes ». Telle cette conductrice croisée près de Nantes lors d’une récente étude de terrain sur les contradictions qui agitent les usagers de la route aujourd’hui. « Elle allait à la Biocoop en voiture alors que c’est à 900 mètres de chez elle. On lui a demandé pourquoi, elle nous a répondu qu’elle devait transporter des bocaux en verre pour y mettre le vrac qu’elle venait acheter ! » Même si l’on s’est engagé dans tous les gestes du quotidien qui nous sont demandés par la société, « la voiture est le dernier lieu investi parce qu’on ne voit pas l’impact direct qu’elle a, continue Yoann Demoli. C’est une question de rapport au corps. On s’alimente bio parce que ça fait du bien, mais la voiture a des répercussions qui ne sont pas locales ». Pour Jean-Philippe Jourdan, qui fut le rédacteur en chef du magazine Turbo sur M6, le SUV est tellement à la mode qu’il efface facilement toutes les questions qu’il pose en matière de consommation de carburant et d’émissions de CO2. « Il consomme plus, ouais, mais c’est pas beaucoup, c’est pas important parce qu’on en a envie ! Alors que cette question est centrale quand on choisit par exemple entre une compact et une berline, une Fiat ou une Renault. Avec le SUV, on préfère rouler dans des conditions qu’on estime meilleures et, en échange, s’asseoir sur une consommation un poil supérieure ou un malus écologique. »
Beaucoup de SUV sont effectivement soumis au système du bonus-malus, créé en 2007 après le Grenelle de l’environnement pour décourager l’achat des véhicules les plus polluants en leur imposant une taxe
C’est ce que pointe d’ailleurs une récente note de France Stratégie (tiens, encore un squat de punks vegans), qui propose de transformer le bonus-malus pour taxer en fonction du poids du véhicule et non plus en fonction des seules émissions déclarées. « Un dispositif qui permettrait surtout d’inciter les constructeurs à fabriquer des voitures plus légères et qui rétablirait de l’équité sociale dans la fiscalité, dit la note : davantage de bonus pour les petites voitures sobres en énergie mais un malus sur les "tanks", y compris électriques, achetés par les ménages les plus aisés. » Les SUV sont directement visés par cette proposition, eux qui dépassent souvent la tonne et demie et frôlent les trois tonnes pour les plus massifs. Pour les constructeurs, qui ont tous augmenté leurs marges grâce à ces nouveaux véhicules sans se préoccuper des conséquences sur les émissions de gaz à effet de serre, ce serait un coup dur, car les 3008 et les Q7 seraient d’un coup sérieusement renchéris.
Bizarrement, la note de France Stratégie leur propose aussi une porte de sortie en faisant reposer sur les consommateurs le choix contraint de se détourner des SUV trop lourds, ceux-là mêmes qui encombrent les constructeurs aujourd’hui. Car, d’ici à 2021, toutes les marques qui vendent dans l’Union européenne vont devoir répondre à de nouvelles exigences négociées avec Bruxelles en matière d’émissions de CO2. Oubliés, les 130 g par kilomètre parcouru de 2015 ! Dans deux ans, ce sera 95 g maximum pour les véhicule neufs. Et, tout occupé à vendre des SUV, le monde de l’automobile a un peu oublié de se préparer.