Gironde : « Ils sont traités comme du bétail », la lutte des autorités contre l’esclavage dans les vignes
l’envers du décor•L’infraction de traite des êtres humains est relativement récente dans le Code pénal, puisqu’elle ne remonte qu’à 2013Elsa Provenzano
L'essentiel
- 20 Minutes s’intéresse au phénomène d'« esclavage moderne » qui sévit dans le milieu viticole girondin, alors que les procédures judiciaires pour ces faits sont en augmentation ces dernières années.
- Mi-octobre, le parquet de Libourne a par exemple ouvert une information judiciaire pour traite des êtres humains contre sept personnes suspectées d’avoir employé des dizaines de ressortissants roumains dans des conditions indignes.
- Les constatations de l’Inspection du travail en matière de logement indigne sont cruciales pour caractériser l’infraction de traite. Les autorités cherchent aussi à responsabiliser les donneurs d’ordre, notamment à travers une charte de bonnes pratiques destinée aux prestataires agricoles.
Ce vendredi 13 octobre, le parquet de Libourne a ouvert une information judiciaire pour traite des êtres humains à l’encontre de sept personnes. Mises en cause pour avoir employé dans des conditions indignes des dizaines de personnes d’origine roumaine, dont une mineure de 14 ans, dans les vignes du Bordelais, elles ont été placées en détention provisoire.
Venus travailler pour un ou deux mois en France, sans intention de s’installer, ces travailleurs roumains vivent avec 20 euros par semaine pour manger et payent 1,50 euro par minute passée au téléphone. « Ils sont traités comme du bétail, s’indigne Elodie Blier, vice-procureure à Libourne. Les sièges du fourgon Mercedes dans lequel on les déplace ont été enlevés à l’arrière, pour pouvoir les transporter en plus grand nombre ». Ils dorment à deux sur un matelas dans un logement indigne, pour lequel ils doivent quand même verser un loyer
Le parquet de Libourne prend très au sérieux ces affaires qui sont en nette augmentation dans le département, ces dernières années. « Souvent les victimes ignorent la législation, précise la vice-procureure de Libourne. Cela ne se fait pas trop de porter plainte car cela prend du temps et il faut faire confiance aux autorités. » L’infraction de traite des êtres humains est relativement récente dans le Code pénal, puisqu’elle ne remonte qu’à 2013. « Mais c’est un cercle vertueux car on communique sur ce que l’on fait et il y a quand même davantage de victimes qui poussent les portes de la gendarmerie », estime la magistrate.
Des intermédiaires peu scrupuleux
Ce ne sont jamais les châteaux qui recrutent en direct les salariés, comme cela pouvait être le cas il y a plusieurs décennies, mais des prestataires agricoles en sous-traitance. « On est sur un modèle économique en Gironde où tous les donneurs d’ordre, grands châteaux ou petits exploitants, ont recours à des prestataires », explique Alexandre Arrivets, directeur délégué travail à la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS) de la Gironde.
La lutte contre la traite dans le milieu viticole était l’une des priorités du comité opérationnel départemental de lutte antifraude (CODAF) pour l’année 2023. Sous son contrôle, dix opérations coordonnées conjointes ont eu lieu cette année, en supplément de celles menées de façon classique, dans le secteur vitivinicole en Gironde. « Quelque 44 entreprises prestataires et huit donneurs d’ordre ont été contrôlés et les conditions d’emploi et de logement de 700 salariés ont été vérifiées », précise Alexandre Arrivets.
Le logement, porte d’entrée pour caractériser la traite
« On cherche le logement à chaque fois quand on ouvre une enquête car cela permet de caractériser la traite, tandis que les conditions de travail indignes sont plus difficiles à caractériser », explicite la magistrate. Les prestataires agricoles sont aussi souvent les bailleurs des travailleurs viticoles et c’est alors à l’Inspection du travail de faire des constats, relatifs aux conditions de logement (surface proposée, ventilation, normes électriques etc.) qui seront précieux pour l’enquête.
« Les services de l’Inspection du travail vont vérifier les contrats de travail et le cas échéant si ces derniers portent référence aux conditions d’hébergement, détaille Thierry Bergeron, directeur départemental de la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS). Si c’est le cas, les équipes de l’inspection du travail vont vérifier sur place si le logement est conforme à la réglementation ». Quelque 70 contrôles par an sont réalisés dans ce cadre-là, dans les entreprises du secteur viticole en Gironde.
« Au cours de l’année 2022, 20 procès-verbaux ont été dressés pour des situations de travail illégal, avec des sujets relatifs à des hébergements indignes », précise Thierry Bergeron. C’est le parquet qui va décider sur la base des éléments fournis par l’Inspection du travail, si la qualification de traite s’impose ou si la procédure reste cantonnée à du travail illégal. En Gironde, six inspecteurs du travail sont compétents pour intervenir sur le sujet agricole.
Et les donneurs d’ordres ?
Les prestataires agricoles sont en première ligne pour les contrôles mais les autorités s’intéressent aussi aux rôles joués par les donneurs d’ordres, les propriétaires viticoles qui profitent du travail de cette main-d’œuvre très bon marché.
« Une charte a été mise en place et signée par 13 prestataires agricoles qui les engagent à de bonnes pratiques sur le sujet, rapporte le directeur départemental de la DDETS. A travers cette charte, l’objectif partagé entre l’Etat et les entreprises de travaux agricoles, est de l’étendre au plus grand nombre possible de prestataires. Derrière, l’idée est que les donneurs d’ordre puissent choisir une entreprise adhérente ».
Quand un gendarme ou un policier qualifie de « traite » des faits qu’un travailleur a subis, il bénéficie d’un régime de protection, avec une carte de séjour d’un an, l’attribution d’un petit pécule et une aide pour le logement. « Cela peut créer un effet d’aubaine, c’est pour ça que notre travail avec la gendarmerie est de qualifier le plus justement les faits, pointe la vice-procureure Elodie Blier. Les conséquences juridiques sont importantes et on a bien cela en tête. »