Connus, méconnus, ou totalement inconnus du grand public, ils ont déclenché des révolutions industrielles et sociales, créé des millions d’emplois, lancé des produits qui ont amélioré notre quotidien… Cet été, Capital vous emmène à la rencontre de 15 grands patrons qui ont chacun à leur façon marqué de leur empreinte l’histoire du business. Notre 12e épisode consacré à Larry Page et Sergey Brin nés en 1973.

Dans le club des Gafam, on connaît Steve Jobs, le visionnaire qui fonda Apple, Mark Zuckerberg, l’étudiant qui fit entrer le XXIème siècle dans l’ère des réseaux sociaux avec Facebook, le polémique Jeff Bezos et son empire Amazon, ou encore le philanthrope Bill Gates à l’origine de Microsoft. Au-delà de leur fonction, c’est au rang de stars internationales qu’ils sont érigés… à l’exception des fondateurs de Google.

Inconnus du grand public, Larry Page et Sergey Brin sont pourtant à l’origine du moteur de recherche le plus utilisé au monde et à la tête d’une fortune respective de 79 milliards et 76 milliards de dollars. Malgré leur fulgurante ascension, les deux ingénieurs restent encore aujourd’hui discrets, et préfèrent continuer à innover dans l’ombre comme à leurs premières heures.

1995, Sergey rencontre Larry à l’Université. Dès les premiers échanges, la mécanique de leur amitié se met en place autour de joutes verbales incessantes. Une dynamique intellectuelle qui ne quittera plus les deux jeunes étudiants de l’Université de Stanford (Californie), où ils décrochent une maîtrise en sciences informatiques. Chacun passe son temps à essayer de convaincre l’autre que son opinion est la bonne. En apparence en perpétuelle contradiction, Sergey Brin, né à Moscou, et Larry Page, originaire du Michigan, ont quelque chose en commun : ils ont tous les deux connu la deuxième génération d’ordinateurs (les transistors). Plus encore, c’est dans leur éducation que les deux amis puisent leurs similitudes et connivences intellectuelles.

Une enfance hyperconnectée

Dès leur plus jeune âge, ils ont grandi entouré d’ordinateurs à la maison, ce qui n’était pas du tout la norme dans les années 70/80. Une enfance en avance sur leur temps avec des parents eux-mêmes scientifiques et ingénieurs. La mère de Sergey travaillait pour la NASA, tandis que le père de Larry fut parmi les premiers à recevoir un diplôme en informatique en 1978.

Dans l'une des rares biographies retraçant l’épopée de Google, publiée en 2006 par deux journalistes du Washington Post, David A. Wise et Mark Malseed, on apprend que les membres de la famille Brin avaient tous une page sur internet liées les unes aux autres. Sur la page d'accueil, le père de Sergey avait écrit : “Sergey est étudiant diplômé à Stanford (informatique science). Il fait de l'exploration de données et (avec son ami Larry) a développé un moteur de recherche GOOGLE qui, selon lui, est le meilleur."

Sans le savoir, il venait de publier le premier avis sur ce qui deviendra, 18 ans plus tard, l’une des plus importantes firmes mondiales, la 3ème plus capitalisée au monde avec 1.680 milliards de dollars à ce jour.

Google aussi est né dans un garage

C’est Larry qui le premier débusque l’idée qui fera le succès de Google. Alors qu’il travaille sur le sujet de l’organisation des données sur le web, il se lance le défi, raté, de télécharger en une semaine l’intégralité d’Internet, ce qui lui prendra finalement presque une année. Au cours de cette longue entreprise, il se rend compte que la classification des pages des moteurs de recherche existants (Altavista, Lycos, Excite, Yahoo), fondée sur la récurrence de mots-clés, rend la recherche d’informations laborieuse. En 1997, Sergey le rejoint dans le laboratoire de recherche de Stanford et, ensemble, ils finissent par trouver un algorithme hiérarchisant les pages en fonction du nombre de liens qui pointent vers elles. Le référencement est né sous le nom de “PageRank”.

Bien que le laboratoire de l’Université de Stanford soit à la pointe de la technologie et leur offre un cadre privilégié pour développer leur projet, Larry et Sergey se sentent à l’étroit. “Les gens comprennent vraiment ici que parfois le meilleur moyen de produire un effet sur le monde n'est pas en écrivant un article, mais en prenant la technologie en laquelle vous croyez et en faisant quelque chose”, déclarait John Hennessy, président de l’Université de 2000 à 2016. Surtout, le coût financier de leur recherche devient intenable. A chaque fois que leur logiciel parcourt internet, cela coûte 20.000 dollars à Stanford. Larry et Sergey ne tarderont pas à quitter le campus en 1998 et s'installent, comme le mythe américain le veut, dans un garage à Menlo Park, aux abords de San Francisco.

Malgré la performance de leur logiciel, aucune des sociétés de moteur de recherche ne semble intéressée pour l’adopter. Face à la réticence, voire à l’indifférence du secteur, ils décident de commercialiser leur solution eux-mêmes. S’engagent alors un marathon à travers toute la Silicon Valley pour convaincre des entrepreneurs d’investir dans leur toute jeune start-up, Google. Une référence à “googol”, terme qui désigne le nombre composé du chiffre 1 suivi de 100 zéros, afin de rendre compte de l’immensité de la quantité d’informations que leur moteur de recherche doit traiter.

Google règne sur 93% du marché mondial

Au cœur de l’été 98, Sergey et Larry font la connaissance de Andy Bechtolsheim, un richissime homme d’affaires de Bavière installé dans la Silicon Valley, connu pour avoir financé de nombreuses start-ups florissantes. Une rencontre qui va marquer les débuts de Google. A la fin de leur entrevue, Andy Bechtolsheim se montre conquis par le projet et le business plan élaboré par Larry, à savoir vendre aux entreprises des publicités discrètes et ciblées sur les pages de résultats. Le duo repart de là avec un premier chèque de 100.000 dollars inscrit à l’ordre de Google Incorporated. Leur garage est vite encombré de 3.000 racks (armoire technique destinée à centraliser les éléments du réseau informatique) et il faut déménager.

Installé dans le centre de Palo Alto, Google compte, en 1999, 8 salariés et traite plus de 100.000 requêtes par jour. Ce qui lui vaut d’être classé dans les 100 premiers sites par PC magazine. L’engouement est tel qu’ils décident d’approcher Kleiner Perkins et Sequoia Capital, deux des plus importantes sociétés de capital risque. Le 7 juin 1999, elles investissent chacune 12,5 millions de dollars dans Google, mais à une condition : que l’entreprise se dote d’un cadre expérimenté. Comprendre : engager un PDG. Une décision difficile pour Larry Page et Sergey Brin, qui ont du mal à accepter une personne extérieure à leur monde de geek. Sauf que du haut de leur 28 ans, et malgré un premier bénéfice de 7 millions de dollars en 2001, les deux ingénieurs ne connaissent pas grand-chose à la gestion d’une entreprise. Et cette perspective inquiète les investisseurs.

A partir de ce moment, les deux fondateurs vont petit à petit délaisser la partie business pour se concentrer au maximum à la recherche et au développement. Depuis, Larry Page, Sergey Brin et leurs employés ont développé une centaine de services annexes aussi simple qu’ingénieux : Google Earth, Google Maps, Street View, Picasa, Google Books, Google Chrome, Android, Chromecast, Drive, Gmail, Google Scholar, Google car… Toutes ces innovations ont renforcé la domination de Google au fil des ans. Sa maison mère Alphabet* annonçait un chiffre d’affaires de 283 milliards de dollars, avec un bénéfice annuel de 60 milliards de dollars en 2022. Quant au moteur de recherche, il détient 93% du marché mondial.

La culture de l’humilité

Alors Google a-t-il encore besoin de Larry Page et Sergey Brin ? “Si l'entreprise était une personne, ce serait un jeune adulte de 21 ans et il serait temps de quitter le nid”. C’est par cette métaphore dans une lettre adressée aux 174.000 employés que les fondateurs ont annoncé en 2019 leur départ de Google, tout en restant actionnaires et membres du conseil d'administration d'Alphabet. La firme serait assez mûre pour voler de ses propres ailes. Du moins, c’est ce que tous pensaient jusqu’à ce qu’en 2023, Shandar Pinchai, PDG d’Alphabet depuis 2015, les rappelle en urgence à Mountain View. La sortie de ChatGPT a semé un vent de panique à Googleplex (le siège social).

“Il faut avoir un mépris sain pour l'impossible. Vous devriez essayer de faire des choses que la plupart des gens ne feraient pas”

Larry Page

Larry Page et Sergey Brin auraient pu mettre en scène leur retour. Mais c’est à peine s’il a été annoncé. “Ces gars viennent de la tech et la nature de l’ingénieur n’est pas de se mettre en avant mais plutôt de mettre en avant ce que l’on fait. C’est cette culture de l’humilité qui a fait de Google la star. En rendant des services tous les jours, à chaque minute, ils n'ont pas besoin de prouver l’utilité de Google pour se créer une réputation”, développe Sébastien Garnault, fondateur de la CyberTaskForce et du Paris Cyber Summit.

Mais c’est peut-être justement pour sauver cette réputation que Larry Page et Sergey Brin reviennent. L’intelligence artificielle en est encore à ses balbutiements, pour preuve le loupée de Galactica, l’IA de Meta et de ChatGPT qui ne répond pas vraiment à la promesse de fiabilité. C’est donc un second temps d’innovation qui s’ouvre pour Google, et pour cela, il lui faut la vision de ses fondateurs. “Leur retour marque-t-il aussi la volonté ou la nécessité de trouver un autre modèle économique de celui basé sur la donnée personnelle, qui pourrait avec l’intelligence artificielle devenir obsolète ?”, s’interroge Sébastien Garnault.

Larry Page et Sergey Brin ne savent peut-être pas encore vers où ils vont mais c’est avec optimisme qu’ils guideront à nouveau Google. En 2003, Larry Page lâchait, devant un parterre d’étudiants admiratifs à l’Université de Tel Aviv : "il y a une phrase que j'ai apprise à l'université : avoir un mépris sain pour l'impossible. Vous devriez essayer de faire des choses que la plupart des gens ne feraient pas." Sans cette phrase, peut-être que Larry Page n’aurait jamais embarqué Sergey Brin dans cette folle aventure, peut-être que sans ce mépris pour l’impossible, les deux étudiants n’auraient jamais oser révolutionner Internet.

*Alphabet a été fondé en 2015 pour englober Google et toutes les activités non centrales et peu rentables du groupe, comme les voitures autonomes de Waymo,la filiale Sidewalk Labs consacrée aux villes intelligentes ou encore Calico, spécialiste des biotechnologies pour lutter contre le vieillissement.

Les leçons de leur succès

  • Mettre en place des méthodes de travail favorisant la créativité
  • Se fixer très vite de nouveaux objectifs après avoir obtenu un succès
  • Adopter une «saine désinvolture» face aux défis difficiles à relever