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Pierre-André Taguieff : les origines de cet islamo-gauchisme qui gangrène Science Po Paris

TRIBUNE. Philosophe, historien des idées et directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff détaille les origines et les développements récents de l’islamo-gauchisme, concept qu’il a forgé dans les années 2000, qui gangrène aujourd’hui le prestigieux établissement d’enseignement supérieur Sciences Po Paris.

Pierre-André Taguieff , Mis à jour le
Illustration science po
Façade de Sciences Po Paris. SIPA / © ACau

En France, depuis quelques années, les universités et les grandes écoles sont soumises à la pression croissante de minorités actives, qu’on peut caractériser comme wokistes ou islamo-gauchistes, et qui peuvent exercer ici ou là une véritable dictature idéologique. Sur de nombreuses questions, à commencer par le conflit israélo-palestinien ou la menace islamiste, la liberté d’expression et la liberté de débattre sont interdites de fait.

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Sciences Po Paris a basculé dans la culture du soupçon, de l’intolérance, de la dénonciation

Le pluralisme des opinions a été remplacé par l’imposition des convictions idéologiques de minorités partageant une même haine d’Israël et une même admiration pour la « résistance armée » d’une organisation islamiste comme le Hamas. C’est le cas de Sciences Po Paris qui, sous couvert de vertueux appels à la diversité et à l’inclusion, a basculé dans la culture du soupçon, de l’intolérance, de la dénonciation et de la mise à l’écart des « mal-pensants ».

La majorité silencieuse laisse faire, elle laisse les sectaires et les fanatiques imposer leurs certitudes et crier leurs slogans. La désidéologisation des majorités s’ajoute à la démission et à la lâcheté des autorités administratives pour laisser le champ libre aux minorités tyranniques. Ce que j’ai appelé l’islamo-palestinisme semble dès lors être devenu l’idéologie dominante dans de nombreux établissements universitaires.

Le 12 mars 2024, à Sciences Po Paris, l’occupation du grand amphi par des activistes pro-Hamas a illustré cette inquiétante dérive sectaire. « Ne la laissez pas entrer, c’est une sioniste » : c’est ainsi qu’une étudiante, membre de l’UEJF (Union des étudiants juifs de France), a été interdite d’accès à la salle dans laquelle les étudiants étaient supposés débattre. La dénonciation du « génocide des Palestiniens » constitue le principal thème d’accusation du discours antisioniste depuis le 7 octobre 2023.

Il vise à faire oublier les massacres alors commis par le Hamas. Le collectif « Urgence Palestine », appelant à une manifestation de soutien aux étudiants propalestiniens devant Sciences Po le 14 mars, a diffusé ce message sur X : « Dénoncer le génocide n’est pas un crime. » L’inversion victimaire est ici parfaitement illustrée : victimes d’un méga-pogrom jihadiste le 7 octobre, les Israéliens sont accusés de « génocide ».

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Islamo-gauchisme, pseudo-antiracisme et antisionisme

Qu’est-ce que l’islamo-gauchisme ? Un ensemble d’alliances stratégiques et de convergences idéologiques entre des groupes d’extrême gauche et diverses mouvances islamistes. Qu’est-ce qu’un islamo-gauchiste ? C’est soit un militant d’extrême gauche qui s’allie avec des groupes islamistes au nom de certaines causes supposées révolutionnaires (anticapitalisme, anti-impérialisme, antisionisme, etc.), soit un islamiste qui se rapproche de l’extrême gauche pour des raisons tactico-stratégiques, en épousant certains de ses thèmes mobilisateurs.

Dans les deux cas, l’antiracisme est invoqué. Tout islamo-gauchiste prétend lutter contre le racisme. Mais le « racisme » qu’il combat est avant tout le « racisme systémique », censé structurer les sociétés occidentales, dites encore « blanches ». Il s’ensuit que l’antiracisme des islamo-gauchistes se réduit au projet de détruire les sociétés occidentales accusées d’être intrinsèquement racistes. L’ennemi désigné est donc l’Occident et les sociétés occidentalisées. La « lutte contre le racisme » se transforme en lutte contre le « racisme systémique » ou contre toutes les discriminations dites « systémiques » (de race, de genre, de religion, etc.).

La lutte contre le racisme tend à se réduire à la lutte contre l’islamophobie

Comme les idéologues décoloniaux, les islamo-gauchistes contemporains ont repris à leur compte cette vision antiraciste du monde, dans laquelle le « racisme systémique » est censé se manifester par un racisme sociétal et un « racisme d’État » caractérisant les sociétés occidentales. Mais ils ne s’en tiennent pas là. Leur thèse fondamentale est que le « racisme d’État » est avant tout une « islamophobie d’État ». Dès lors, la lutte contre le racisme tend à se réduire à la lutte contre l’islamophobie. Il y a là un alignement sur la propagande islamiste.

Ils y ajoutent ce que j’appelle la thèse de la substitution, qui postule que, dans les sociétés occidentales, l’antisémitisme a été aujourd’hui remplacé par l’islamophobie. La lutte contre l’islamophobie doit donc selon eux remplacer la lutte contre l’antisémitisme. Ils peuvent dès lors dénoncer la lutte contre l’antisémitisme comme une stratégie d’occultation et de diversion permettant de détourner l’attention de la véritable menace, l’islamophobie, et du véritable racisme qui est à leurs yeux le « sionisme », un sionisme fantasmé et diabolisé. C’est ainsi que l’islamo-gauchisme s’inscrit dans le champ de la propagande antisioniste.

Variantes historiques

L’islamo-gauchisme, qui désigne une tradition révolutionnaire de gauche, constitue une catégorie générale comprenant plusieurs variantes historiques : islamo-communisme, islamo-tiers-mondisme, islamo-altermondialisme, islamo-décolonialisme, islamo-wokisme. L’islamo-gauchisme a une préhistoire, qui commence en 1920 avec la collusion islamo-bolchevique, et une histoire, qui commence en 1978-1979 avec l’alliance islamo-communiste en Iran.

Dans la préhistoire de l’islamo-gauchisme, il faut d’abord remonter au premier « congrès des peuples de l’Orient », organisé du 1er au 8 septembre 1920 à Bakou par l’Internationale communiste qui venait d’être créée. C’est alors que Lénine définit l’islam comme la religion de « nations opprimées », voire comme une religion opprimée. Il fallait donc se garder d’offenser les sentiments religieux des paysans musulmans pauvres. Le camarade Zinoviev déclara qu’il fallait « susciter une véritable guerre sainte [jihad] contre les capitalistes anglais et français ». Ce fut l’une des premières apparitions d’une convergence islamo-communiste au nom de l’anti-impérialisme. Mais l’idylle a rapidement mal tourné. En 1923, Staline fait arrêter le dirigeant tatar Mirsaid Sultan Galiev, partisan d’un communisme national musulman.

C’est également sous le signe de l’anti-impérialisme que se tint la conférence de Bandung (18-24 avril 1955), la première conférence afro-asiatique qu’on peut considérer comme l’événement fondateur du tiers-mondisme, qui se développera sur la base d’un rejet du colonialisme, de l’impérialisme et du racisme, et donnera une assise idéologique à l’antisionisme radical et à l’anti-occidentalisme qu’on retrouvera plus tard dans le décolonialisme.

Il faut enfin pointer les rapprochements entre islamistes et révolutionnaires marxistes dans les années 1990

Il faut ensuite souligner l’importance de la Révolution khomeinyste, lorsqu’en 1978-1979 le Parti communiste iranien (le Toudeh), comme tous les groupes de l’opposition de gauche au Shah, a soutenu les islamistes chiites dans leur conquête du pouvoir, sous les applaudissements d’une partie des élites intellectuelles occidentales (dont Michel Foucault, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir), qui y voyaient un nouveau modèle de révolution, supposée dotée d’une dimension « spirituelle ». Les communistes iraniens, comme d’autres formations de gauche, ont cru pouvoir jouer la carte de l’alliance avec les islamistes iraniens. Mais après quatre ans de collaboration avec le pouvoir islamiste, le Toudeh fut brutalement détruit en 1983 sur l’ordre de Khomeiny.

Il faut enfin pointer les rapprochements entre islamistes et révolutionnaires marxistes dans les années 1990 à la faveur du mouvement altermondialiste, dans lequel se sont investies notamment des organisations trotskistes, tel, en Grande-Bretagne, le Parti socialiste des travailleurs, le SWP (Socialist Workers Party). À l’automne 1994, Chris Harman, qui fut l’un des dirigeants de ce parti révolutionnaire, publie un long article intitulé « Le Prophète et le Prolétariat ». Dans ce texte, Harman théorise une alliance stratégique, mais conditionnelle et conjoncturelle, entre socialistes révolutionnaires et islamistes, notamment sur les fronts de l’anti-impérialisme et de l’antiracisme.

Il arrive aussi que des communistes se convertissent à l’islam : ce fut le cas du terroriste marxiste-léniniste Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos. L’itinéraire du camarade Carlos est emblématique : ce militant communiste d’origine vénézuélienne, tiers-mondiste et terroriste international, s’est converti à un islam de combat après avoir épousé la cause palestinienne. Il s’est ensuite reconnu dans le terrorisme jihadiste d’Al-Qaïda, déclarant le 1er novembre 2001 qu’il a éprouvé « un profond soulagement en voyant les héroïques opérations de sacrifice du 11 septembre 2001 » et rendant ainsi hommage au chef charismatique du groupe jihadiste : « Cheikh Oussama Ben Laden est le modèle du moudjahid. C’est un martyr vivant, un pur. »

L’antisionisme radical au cœur de l’islamo-gauchisme

Dans le discours de propagande islamo-gauchiste, on trouve un balancement stratégique entre la présentation compassionnelle du musulman-victime (du colonialisme, du racisme, etc.) et la célébration héroïsante du musulman-rebelle, du moudjahid, du combattant pour la foi. D’une part, la figure victimaire du colonisé-discriminé-« racisé » et, d’autre part, celle du justicier-guerrier, le jihadiste, transfiguré en « résistant ». Les islamo-terroristes du Hamas peuvent être ainsi célébrés comme des « résistants ».

J’ai forgé l’expression « islamo-gauchisme » au tout début des années 2000 pour désigner une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche (que j’ai qualifiés de « gauchistes » pour faire court), au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle grande cause révolutionnaire. Il s’agit donc d’un terme descriptif, référant à un phénomène idéologico-politique observable, notamment sous la forme de manifestations « antisionistes » rassemblant des représentants de groupes islamistes (Hamas, Jihad islamique, Hezbollah) et des militants d’extrême gauche, principalement trotskistes, mais aussi des « altermondialistes ».

Le cri « mort aux Juifs » venait agrémenter ces spectacles islamo-gauchistes qu’étaient les manifestations propalestiniennes

L’ennemi était le même pour les islamistes et pour les nouveaux gauchistes, mais il ne portait pas le même nom : les premiers désignaient « les Juifs », les seconds « les sionistes ». Tous se disaient anticapitalistes et anti-impérialistes. Cette mouvance hybride trouvait alors sa raison d’être dans des convergences idéologiques et des alliances stratégiques autour de ce que j’ai appelé l’« antisionisme radical » ou « absolu », dont l’objectif est la destruction d’Israël. Au cours de ces mobilisations, les « Allahou akbar » qui fusaient ne gênaient nullement les militants gauchistes présents, pas plus que les appels consensuels à la destruction d’Israël sur l’air de « sionistes = nazis » ou « sionisme = racisme ».

Le cri « mort aux Juifs » venait agrémenter ces spectacles islamo-gauchistes qu’étaient les manifestations propalestiniennes, dès octobre 2000. La dimension antijuive de ces manifestations était frappante, ainsi que l’importance prise par la nazification des « sionistes » et plus largement des Juifs, destinée à faire entendre ce message résumant l’inversion victimaire en cours : les Juifs-sionistes sont les nouveaux nazis, tandis que les Palestiniens sont les nouveaux Juifs.

Transformations de l’islamo-gauchisme

Dans l’histoire de l’islamo-gauchisme, je distingue trois moments : le premier marqué par la confluence de l’altermondialisme, de l’antisionisme et de l’islamisme (2000-2005), le second marqué par une emprise décoloniale croissante exercée sur les mouvances d’extrême gauche, pour la plupart converties au culte victimaire islamophile et se réclamant de l’« antiracisme politique », le troisième par l’intégration de l’antisionisme radical dans la religion politique qu’est le wokisme, devenu une mode intellectuelle mondialisée.

Au cours des années 2005-2015, la figure de la victime va être progressivement occupée par le Musulman, sur la base d’un slogan : l’islam serait une religion « dominée », il serait la religion d’une minorité opprimée, la religion des « dominés », des exclus, des « racisés ». Et les populations issues des immigrations de culture musulmane seraient les héritières des peuples colonisés, donc « opprimés », « discriminés » et « racisés ». Le victimisme pro-palestinien s’est élargi ainsi en victimisme pro-islamique. C’est là le second moment de l’islamo-gauchisme, centré sur l’image du musulman victime du racisme, qui s’illustrera par des appels à « lutter contre l’islamophobie ».

Le sens du terme « islamo-gauchisme » a basculé progressivement dans le décolonialisme

Le sens du terme « islamo-gauchisme » s’est transformé avec l’évolution de l’extrême gauche, qui a basculé progressivement dans le décolonialisme, l’intersectionnalisme, un féminisme radical misandre (c’est-à-dire le « second sexisme » qui, alimenté par la prétendue « théorie du genre », incite à la haine du « mâle blanc hétéro ») et, pour finir, la « théorie critique de la race », que j’ai analysée comme étant une forme pseudo-antiraciste de racialisme militant, ou, plus exactement, de néo-antiracisme masquant un racisme anti-Blancs. Il faudrait donc parler aujourd’hui d’islamo-décolonialisme ou d’islamo-racialisme.

Idiots utiles des islamistes

La chasse aux sorcières lancée contre de prétendus « islamophobes » à Sciences Po Grenoble, entre novembre 2020 et mars 2021, a rappelé que l’islamo-gauchisme faisait des ravages dans l’enseignement supérieur. Elle témoigne du fait que des étudiants et des enseignants, engagés à gauche, se sont ralliés à la stratégie rhétorique des islamistes, instrumentalisant habilement la cause palestinienne comme cause victimaire mobilisatrice.

La cause palestinienne s’est transformée en cause islamo-palestiniste, tandis que « les sionistes » incarnaient la causalité diabolique

La cause palestinienne s’est transformée en cause islamo-palestiniste, nouvelle cause suprême, tandis qu’Israël et « les sionistes » incarnaient la causalité diabolique. Les stratèges islamistes ont donc réussi, grâce à leurs alliés néo-gauchistes, à banaliser la « chasse aux sionistes » en France comme dans d’autres nations occidentales. Et, comme on a pu le constater depuis le méga-pogrom du 7 octobre 2023, la « chasse aux sionistes » a souvent pris l’allure d’une « chasse aux Juifs », dans les manifestations de rue comme dans l’espace universitaire.

Plus l’islamisme tue, et plus on dénonce l’islamophobie. Depuis les assassinats des professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard par de jeunes jihadistes, on constate que les appels à « lutter contre l’islamophobie » se multiplient, comme si le véritable danger n’était pas l’islamisme mais l’islamophobie. Un bel exemple d’inversion idéologique de la réalité.

Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023.  
Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Pierre-André Taguieff, Gallimard, coll. « Tracts », 64 pages, 3,90 euros, 2023. © Gallimard

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