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Quand le renouveau libéral se préparait au Mont-Pèlerin

Constitué après la guerre pour sauver une économie de marché limitée de toutes parts, la Société du Mont-Pèlerin a été, démontre Serge Audier, plus un lieu d’affrontements entre tendances opposées que le siège d’un complot ultralibéral

Genre: histoire Qui ? Serge Audier Titre: Néolibéralisme(s).Une archéologie intellectuelle Chez qui ? Grasset, 628 p.

Mais comment donc tout cela a-t-il commencé? Devant l’impuissance toujours plus manifeste des Etats face à des marchés devenus tout-puissants, la tentation est forte, dans le camp de ceux que cette évolution inquiète, de chercher des complots plutôt que des explications. Le pavé que Serge Audier consacre à l’«archéologie intellectuelle» du mouvement qui triomphe aujourd’hui s’affiche comme une tentative de contrer cette tendance.

Tentative réussie. Lui-même critique, Serge Audier ne tombe jamais dans la dénonciation ou la simplification. Il s’attache au contraire à comprendre tous les méandres des affrontements parfois violents et parfois larvés qui ont opposé, au sein du courant dit néolibéral, philosophes, journalistes ou politiciens engagés dans la même réflexion sur les conditions économiques d’une résistance au totalitarisme et de la reconstruction d’une Europe libérale.

Son enquête commence en 1938, l’année où se réunit à Paris le colloque Lipmann, du nom du journaliste américain Walter Lipmann, dont le livre The Good Society ( La Cité libre ) a galvanisé ceux qui s’interrogent sur les moyens de sauver le libéralisme, ébranlé par la crise de 1929, pris en tenaille entre le collectivisme soviétique et les totalitarismes fascistes.

S’il est critique face au New Deal , Lipmann est un ami de Keynes. Et s’il s’inquiète de voir limiter la liberté des marchés, il ne la veut pas totale: le libéralisme ne survivra pour lui que s’il parvient à compenser les effets négatifs du marché – crises cycliques, chômage, inégalités salariales dont les conséquences sociales sont pour beaucoup, estime-t-il, dans l’avènement des totalitarismes.

L’ Agenda pour le libéralisme sur lequel se mettent d’accord les participants à l’issue du colloque reflète une version atténuée de ces positions: insistance sur la primauté du mécanisme des prix, mais reconnaissance de la nécessité d’une certaine redistribution des revenus, notamment en faveur des assurances sociales, de la défense, des services sociaux, de l’enseignement et de la recherche.

Comme toute déclaration finale, c’est le résultat d’un compromis. Et les oppositions entre ses signataires – notamment les Allemands Wilhelm Röpkeet Alexander Rüstowet les Autrichiens Friedrich Hayeket Ludwig von Mises– se répéteront après le conflit dans un nouveau rassemblement plus durable, la Société du Mont-Pèlerin.

Les quatre hommes sont de ceux qui se réunissent en 1947 sur les hauts de Vevey pour fonder cette association vouée, une fois encore, à défendre le libéralisme face à des vents fortement contraires. Issu des économies de guerre, le climat est alors au dirigisme et à une extension des générosités de l’Etat envers les citoyens. En 1942, dans son essai Capitalisme, socialisme et démocratie , Joseph Schumpeter a même annoncé l’autodestruction du premier. Mais chacun à sa manière, ceux qui se croisent au Mont-Pèlerin y croient encore.

Et les manières diffèrent, Serge Audier y insiste. Sur la conception du rôle de l’Etat mais aussi sur la vision de l’homme – réduit aux calculs de l’homo economicus ou porteur de valeurs solidaires. Pour résumer un affrontement complexe, où interviennent de nombreux personnages, parfois importants mais peu impliqués dans l’action comme Raymond Aronou Luigi Einaudi, on peut dessiner deux pôles. Le premier, organisé autour des Allemands avec l’appui important du secrétaire suisse de l’association, Albert Hunold, attire ceux des membres qui cherchent à concilier un engagement libéral avec une préoccupation sociale, voire morale.

Ce dernier est particulièrement accentué chez Röpke et Rüstow. Marqués par l’expérience allemande, les deux hommes voient dans la constitution de trusts tout-puissants l’un des dangers majeurs d’une économie de marché incontrôlée. Ils partagent aussi le désir de protéger les liens communautaires de l’effet destructeur des bouleversements économiques – une vision qui se décline en partie sur le mode de la nostalgie pour le monde d’avant la révolution industrielle.

Installé presque d’emblée en position dominante, le pôle constitué par Hayek et Mises se caractérise au contraire par une foi toujours plus marquée envers les capacités autorégulatrices du marché, déclinée sur un mode plus philosophique chez Hayek, plus strictement économiste chez Mises. Pour les deux hommes, les monopoles, bête noire des Allemands, ne sont nocifs que s’ils ne récompensent pas la supériorité concurrentielle.

L’impulsion déterminante dans ce second groupe vient d’outre-Atlantique. De l’Ecole de Chicago, d’une part, où règne encore en 1947 une diversité intellectuelle qui disparaîtra par la suite. Et d’associations ultralibérales, comme le Volker Fund, dont la générosité est déterminante pour la survie de l’association.

Même s’il contrôle le nerf de la guerre, il faudra quinze ans au courant de restauration libérale pour s’imposer. En 1962, Alfred Hunold claque la porte en clamant que «la Société du Mont-Pèlerin a perdu son âme».

A ce moment, Milton Friedman publie son essai Capitalisme et Liberté . Les thèses antikeynésiennes qu’il y développe sont encore suffisamment marginales pour lui valoir l’ostracisme de la critique, mais les temps sont en train de changer. En 1975, une poignée d’économistes formés à Chicago appliqueront les recettes des ultralibéraux à un Chili débarrassé de toute résistance syndicale par la dictature d’Augusto Pinochet. En 1979, Margaret Thatcher arrivera au pouvoir en Grande Bretagne, en 1981, ce sera le tour de Ronald Reagan aux Etats-Unis.

La révolution ultralibérale – si on peut l’appeler ainsi – n’est pas née tout armée de la Société du Mont-Pèlerin mais beaucoup de ses inspirateurs y ont passé. Et si les recettes économiques viennent bien de son pôle austro-américain, les préoccupations des Allemands ne se sont pas entièrement perdues. Elles se retrouvent, d’une certaine manière, dans le renouveau conservateur qui accompagne désormais l’ultralibéralisme, surtout aux Etats-Unis.

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Walter Lipmann

«La Cité libre» (1937)