Expériences de la (nouvelle) marge
Épisode psychotique, révélation spirituelle ou volonté de décentrement : nos cinq témoins ont connu l’autre côté de la norme. C’est aux confins de leur précarité qu’ils ont su conquérir des ressources de créativité, nous explique le philosophe Guillaume Le Blanc.
Le statut de la marge a profondément changé depuis les années 1960. À l’époque, alors que la société était encore verrouillée par la morale bourgeoise, la marginalité était considérée comme un moyen d’échapper à l’emprise des normes. Les figures du déviant, du fou et même du criminel incarnaient une forme d’extériorité capable d’inquiéter les instances productrices de norme (la raison, la morale, le droit). Pour contester l’ordre établi, il s’agissait non pas de devenir fou ou criminel, mais de récupérer quelque chose de ces expériences dans des actes subversifs.
Nous ne sommes plus du tout dans cette configuration. La relation du dedans et du dehors est devenue beaucoup plus poreuse. Les sujets dits « normaux » ne sont plus du tout assurés d’être « dans » la norme, et les sujets en marge n’aspirent plus à demeurer en dehors, mais à retrouver, au sein même de leur choix de vie singulier, un rapport normalisé à l’existence. Dans le domaine du travail, par exemple, alors que le salarié se demande avec inquiétude s’il va conserver son emploi ou s’il va y être véritablement reconnu, le chômeur espère trouver travail et reconnaissance. Si l’emprise des normes s’est desserrée, cela s’est payé d’un sentiment général de précarité. Comme le soulignent tous vos témoignages, le lien aux normes est plus précaire. Pour se trouver, chacun doit bricoler, expérimenter des styles de vie intermédiaires, opérer des va-et-vient entre le dedans et le dehors dont l’issue n’est pas donnée d’avance. On pose des pièges dans les normes pour en retirer un gibier personnel. Cela peut générer une très grande créativité dans les vies ordinaires, mais cela implique aussi une plus grande fragilité des sujets. La norme est donc fondamentalement ambivalente : c’est un repère essentiel pour se situer face aux autres, mais c’est aussi un problème pour chacun.
Dans mon travail, je creuse la divergence entre deux grands philosophes de la normalité, Canguilhem et Foucault. Pour Canguilhem, la norme est produite par la vie, c’est une stabilisation du vivant dans une forme qui risque de se scléroser si elle ne se renouvelle pas. Pour Foucault, ce qui est premier, ce n’est pas la vie, mais une série de dispositifs de pouvoir (l’école, l’entreprise, l’hôpital) qui insèrent les sujets dans des règles de comportement. Or, aujourd’hui, il y a à la fois une très grande plasticité de la vie ordinaire, une liberté d’expérimenter des styles de vie très divers et une emprise croissante des normes. Les sujets sont à la fois plus créatifs et plus vulnérables. C’est ce qui m’a saisi dans vos témoignages qui relèvent tous de l’expérimentation avec la norme.
« Être surdoué n’a pas fait de moi quelqu’un de supérieur, au contraire »
Slim Rejabi, 38 ans, vit à Neuilly-sur-Marne. Il a été « diagnostiqué » comme possédant un quotient intellectuel au-dessus de la moyenne.
« Entre moi et les autres, j’ai toujours senti une différence. Plus jeune, je ne me posais pas les mêmes questions que mes camarades. Je ne comprenais pas pourquoi je ressentais un manque dans mes relations sociales. Ponctuellement, j’ai été exclu du groupe et j’ai connu la solitude, même si j’ai toujours fait attention à ne pas être en décalage. Pour répondre aux questions existentielles que je me posais, je me suis plongé dans la philosophie, notamment Nietzsche, et j’ai commencé à fréquenter des cafés philo. J’ai ensuite découvert une association, la Mensa [“table” en latin], qui regroupe des personnes à “haut quotient intellectuel” et qui m’a “diagnostiqué” comme surdoué. Depuis cette révélation, j’ai compris que j’avais un fonctionnement psychique et intellectuel hors de la norme. Je réfléchis plus vite, je suis plus intuitif, je ressens les événements avec plus de force, ce qui me rend plus sensible. Mais être surdoué n’a pas fait de moi quelqu’un de supérieur, de meilleur ou de plus intelligent. Au contraire, j’ai toujours eu des problèmes à l’école. Je n’étais pas vraiment stimulé, l’idée de cadre m’était rédhibitoire… Je sentais en moi quelque chose que je n’arrivais pas à accomplir. Je n’ai eu mon bac qu’à 30 ans, en candidat libre, avant d’obtenir une licence de philosophie. D’ailleurs, je ne connais même pas mon QI exact, cela ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est me découvrir moi-même et comprendre cette différence entre les autres et moi. »
Le premier récit, celui de Slim Rejabi, incarne l’exemple d’une marginalité par le haut, celle d’une intelligence supérieure à la moyenne. Or, étrangement, sa « supériorité » l’a mis en marge. Il y a deux moments dans son parcours : une vie d’échec d’abord, qu’il ne comprend pas, et puis, une fois qu’on lui révèle son quotient intellectuel, la vie hors norme qu’il assume parce qu’il n’est plus dans une extériorité totale aux autres. On voit par là combien le rapport aux normes dépend de la possibilité de mesurer notre écart par rapport à elles. Slim Rejabi a un rapport ambivalent à la métrique cognitive. D’un côté, elle lui permet de comprendre et d’objectiver sa différence. De l’autre, il ne l’associe pas à des performances exceptionnelles. Il parle simplement de vitesse. Cela m’a fait penser à l’article « Génie » de Diderot dans l’Encyclopédie. Pour Diderot, le génie c’est celui qui a un brio dans l’accélération et la condensation de son esprit. Slim donne une définition de sa capacité de raisonner, en affect et en vitesse, qui est très inventive par rapport à l’échelle d’évaluation très codée des tests de QI. Il a besoin d’accepter ce code pour en faire un usage aux antipodes de ce pour quoi il a été inventé. C’est ce qu’on appelle un bricolage. « Nous avons besoin des normes pour délirer », disait Deleuze. Slim invente un délire de la normativité psychologique, il en produit une figure nouvelle. Il invente un style de vie à partir d’une norme très figée. Nous procédons tous comme cela. Nous utilisons les normes communes pour nous rendre lisible notre position sur l’échiquier social, et puis, une fois que nous avons la certitude de tenir une position, nous pouvons réinventer la définition de notre position, explorer d’autres allures de vie. Le sentiment minimal de normalité tient à la possibilité de trouver un équilibre fragile entre le soi et le hors de soi. À la question, qu’est-ce qu’être normal ?, Freud répondait : pouvoir aimer et travailler. Parce que ce sont deux activités où l’on est à la fois en soi et hors de soi. Se sentir normal, c’est cela : non pas la conformité à des canons, mais le sentiment d’avoir la possibilité de mener une vie à soi hors de soi.
« Une longue saison de dèche en plein Paris »
Écrivain injustement méconnu, Pierre Lepère a notamment publié un beau roman, Le Ministère des ombres (2010), et un recueil de poèmes, Cœur citadelle (2008), à La Différence. Il a vécu dans la rue de 1965 à 1968 et revient ici sur cette jeunesse vagabonde.
« Dans une armoire, j’ai gardé un imperméable chiffonné de lieutenant Columbo, relique d’une longue saison de dèche en plein Paris au siècle dernier. C’est dans cet uniforme froissé et puant de ma déchéance que j’errais dans les rues, en quête de mon double. N’étant attaché à rien qu’à mon endurance et à ma rage de m’en tirer, j’avais connu, comme tous mes frangins de la mouise, ces passages éclair d’un monde dans un autre, ces itinéraires surprises d’un palais à un terrain vague, d’une rame de métro à la terrasse d’un café où, les jours de beau temps, mes concerts d’harmonica me procuraient de quoi me payer une chambre. Quand ma récolte n’avait pas été suffisante, je me réfugiais dans les chiottes des vieux immeubles, aisément accessibles. Poussé dehors dans l’entre chien et loup de l’aube par la peur que le concierge me trouve et m’oblige à me battre, l’envie me tenaillait de me jeter du haut du pont du Nord, comme Stéphane Mallarmé quand il partait enseigner l’anglais au lycée Janson-de-Sailly. Comme lui, toutes proportions gardées, je résistais à la tentation qu’avait connue Ronald, mon compagnon de la cloche de bois, de défier le vertige pour atterrir dans le “peu profond ruisseau calomnié” de la mort. Sur de grandes feuilles d’écolier quadrillées, je griffonnais des petits poèmes et les distribuais ensuite. Je me moquais bien que mes quatrains fussent bons ou mauvais, espérant seulement qu’ils fussent plus vivants que moi ! À ma grande surprise, la poésie était une monnaie qui avait cours dans les milieux interlopes où je naviguais à vue. Leurs espoirs et leurs passions, mes partenaires de famine les retrouvaient aussi intacts sous ma plume débutante que dans leurs rêves, et ils me le murmuraient en m’étreignant de toutes leurs pauvres forces comme si je les avais couverts d’or. »
Dans le second récit, celui de Pierre Lepère, passé par la clochardisation, la limite entre la norme et la marginalité est ténue. Lors de ses pérégrinations, dit-il, il passait « en un éclair » d’un monde à l’autre. L’imperméable assure une unité narrative à ces allers-retours. Un manteau, c’est ce qui protège du dehors. Quand on vit dans un régime d’extériorité pure comme les sans-abri, cela remplit aussi une fonction de normalité. Avec ce manteau, il errait en quête de son « double ». Étrange formule. Qui est ce double ? Sans doute le sujet qu’il redoute de devenir. Car tout se passe comme s’il se livrait à une sorte d’expérimentation pour voir jusqu’où il peut aller dans le dénuement, dans la mise en extériorité. Comment serai-je quand je serai entièrement plongé dans ce régime de vie ? L’écriture joue un rôle dans cette exploration. Un lien s’établit entre sa révolte, le risque de se perdre et l’écriture. Sur un plan clinique, on dit souvent que parler ou écrire, c’est déjà s’en sortir, c’est apparaître comme un auteur de sa vie, capable d’en produire une fiction. Ici, l’écriture n’est pas un remède. C’est une autre manière de creuser cette plongée dans l’extériorité et la précarité. Au final, c’est l’écriture qui est demeurée parce qu’elle lui est apparue comme une expérience plus intense que celle de la rue. Lorsqu’il croise le vertige de la mort, ce qui le sauve, c’est d’imaginer que ses quatrains sont « plus vivants » que lui. Mais l’issue créatrice n’était pas donnée. Cela aurait pu mal finir. Il conserve d’ailleurs à l’écriture une fonction singulière : celle de consacrer la dignité des vies infâmes. Il veut écrire pour les autres, que cela puisse servir de relais, de porte-voix pour des vies qui, sinon, basculeraient dans l’invisibilité totale. Le retour à la normalité n’a donc pas mis fin à l’expérimentation avec le dehors.
« Les squats d’artistes sont des lieux de partage où la vie est difficile »
Catherine Poulain, alias « KTY », 45 ans, est artiste plasticienne. Balancée entre la vie dans les squats et la maternité, elle cherche dans la marginalité un moyen d’être en accord avec elle-même.
« Un temps j’ai essayé d’entrer dans la norme. Je portais au fond de moi les fantômes que j’essayais d’exorciser à travers l’écriture ou le dessin. Mes parents considéraient que l’art était un loisir, pas un métier sérieux. J’ai donc obtenu un diplôme en architecture intérieure. J’ai travaillé dans des cabinets, mais cela m’ennuyait. J’ai trouvé des contrats intermittents de sculpteur ou de décorateur. Cela m’a passionnée, mais, quelques années après la naissance de mon fils, j’ai tout lâché. J’étais sans argent, j’allais travailler de squat en squat, mais, au moins, j’y avais un espace où je pouvais exprimer mes émotions et me rendre utile aux autres. À l’adolescence, j’ai traversé des épreuves dont j’ai failli ne pas me remettre. Il y a eu dans ma famille des viols et des suicides avec séjours en hôpitaux psychiatriques, et je n’ai pas été épargnée… Le pire, c’est que mes parents n’ont pas réagi. Dès que cela affleurait, cela déclenchait de violentes disputes. J’étais révoltée, tout en ressentant la honte et la culpabilité. J’ai perdu confiance envers ma famille et la société. Pour m’en sortir, il fallait que je trouve une façon d’exprimer ce qui était en moi. L’expression artistique m’a sauvée. Ma cousine, elle, n’a pas résisté : alors qu’elle avait un fils, elle s’est suicidée. Comment une mère fait pour laisser son enfant ? Je me suis promis de ne jamais en arriver là. Et lorsque j’ai eu mon fils, je me suis investie dans son éducation pour ne pas perdre ce lien qui me raccroche à la vie. Il y a des moments où je me dis qu’il faudrait que je sorte de la marginalité. Mais je ne peux pas faire marche arrière. Je me suis investie dans des luttes, je me suis fait violence pour assumer en public mon choix au lieu de me cacher. Et cela m’a fortifiée. Les squats d’artistes sont des lieux de solidarité et de partage, où la vie n’est pas facile. À l’impasse Saint-Claude [3e arrondissement de Paris], par exemple, j’avais déménagé mon atelier pour y habiter – on m’avait dit que c’était un moyen d’obtenir un logement social en cas d’expulsion – mais lors de l’intervention des forces de l’ordre, j’ai perdu une grande partie de mon travail sur vingt ans, et je n’ai reçu aucune proposition de relogement. Aujourd’hui, je me suis trouvé un logement en banlieue où je peux stocker mes tableaux et sculptures. J’expose toujours dans les squats et y organise des expositions. Mon premier public, c’est mon fils de 9 ans. Mon choix de vie ne lui pose pas de problème. Il sait que la marginalité est un moyen pour moi d’être en accord avec moi-même et d’inventer un monde plus juste. Et il est content quand il voit que j’y arrive. »
C’est également par le truchement de l’art que Catherine Poulain opère un réaménagement de son rapport aux normes. Elle a observé et subi des violences qui n’ont pas été reconnues et l’ont mise en marge. À quoi servent les normes sinon à nous protéger ? « J’ai perdu confiance », dit-elle. L’attente de la responsabilité n’a pas été honorée et a débouché sur la solitude et sur l’angoisse. C’est alors qu’elle a fait le choix d’une vie d’artiste. Pour soigner son rapport troublé aux normes ? Ce serait faire de l’art une médecine pour sujets abîmés. Or l’art ne se réduit pas à une cure et le fait d’être en marge n’est pas assimilable à une pathologie, c’est aussi une position productive de vitalité propre. Je vois plutôt deux séries parallèles : une violence sociale qui conduit à la prise de conscience de ce que les normes ne servent pas à grand-chose ; de l’autre côté, une exploration intense de la productivité propre à la marginalité. La seconde série n’est pas seulement un effet sismique de la première. On retrouve, ici comme ailleurs, la mort. Elle rôde toujours dans ces expérimentations. Les normes sont un dispositif pour rendre les vies vivables. Mais elles peuvent aussi exercer une violence mortifère sur les sujets. Nous les recherchons parce qu’elles nous protègent. Or, en disqualifiant certaines formes de vie, elles provoquent des blessures qui exposent les sujets à une mort psychique. C’est ce que désigne la notion de précarité : la fragilité de l’attache aux normes. Catherine Poulain a réussi à augmenter sa puissance d’agir en se retournant contre les normes qui faisaient emprise sur sa propre vie. Deux autres éléments ont compté : la res-ponsabilité vis-à-vis de son fils et la recherche d’un toit. Avec son fils, elle a transformé la négativité du rapport familial dans un dispositif de soin. Dans son atelier, elle a réussi à trouver une propriété sociale où fabriquer et conserver des choses à soi. Toute vie, même quand on n’est pas artiste, a besoin d’un chez-soi pour pouvoir y faire usage de soi.
« La tiédeur raisonnable est bien impossible quand on a rencontré la personne du Christ »
Normalienne, énarque, Anne Coffinier ne semblait pas destinée à rencontrer la foi. Ce bouleversement l’a amenée à mettre en suspens sa carrière, au risque d’être incomprise par son entourage.
« Un an après la mort de mon père, j’avais envie de faire quelque chose pour lui manifester mon amour. Mais quoi ? Pourquoi ai-je pensé à une messe pour le repos de son âme ? Je ne sais pas. Lui-même s’était éloigné de la pratique des sacrements. Je me suis dit : “Si Dieu n’existe pas, c’est juste absurde. S’il existe, Il comprendra.” Et comme la bibliothèque de mon père était pleine de livres sur la liturgie traditionnelle d’avant Vatican II, j’ai donc opté pour une messe en latin. Je n’ai pas compris grand-chose, mais j’ai été bouleversée. À genoux, en pleurs de joie. “C’est ça ! Voilà la vérité que je cherchais depuis si longtemps et qui me manquait !” J’ai senti la vie affluer violemment en moi. Les premiers temps de ma conversion ont été extraordinaires. J’ai découvert, en participant au pèlerinage de Chartres, que 10 000 personnes pouvaient marcher trois jours durant, portant de vieux anoraks et croquant des quignons de pain, vieux et jeunes confondus, mus par la seule foi. Je me suis inscrite au catéchisme pour adultes, suivi par un groupe improbable de clochards, de thésards et d’universitaires communistes en crise. J’ai reçu des grâces ; par mes pauvres prières, j’ai obtenu la sortie du coma d’un homme. La vitalité nouvelle que je sentais en moi ne devait rien au sentimentalisme, aux sermons à l’eau de rose et aux repentances infinies que j’associais au catholicisme. C’est vraiment la liturgie catholique, grégorienne, dans sa concision et son immémoriale beauté, qui m’a donné le goût de suivre le Christ. J’étais alors élève à l’ENA, mes camarades m’ont traitée de folle quand ils m’ont vu plongée dans la Somme théologique de saint Thomas au lieu de m’occuper de mon rang de sortie. Pourquoi faire tant de foin pour une affaire privée ? Dieu est, embrase tout : la tiédeur raisonnable est bien impossible quand on a rencontré la personne du Christ. Chercher à donner après avoir reçu la foi, la vie, l’espérance, telle a été alors mon obsession. J’ai quitté mon métier de diplomate pour créer une ONG : la Fondation pour l’école, et donné la vie à deux nouveaux enfants ! Pour revenir à ma conversion, je dirais qu’elle a mis trois exigences au centre de mon existence : la vérité, la liberté et la vie intérieure, la prière. Les athées ne se doutent pas de la profondeur de l’aventure intérieure, la dernière vraie frontière. Peu importe alors d’être incomprise et brocardée sans cesse. »
Le témoignage d’Anne Coffinier, la convertie, est étonnant. Il montre que la foi comporte une très forte dose d’acceptation de la marginalité. Vivre de manière religieuse, c’est suspendre la pression de la normalité et accepter de ne pas savoir où on est. Ce récit fait penser aux expériences spirituelles des grands mystiques. La mort du père, transfigurée dans la messe, débouche sur une expérience d’intensification de la vie. « La vie soudain affleurait violemment en moi », dit-elle. La référence à la normalité contribue à nous rendre la vie plus familière, mais il peut aussi y avoir une lassitude. La norme est rassurante mais émolliente. D’où la recherche de pratiques qui permettent de rompre avec le quotidien. Paradoxalement, c’est par l’usage d’une liturgie traditionnelle que cette jeune femme trouve l’accès à une vie nouvelle. La possibilité de la nouveauté est radicalisée par la répétition de règles ancestrales. Cela en dit long sur notre époque. Dans un monde de consommation frénétique, une vie devient plus intense en se dépouillant et en revenant à un mode de vie très réglé. La question intéressante serait : est-il possible de changer de vie sans forcément se couler dans une épure ancestrale, mais en inventant des nouvelles modalités du rapport à sa vie, ce que Foucault appelait de nouvelles formes de subjectivation ? Traditionaliste, cette convertie revendique tout de même un miracle. La distinction entre le magique et le religieux a sauté. C’est une des grandes attentes à l’égard de la spiritualité aujourd’hui : réenchanter des vies ordinaires verrouillées par leur nouage aux normes. Cela ne se fait pas tout seul. Pour sortir de la normalité, on a besoin de prendre appui sur un collectif, à l’image de ce peuple d’anciens communistes, de clochards et de pèlerins, qui apparaît à Anne Coffinier comme une nouvelle communauté, invisible, mais plus solide.
« Se terrer dans ce que les pauvres d’esprit appellent la démence »
X, 36 ans, exerce la profession d’architecte en Ile-de-France. Il est allé au-delà des frontières de la folie.
« Les deux ans qui suivirent la mort de mon père jusqu’à mon internement furent une épreuve. Lors de l’été 1997, je perdis pied. Depuis l’âge de 18 ans, j’avais un comportement un peu dépressif et j’admirais la littérature très sombre : Cioran, Artaud, Nietzsche, Bataille… Mais, après une virée à Amsterdam, tout a basculé. Le contraste entre la beauté de cette ville le jour et l’horreur du soir est saisissant. La nuit, l’angoisse y est prégnante. Au retour, j’ai roulé à 160 km/h dans ma Fiat Punto, avec mon frère à mes côtés. J’avais l’impression que nous étions passés dans une autre dimension. La route s’allongeait, l’univers devenait de la pâte à modeler, le paysage était aussi varié que la Lune… Nul doute : nous étions en enfer. J’ai pris la main de mon frère pour le rassurer. Il ne devait surtout pas se rendre compte que nous étions en enfer, on pouvait peut-être sortir… Il restait muet. Nous étions morts, donc vivants pour l’éternité. À peine rentré, je me jette sur ma mère. “Maman, maman, sauve-moi !” Elle comprend que la situation est grave. Mon mur solitaire s’est détruit, les gens sont étranges, je dois leur fermer psychologiquement toute influence sur mon psychisme, car j’approche de la vérité, l’angoisse exponentielle me le rappelle.
Le lendemain matin, je suis dans la salle des urgences, avec trois psychiatres. “Comment voyez-vous la pièce où nous sommes ? — Les murs vibrent, dis-je, ils sont comme des rideaux d’eau, mais là n’est pas le problème.” Je n’ai jamais vu des gens si sérieux dans une pièce aussi ridicule, avec cette immense photo de sous-bois. On se serait cru chez Bambi. Quelques jours plus tard, une psychiatre appelle ma mère pour annoncer : “Votre fils est schizophrène, je crains que nous ne puissions jamais le récupérer, nous allons faire notre possible.” Secrètement, je nourrissais l’impossibilité de se terrer à jamais dans ce que les pauvres d’esprits appellent la démence. Je devais venir en aide à ma mère et à mon frère. Dix jours plus tard, je suis sorti de l’hôpital, la psy n’en revenait pas, mais il fallait que je revienne sur Terre. J’ai passé mon diplôme d’architecte… Dix ans ont passé, dix ans d’Haldol et de Zyprexa, de cachetons et de survie. »
Suite à un tragique accident, la mort d’un père, un agencement de vie, qui était jusque-là viable, se désagrège au point de compromettre la santé mentale de votre dernier témoin, X. La santé mentale est un équilibre précaire, contracté sur les bords de la folie et qui est réversible. « Je perdis pied », dit-il. Mais c’est tout le réel qui se met à flotter devant lui. La description qu’il donne de cette expérience, intense mais traumatisante, est remarquable. Le vocabulaire de la liquidité se conjugue avec celui de l’effondrement (« les murs qui tombent ») pour évoquer la dislocation de la limite entre dedans et dehors, constitutive de l’intégrité psychique. Souvent, on se représente la folie comme une expérience d’enfermement. Lui, il a plutôt le sentiment d’être envahi par le dehors. « Mon mur solitaire s’est détruit », confie-t-il. Le terme de folie ne lui convient d’ailleurs pas. « Les pauvres d’esprit appellent cela la démence », affirme X. Comme s’il y avait une richesse de l’expérience qui dépasse le jugement psychiatrique : son âme se peuple d’êtres et de choses inouïes. Pour lui venir en aide dans cette expérience de grande précarité, il se tourne vers un autre proche, sa mère, celle qui a toujours assuré pour lui la fonction de soin. Mais, de manière surprenante, le sens de la demande va s’inverser. C’est en se disant qu’il va lui-même sauver sa mère et son frère qu’il s’en sort. Comme si redevenir auteur de sa propre vie supposait que l’on puisse contribuer à soutenir celle des autres… Au terme de cette traversée de la schizophrénie, le sujet qui a recouvré la santé continue de se sentir étranger au monde commun et à la vie. En « survie », même. L’expérience l’a en partie retranché de l’expérience commune.
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