Mélenchon-Zemmour : un duel de références plutôt qu’un débat d’idées
Suivi par près de 4 millions de téléspectateurs, le débat télévisé entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour sur l’antenne de BFMTV a pris un tour surprenant. Si les deux protagonistes ont fait état de leurs désaccords sur la plupart des grandes questions (intégration, laïcité, crises sociale et écologique), tout en prenant acte de certains points d’accord (échec de la politique sécuritaire, déclassement de la France), ils n’ont cessé de mobiliser des références intellectuelles pointues, censées étayer leur position.
À quoi tient ce détour ? Tout se passe comme si le populisme français, à gauche comme à droite, se sentait obligé d’emprunter le vernis de la haute culture. Et préférait presque batailler avec les idées davantage qu’avec les réalités, quitte à tordre la pensée des auteurs pour mener à bien leurs manœuvres idéologiques simplistes. Peut-être que le plus simple est de commencer par en faire l’inventaire.
Civilisation humaniste de Pic de la Mirandole vs. civilisation chrétienne de Braudel
Ce fut le grand point d’achoppement entre les deux débattants. Comment définir l’identité de la nation française ? Pour Éric Zemmour – qui embarque dans son argumentation Fernand Braudel, le grand historien de la Méditerranée, ainsi qu’André Malraux, l’auteur de La Métamorphose des Dieux –, la nation française se définit d’abord comme une « civilisation » particulière : « Je défends la civilisation chrétienne, la religion qui nous a faite, vous et moi, même si nous ne sommes pas chrétiens. » Certes, précise-t-il, les civilisations ne se confondent pas avec les religions ; mais – et Jean-Luc Mélenchon lui a immédiatement signifié que le polémiste se situait là dans les pas de Samuel Huntington, le politiste américain, auteur du Choc des civilisations – « toutes les civilisations reposent sur une religion ». Ce qui permet à Éric Zemmour d’exclure nommément les musulmans, dont la religion serait prétendument leur « code civil ».
Contre cet enfermement des humains dans leur culture religieuse, Jean-Luc Mélenchon n’a pas eu de mal à opposer le fondateur de l’humanisme, Pic de La Mirandole, et « cette immense idée de l’être humain qui est créateur de sa propre histoire, c’est l’humanisme ». Il lui a adjoint sa déclinaison féministe, Christine de Pisan, qui fut l’une des premières à affirmer, dès le XVIe siècle : « Les femmes sont les égales des hommes. »
« Créolisation » d’Édouard Glissant vs. « assimilation » d’Ernest Renan
C’est la référence qui tient dorénavant le plus à cœur à Jean-Luc Mélenchon : celle d’Édouard Glissant, l’écrivain-philosophe martiniquais, qui, avec le concept de créolisation – « la création, à partir d’origines multiples et sans que personne ne domine l’autre, d’une culture commune qui ne soit pas une addition de communautés », fournit une arme précieuse pour démonter l’idée d’une civilisation française et chrétienne monolithique et figée. Il définit la singularité de la France comme une singularité qui a accouché – tel est le génie de la France, selon le candidat de La France insoumise – d’un Universel, les droits humains : « Nous sommes le pays qui pratique depuis le plus longtemps, et le seul en Europe, une forme de créolisation assumée. La France est ce méli-mélo intéressant, singulier, grandiose qui permet que des gens très différents fabriquent quelque chose en commun qui à la fin culmina avec l’idée extraordinaire des droits de l’homme, qui ne s’est pas faite pour les Français, mais pour l’humanité tout entière. »
Zemmour, lui, voit là une « chimère pseudo-poétique pour vanter une fois de plus la mondialisation », un nouveau « mot pour parler de multiculturalisme et de droit à la différence ». À ce titre, Édouard Glissant lui apparaît comme « un Alain Minc martiniquais ». Pour Zemmour, ce qui, au contraire, a « fait » la France, ce n’est pas la créolisation, mais « l’assimilation, comme disait le grand historien Braudel ». « L’assimilation, ça veut dire faire sienne l’histoire de France, la culture française, donner un prénom français à ses enfants. » Et d’embarquer ensuite Ernest Renan, l’auteur de Qu’est-ce qu’une nation ? (1882) dans cette redéfinition assimilationniste de l’identité française : « Un peuple en commun, c’est une culture commune. Souvenez-vous de Renan. » Moins surprenante est sa référence à l’écrivain figure de l’Action française Jacques Bainville : « La France n’est ni un empire ni une race, elle est mieux : elle est une nation. »
Conscience écologique rabelaisienne vs. « arraisonnement technique de la nature » (Heidegger)
Alors même qu’il n’a fait part d’aucune idée originale sur l’écologie, se contentant d’afficher sa confiance dans les progrès futurs de la science et la technique, tout en défendant le nucléaire et en critiquant les éoliennes, Éric Zemmour s’est plu à rappeler à Jean-Luc Mélenchon qui propose une « révolution verte » et une sortie du nucléaire, qu’il n’a pas toujours été sur ces positions. « Dans le débat entre la nature et la culture, entre la droite et la gauche, c’est la droite qui la première a compris, a senti, a dénoncé l’arraisonnement de la nature par la technique », une formule empruntée, volontairement ou non, au philosophe Martin Heidegger. « À l’époque, poursuit-il, les frères aînés de Monsieur Mélenchon ne juraient que par le productivisme et les fumées d’usine, et se moquaient de ces gens qui voulaient défendre la nature. »
Là encore, la réplique du candidat de La France insoumise est passée par une référence intellectuelle. Opposant à la confiance aveugle du polémiste dans le pouvoir de la science à résoudre la crise écologique, le voilà qui se réfère à un auteur « bien français », a ironiquement insisté Jean-Luc Mélenchon : « Puisqu’il s’agit de science, soyez français. Depuis le XVIe siècle, on dit : “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.” C’est du Rabelais. Une science qui n’est pas pensée philosophiquement ne se pose plus la question de savoir si tout ce qui est possible est souhaitable. C’est une question qui est morale et philosophique. »
Au terme de ce match de références, utilisées bien souvent comme les porte-étendards d’opinions arrêtées, on se demandait s’il fallait se réjouir ou regretter que le champ politique contemporain, pétri d’affects, se sente comme obligé d’aller chercher dans le monde intellectuel un langage… ou un masque.
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