Qu’est-ce que l’ultradroite ?
Après l’émoi suscité par la manifestation de néofascistes en mai 2023, à Paris, Gérald Darmanin a demandé aux préfets d’interdire à l’avenir « les manifestations d’ultradroite ». Que désigne exactement ce vocable ? Typologie des forces en présence, des royalistes aux identitaires, en passant par les nationalistes-révolutionnaires.
Le 6 mai 2023, les rues de Paris ont été le théâtre d’un étrange spectacle : environ 600 militants d’extrême droite – beaucoup le visage cagoulé et vêtus de noir – ont librement défilé derrière des croix celtiques, entonnant des slogans nationalistes et néofascistes. Les réactions ont été vives, l’opinion publique ne comprenant pas qu’un tel rassemblement ait pu être autorisé. Beaucoup de commentateurs, jusqu’au ministre de l’Intérieur lui-même, ont, à cette occasion, parlé de militants « d’ultradroite ». Un mot que Gérald Darmanin a jusqu’ici eu tendance à moins utiliser que ceux d’« écoterrorisme » ou d’« ultragauche ».
Pourtant, de l’assassinat d’un rugbyman argentin par le nationaliste Loïk Le Priol au blocage de l’université de Poitiers par l’Action française en passant par l’incendie de la maison d’un maire en représailles au futur accueil de migrants sur sa commune, les occasions n’ont pas manqué. Car ces événements correspondent à la classification policière de l’ultradroite : une frange de l’extrême droite antiparlementaire violente, potentiellement terroriste. En marge du Rassemblement national et de Reconquête ! – bien qu’entretenant des liens avec eux –, l’extrême droite de rue semble en pleine renaissance et inquiète les services de renseignement. Quelles sont aujourd’hui ces forces agitatrices et les idéologies qui les animent ?
Les royalistes de l’Action française
L’Action française est l’un des plus anciens mouvements d’extrême droite en France. Fondé en 1899 durant l’affaire Dreyfus, ce mouvement royaliste d’inspiration contre-révolutionnaire constitue, selon les mots de l’historien René Rémond, une « synthèse des traditions » réactionnaires. Son maître à penser, Charles Maurras, lui insuffle très vite l’idéologie dite du « nationalisme intégral ». Son idée est que la France est décadente, victime du progressisme individualiste de la révolution et de son universalisme abstrait qui l’ont livrée aux velléités du désordre et de « l’étranger » – des Juifs au premier chef.
Le salut de la France passera selon Maurras par la mise à mort de la République et la restauration de la monarchie, seule à même de garantir les libertés réelles (et non la Liberté abstraite des Lumières), par la réhabilitation de la famille et de la religion, de l’ordre naturel et ses inégalités afférentes. Son programme, synthétisé dans Mes idées politiques, une anthologie qui paraît en 1937, est empreint d’un sentiment d’urgence et d’une volonté d’action sans relâche face à la décadence, qui lui fait dire « nous devons être intellectuels et violents ». Attaché au positivisme face au romantisme, il dit l’importance de la raison et de l’empirisme, et, dans la lignée de Pierre-Joseph Proudhon, de la décentralisation et du fédéralisme, ce qui amènera l’Action française, par ailleurs très germanophobe et « revancharde » vis-à-vis de la défaite de 1870, à une position singulière par rapport à l’extrême droite fasciste des années 1930, adepte d’irrationalisme, de populisme et d’État total.
Tombée en disgrâce à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, après une période d’embellie durant la Grande Guerre et l’entre-deux guerres, l’Action française est toujours debout et active aujourd’hui. Se voulant avant tout un laboratoire d’idées réactionnaires, il lui est arrivé d’être assez réticente à l’action violente, sans que cela ne l’empêche d’organiser une action contre une pièce de théâtre de Romeo Castellucci jugée « christianophobe » en 2011, des processions anti-avortement en 2016, ou l’invasion du conseil régional d’Occitanie, en 2021. Ce sont également ses jeunes militants qui ont récemment bloqué l’université de Poitiers.
Les nationalistes-révolutionnaires du GUD/Bastion social
L’Action française fait parfois appel aux gros bras de l’organisation étudiante Groupe Union Défense, fondée en 1968, pour constituer son service d’ordre lors de ses manifestations. Malgré quelques différends de-ci de-là, les deux organisations sont souvent en bonne entente. Pourtant, l’idéologie qui anime le GUD, quoiqu’intéressée par la figure de Maurras, a une spécificité propre et s’inscrit surtout dans la mouvance dite « nationale-révolutionnaire ». Sa culture politique ne se veut pas forcément conservatrice ni réactionnaire. À l’instar du fascisme italien des années 1930, il y a chez les nationalistes-révolutionnaires un attrait pour certains pans de la modernité, dont on rejette surtout la variante individualiste, libérale et consumériste.
Surtout, leur nationalisme est très corrélé à l’idée de révolution et de populisme, avec un intérêt éventuel pour le socialisme et le marxisme, tout en entendant plutôt se placer dans une « troisième voie » qui soit distincte à la fois du socialisme et du libéralisme. L’un des mouvements emblématiques du nationalisme révolutionnaire, qui a couru de 1985 à 2013, notamment sous l’impulsion de Serge Ayoub dit « Batskin », s’appelait d’ailleurs Troisième Voie.
On peut mentionner deux textes fondateurs de la mouvance : Pour une critique positive de Dominique Venner, paru en 1964 après une première publication en 1962, et le Manifeste nationaliste révolutionnaire de François Duprat, publié en 1976. Du premier essai, l’historien Pierre Milza dira qu’il fut « longtemps considéré comme un texte fondateur pour toute une fraction de l’ultradroite » (L’Europe en chemise noire, 2002).
Pour une critique positive est comme le pendant de droite du Que faire ? de Lénine (1902), dans lequel Dominique Venner, qui se suicidera sur le parvis de Notre-Dame en 2013 dans l’espoir d’éveiller les consciences face à la « décadence française », reprend à son compte l’idée léninienne de la nécessité d’une « élite révolutionnaire » disciplinée et rompue à la stratégie guerrière pour parvenir à la révolution – une révolution ici nationale plutôt que bolchévique. À noter que l’une des intentions de Venner à l’époque était de liquider l’Action française. Le Manifeste de Duprat est tout aussi programmatique et se veut une véritable réhabilitation du fascisme dont l’auteur cherche à comprendre les causes de la défaite historique. Le GUD, devenu Bastion social en 2017, le distribuait à ses militants. Parmi ses références historiques, les nationalistes-révolutionnaires font une place de choix à la mouvance théorique de la « révolution conservatrice allemande » née durant la république de Weimar (de 1918 à 1933 en Allemagne), qui désignait la naissance d’une variété de courants pré-fascistes, à la fois révolutionnaires et conservateurs, portés notamment par Ernst Jünger ou Carl Schmitt.
Aujourd’hui, les nationalistes-révolutionnaires demeurent largement animés par un antiaméricanisme et un antisémitisme forts, qui se retrouvent beaucoup chez les épigones d’Alain Soral et de son mouvement groupusculaire Égalité et Réconciliation. Ces derniers peuvent fort bien être animés d’une certaine « arabophilie », à même selon eux de servir leur agenda antisémite, et qui horripile leurs alliés identitaires, selon le politiste Stéphane François (Géopolitique des extrêmes droites, 2022). Le GUD renaît de ses cendres en novembre 2022 et connaît aujourd’hui une apparente nouvelle jeunesse, probablement porté par le succès de la ligne sociale du Rassemblement national. Son goût assumé pour la violence et ses récentes exactions contre les « antifas » ont pu aussi en griser plus d’un.
Les identitaires du Bloc identitaire
Cette renaissance du GUD arrive à un moment où la tendance était clairement favorable aux identitaires, qui créaient des antennes locales dispersées aux quatre coins de l’Hexagone. Une stratégie assumée par le Bloc identitaire, fondé en 2002, et son organisation de jeunesse, Génération identitaire, inspirés notamment par le régionalisme. Dissoute en mars 2021, cette dernière tente aujourd’hui de réapparaître sous un faux-nez : Argos France. Très active ces dernières années, quoiqu’attachée à une non-violence de façade, se considérant comme un « Greenpeace de droite », elle aura mené quantité d’actions coup de poing telles que l’occupation du chantier de la grande mosquée de Poitiers en 2012, une irruption dans la « jungle de Calais » en 2016 ou, récemment, en déployant une banderole contre le racisme anti-Blancs lors d’une manifestation contre le racisme et les violences policières (2020).
Également inspirés par Dominique Venner, les identitaires semblent aussi se mettre dans les pas de la Nouvelle Droite et de l’essai d’Alain de Benoist, Nous et les autres. Problématiques de l’identité (2006) et des thèses de Renaud Camus et d’Éric Zemmour sur le grand remplacement. De fait, ils ont progressivement abandonné l’anti-impérialisme et l’antisionisme au profit de la seule islamophobie, se plaçant dans l’optique d’Oswald Spengler et de son Déclin de l’Occident (1918) ainsi que de Samuel Huntington et de son Choc des civilisations (1996), avec en ligne de mire l'idée que l’Europe, affaiblie, allait perdre la guerre qui l’oppose à un Islam conquérant en l’absence de réaction des Occidentaux. Dans le sillage de ces auteurs, les militants identitaires adoptent des vues ethno-différentialistes, considérant, à rebours de l’universalisme républicain, que les peuples ont un droit à la différence et à la singularité culturelle.
Dans ce cadre, les identitaires sont d’abord attachés à la défense d’une culture et d’une civilisation occidentales et éventuellement du paganisme, pensé comme la véritable religion européenne. Cet engagement « civilisationnel » les met parfois en porte-à-faux avec certains tenants d’un nationalisme résolument racialiste qui les accusent de nier la place des ethnies humaines et du biologique au profit de la seule différence culturelle. C’est ainsi qu’on voit le suprémaciste Daniel Conversano dans le documentaire Carnets 88 de Sylvain Yonnet qui lui est consacré (2018) s’insurger : « Moi, je ne suis pas identitaire, je suis raciste ! » Malgré le soin porté à leur image et la volonté d’apparaître radicaux mais pas violents, les identitaires ont reçu une bien mauvaise publicité lors de l’attentat de Christchurch mené par l’Australien Brenton Tarrant contre une mosquée de Nouvelle-Zélande en 2019, celui-ci étant alors un donateur de Génération identitaire. Le groupuscule a par ailleurs été à de nombreuses reprises défendu par le Rassemblement national, et nombre de ses cadres, à l’instar de Damien Rieu, sont aujourd’hui passés chez Reconquête ! après avoir milité au RN.
Vers une “interfaf” ?
En parallèle de la montée en puissance du Rassemblement national dans les urnes, on assiste donc aussi à une résurgence de l’extrême droite violente sur le terrain. « Toute une pléiade de groupuscules naissent, se dissolvent, disparaissent et se reforment au gré des amitiés et des ennuis judiciaires », relèvent les auteurs de La Poudrière, livre de documentation du phénomène de l’ultradroite paru chez Grasset en 2021, co-signé par l’écrivaine Pauline Guéna et les journalistes Marc Leplongeon et Jean-Michel Décugis.
Si, dans les années 1990, les violences attribuées à l’extrême droite connaissaient une baisse significative, la recrudescence n’a cessé de se confirmer depuis les années 2000, de la tentative d’assassinat de Jacques Chirac en 2002 jusqu’à quelques moments-clés : les manifestations contre le Mariage pour tous en 2013, l’onde de choc des attentats islamistes en 2015 et 2016, le mouvement des Gilets jaunes en 2018, et enfin la pandémie de Covid-19 et la candidature d’Éric Zemmour en 2020 et 2022. Autant d’événements qui ont revivifié des mouvements comme l’Action française, le GUD ou les identitaires, les hooligans et autres skinheads, mais aussi de nouveaux profils de solitaires complotistes ou survivalistes.
Comme l’écrivent les auteurs de La Poudrière, « cette ultradroite est plurielle, diverse, conflictuelle et belliqueuse ; les contours de ses légions sont flous, elle est profondément divisée et ses tentatives pour s’unifier ont jusque-là rencontré l’échec ». Mais des signes d’une possible « convergence des luttes » se font récemment jour, l’extrême droite de rue ayant souvent su mettre ses différends de côté pour se coordonner dans des actions communes, s’organisant de plus en plus à l’échelle nationale et locale, avec les emblématiques bars identitaires et salles de combats de Lyon, mais aussi, désormais, de Lille, Strasbourg ou Angers.
À l’initiative de ces récentes convergences, il y a semble-t-il surtout un jeune homme de 24 ans, Marc de Cacqueray-Valménier, diplômé d’une école de commerce après une khâgne, qui apparaît comme le nouveau leader et inspirateur d’une ultradroite unie et revigorée, plus ou moins mise en demeure de s’unir au gré des dissolutions successives prononcées par le ministère de l’Intérieur. Formé à l’Action française avant de rejoindre le GUD, ce nationaliste hyperactif, qui est notamment parti combattre dans le Haut-Karabagh aux côtés des chrétiens d’Arménie, inspirateur d’innombrables opérations coup de poing qui lui ont valu plusieurs condamnations au pénal, s’agite depuis quelques années pour voir émerger, selon ses mots, une « interfaf » [« faf », pour « la France aux Français »]. Celle-ci pourra-t-elle voir le jour et donner lieu, comme en Allemagne, à une ultradroite élargie et puissante ? L’avenir nous le dira.
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