Les comptes Facebook des morts
Comme tous mes amis et tous mes collègues de boulot s’y étaient inscrits, j’ai eu l’originalité de m’y inscrire aussi. Sur Facebook, je parle.
Au départ, c’est plutôt laborieux comme fonctionnement, puisqu’il faut parler un peu de soi et de ses motivations pour remplir une page de profil. Que je vous explique : sur Facebook, vous êtes visibles pour les autres internautes grâce à vos coordonnées (nom, prénom ou pseudonyme absurde), et surtout grâce à votre profil, qui, à l’instar d’un curriculum vitae, permet de se faire une idée sur votre personnalité en moins de cinq minutes.
Mon profil
A cet intéressant portrait de moi-même, j’ai ajouté quelques photos, de façon à justifier de ma réelle existence. Il paraît qu’il y a des gens qui se créent de faux comptes juste pour parasiter le site et surtout pour s’amuser à manipuler et insulter les gens. J’imagine que c’est parce qu’ils n’osent pas le faire dans la vie réelle…
Je m’étais inscrite sur sollicitation de ma copine Natacha Krikovor, du service comptabilité. Elle m’a immédiatement inscrite comme « amie » avec d’autres collègues, ce qui signifie que j’ai rejoint un réseau de personnes interagissant ensemble sur Facebook, s’affichant comme un groupe soudé et attachant. En tant qu’ « amie » de Natacha, j’avais accès à son profil ainsi qu’aux profils de ses propres amis, qui sont devenus les miens après un simple clic sur le lien hypertexte « ajouter cette personne en ami ». J’ai ainsi pu découvrir des secrets fascinants : Alexis, des ressources humaines, a pour passion le badminton, et Zoé la commerciale nourrit un intérêt particulier pour les peluches et les photos de bébés déguisés en animaux.
Je n’allais donc sur Facebook que par simple courtoisie sociale, utilisant la messagerie du site pour poster gentiment de mes nouvelles (« j’ai acheté un four micro-ondes lol ») ou répondre aux sollicitations affectives désespérées de mes « amis » que je croisais généralement en plus dans la vie de tous les jours (« super ta nouvelle coiffure Zoé »).
Oui, je ne sais pas si je l’ai précisé – c’est important pour la suite, puisque des gens vont commencer à mourir – l’essence même de ce site est la messagerie qui permet de communiquer avec ses « amis » ou même avec des inconnus, et surtout le moteur de recherche qui permet de (re)prendre contact avec d’anciennes connaissances, d’anciens petits amis, d’anciens profs…
Vieilles connaissances
J’utilisais Facebook comme j’aurais utilisé ma boîte mail professionnelle : une rapide visite de temps en temps, pour me tenir informée des derniers potins. Je recevais fréquemment des sollicitations (« Veux-tu être l’ami de Jacky, 42 ans, Paris, qui recherche l’amour ? ») auxquelles je ne répondais pas. J’étais même lasse de ces fréquents messages pathétiques (« Mickaël fait partie du groupe Libération Sexuelle et Sodomie, le rejoindras-tu ? ») que j’effaçais sans même les lire.
Cependant, à ma grande surprise, je reçus un message qui me surprit.
C’est Caroline Pasteurnis, du lycée Kern à Clichy ;)
Je suis trop contente de découvrir ton profil ! Ajoute-moi comme amie, et rejoins notre groupe de vieux potes du bahut lol ! Tu me donneras de tes nouvelles !J’ajoutai Caroline avec grand plaisir. Cette fille avait été ma meilleure amie pendant la classe de Terminale et j’avais d’excellents souvenirs avec elle. Nous partagions tout : premiers émois amoureux, premiers chagrins, premiers joints fumés en cachette et révisions fiévreuses pour le Bac que nous avions chacune obtenu de justesse…
Je t’ajoute bien volontiers !
Qu’es-tu devenue ? As-tu poursuivi tes études de vétérinaire comme tu le voulais ?
Bises, Soso.Après avoir accepté Caroline comme amie, nous commençâmes à échanger bien souvent des messages qui témoignaient finalement d’une amitié qui ne s’était pas tant altérée que ça, malgré les années. Caroline était devenue secrétaire juridique et son métier lui plaisait. Elle n’avait pas de petit ami mais continuait à jouer du saxophone, et se produisait même avec son groupe dans un modeste piano-bar. Je lui promis d’aller la voir dès que j’en aurais l’occasion, et elle accepta de venir faire du roller avec moi quand le beau temps le permettrait.
De nouvelles sollicitations d’amis arrivèrent également : Christophe, le garçon ténébreux dont j’étais amoureuse en cachette, m’ajouta comme amie. Il était désormais informaticien, marié et père d’une petite Clara dont les premiers pas faisaient la fierté. Fatima, qui souffrait d’un problème de poids, avait minci et désormais travaillait dans la mode. Jean-Charles, sans grande surprise, était devenu ingénieur commercial et postait régulièrement sur le site les photos de ses nombreux voyages en République Dominicaine où il s’adonnait au surf.
Je ne voyais jamais mes « nouveaux » anciens amis dans la réalité, mais ce lien virtuel enrichissait mon quotidien un peu morose.
Pas de nouvelles
Depuis plusieurs jours, j’envoyai des messages à Caroline pour obtenir de ses nouvelles, sans obtenir de réponses.
Je n’allais pas jusqu’à dire que ce silence m’inquiétait, mais je ressentais comme un vide. J’avais un peu le sentiment d’être abandonnée, même si c’était un peu absurde. La réponse du mutisme de Caroline me parvînt sous la forme d’un message de Jean-Charles, un message qui me glaça.
Cette nouvelle me fit l’effet d’un coup de poing. C’était difficile à admettre, Caroline s’était suicidée, elle qui aimait tant la vie, la musique, les amis… Peut-être qu’elle était seule, au fond, ou qu’elle était rongée par quelque chose dont elle ne parlait pas sur Facebook. J’en étais désolée. Le jour où j’appris la nouvelle, j’éteignis mon ordinateur et j’allais chercher un peu de réconfort dans la vie de tous les jours : marcher, voir des gens, sortir. J’avais besoin de sentir un peu de réalité, et je sortis boire quelques verres dans une boîte de nuit, avec ma collègue Natacha, pour me changer les idées.
Jean-Charles
J’allais moins sur Facebook depuis le décès de Caroline. Son profil était toujours visible, et c’est comme s’il me narguait en affichant la même chose depuis plusieurs mois :
Cela me déprimait. Je me demandais si les gens qui s’occupent de la maintenance du site allaient supprimer cette page, ou bien s’ils allaient la laisser indéfiniment comme un affront. Finalement, me disais-je avec cynisme, nous avons trouvé avec Facebook un moyen efficace de vaincre l’oubli de la mort, ha ha.
Retour gagnant
Je contactai Fatima, qui connaissait Caro au moins aussi bien que moi.
J’aimerais bien avoir un peu plus souvent de tes nouvelles. Comment vas-tu ?
Je sais que c’est toi qui a eu l’info pour la mort de Caroline. Si ce n’est pas trop dur, j’aimerais bien qu’on en parle. Je sais qu’un suicide reste toujours un mystère, mais j’ai besoin d’en discuter avec quelqu’un. Je t’embrasse ma louloutte, Soso.La réponse de Fatima ne tarda pas.
Je me rendis immédiatement sur la page de Caroline.
Mon cœur se mit à battre la chamade. Je recontactai Fatima.
Au moment où j’allai cliquer sur le signalement de contenu abusif, un nouveau message me parvint.
Je restai tétanisée. J’hésitai entre éteindre l’ordinateur et le balancer à la poubelle définitivement, ou répondre à ce message. La curiosité l’emporta.
Je n’eus pas de réponse immédiate, et tentai de contacter Fatima. Elle non plus ne répondit pas. J’allai me coucher après avoir verrouillé mon appartement à double tour, saisie par une angoisse inattendue.
Echanges
Ce jour-là, après avoir consulté mes messages sur Facebook, j’appelai mon entreprise pour leur signaler que je n’irai pas travailler car j’étais souffrante. Je tentai de joindre Fatima, d’abord sur Facebook, puis par téléphone mais elle ne répondait pas. De nouveaux messages apparurent dans ma messagerie.
Le profil de Caroline affichait :
Le profil de Fatima n’affichait quant à lui rien de spécial :
Je ne savais pas quoi faire, j’avais l’impression que Fatima courait un très grave danger, et en désespoir de cause je tentai de contacter Jean-Charles.
Les tentatives de signalement d’abus que je faisais sur le site me renvoyaient toujours les mêmes messages : Facebook a bien pris en compte votre signalement de contenu abusif et effectue tout de suite le nécessaire. Merci de votre implication sur le site !
Les messages de « Caroline », eux, continuaient d’affluer sur ma messagerie, toujours plus menaçants.
Des nouvelles de Fatima
Je n’allai pas travailler ce jour-là, ni les suivants. Les sollicitations de Caro cessèrent brutalement. Je restai devant mon ordinateur, à attendre des nouvelles de Jean-Charles ou de Fatima, et quand celles-ci me parvinrent, elles furent aussi inquiétantes que je les avais imaginées.
J’envoyai un message en désespoir de cause.
Bien sûr, je reçus une réponse.
Tout va très bien, ne t’inquiète surtout pas.
J’ai eu peur moi aussi quand ils sont venus me chercher, mais il n’y avait vraiment pas de quoi. Non, vraiment pas. Nous sommes tous très bien ici, sur le site. Nous nous amusons beaucoup ! J’imagine que tu as été inquiète en lisant mon profil, désolée, je n’avais pas eu le temps de le mettre à jour, mais c’est chose faite ! Caro aussi a remis à jour son profil, ce type de retard technique arrive fréquemment. Il faut juste faire la part des choses entre les messages-types envoyées automatiquement et les vrais messages. Peut-être que tu ne comprends pas encore la portée de ce que je raconte lol, mais ne t’en fais pas, tu verras bientôt par toi-même à quel point ce site est FANTASTIQUE.
Je t’embrasse.Les profils de Caro et Fatima avaient été restaurés.
J’appelai Jean-Charles en catastrophe, et bien entendu, je tombai sur sa messagerie. Je lui envoyai un SMS, au moins, j’étais sûre que ce message-là n’allait pas apparaître sur Facebook.
Jean-Charles
Quelques heures plus tard, Jean-Charles sonnait à la porte de mon appartement. Je lui ouvris immédiatement sans me méfier, et bien que je ne l’avais pas vu depuis des années, je sus juste après l’avoir fait entrer que ce n’était pas le Jean-Charles que je connaissais. Non, ce n’était pas lui. La preuve, il tenait un revolver et il avait une jambe artificielle qui le faisait boiter, ce qui était incompatible avec son passe-temps affiché, le surf.
L’inconnu me poussa dans le canapé de mon salon, toujours en me menaçant avec son arme.
Je compris tout de suite ce qui venait de se passer.
L’inconnu sourit. Il était laid, sale, gras. Un visage méchant, porcin, duquel un rire abominable surgit.
Je reconnus un garçon dont j'avais oublié le nom, le pauvre type du lycée. Le type dont toutes les filles se moquaient, celui que les garçons tabassaient pour s’amuser.
Il y avait eu une grande fête sur une plage, pour la remise du Bac. Des garçons de la classe l’avaient fait venir en lui promettant qu’il allait passer une bonne soirée, qu’il allait se distraire. Tout le monde s’était moqué de lui. Nous l’avions fait boire et l’avions déshabillés pour l’humilier. Ivre, il s’était enfui de la fête, sans que personne ne tente de le rattraper. Nous avions appris par la suite qu’il s’était blessé en chutant dans des rochers jouxtant la plage où nous nous amusions. Visiblement il y avait laissé une jambe.
Il n’y avait pas vraiment d’alternative possible. J’hésitais entre lui donner un faux mot de passe pour prolonger mon sursis, ou bien lui donner tout de suite le vrai mot de passe, qu’on en finisse, quitte à me déshabiller rapidement pour lui faciliter la tâche. Quitte à avoir une mort violente, je ne voulais pas souffrir.
Sophie
Sophie vous a envoyé une invitation pour être son ami(e) sur Facebook.
Salut Insérer ici le nom
J’ai repéré ton profil et j’aimerais bien te connaître un peu mieux !
Ajoute-moi comme amie, afin que l’on puisse échanger quelques mots sur des sujets qui nous plaisent à tous les deux !
J’ai remarqué que tu aimais les sites Internet d’humour et la musique rock, tout comme moi !
Contacte-moi ! Biz.
Article cradopoulo ma kif kif maousse costo Cet article a sa place au soleil du Top 10 des articles de 2009.
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