« À présent, que les apologistes du gouvernement anglais ou ses agents se torturent en tous sens, qu’ils entassent les arguments, dénaturent les faits, créent des circonstances, inventent des conversations et des incidents ; qu’ils s’appuient victorieusement sur une erreur de date, vraie ou fausse, qui ne saurait être d’aucun poids, parce qu’elle demeure sans intérêt[1] ; qu’ils se forgent un terrain pour y combattre avec plus d’avantage, par exemple qu’ils reprochent au comte de Las Cases d’avoir avancé qu’on avait fait des conditions avec lui (ce dont ni lui ni la protestation de Napoléon ne disent pas un mot), le tout afin d’être forts à le nier ; qu’on fasse intervenir des témoins pour attester que ces conditions n’ont point été accordées, etc., et que de tout cela on déduise imperturbablement qu’il demeure évident que Napoléon n’était qu’un prisonnier de guerre qui s’était livré à discrétion, avait imploré la générosité du gouvernement anglais, avait été traité avec une louable indulgence, etc. ; chacun désormais peut décider sans peine entre ce plaidoyer et celui de l’illustre victime qui, de son côté, s’écrie et proteste qu’il y est venu librement à bord du Bellérophon ; qu’il y est venu à l’instigation même du capitaine, qui a dit avoir autorité de le recevoir et de le conduire en Angleterre si cela lui était agréable ; qu’il s’est présenté de bonne foi pour se mettre sous la protection des lois d’Angleterre ; que si le gouvernement, en donnant les ordres de le recevoir, n’a voulu que tendre une embûche, il a forfait à l’honneur et flétri son pavillon, ne feignant de lui tendre une main hospitalière qu’afin de s’en saisir et de l’immoler.
Mais je reviens aux dictées de l’Empereur ; il dictait toujours sans nulle préparation. Je ne lui ai jamais vu, dans aucun cas, faire de recherche sur notre histoire ni sur aucune autre ; pourtant personne n’a jamais plus heureusement cité l’histoire avec plus de justesse, plus à propos ni plus souvent. On eût dit même qu’il ne la savait qu’en citations, et que ces dernières lui venaient comme par inspirations. C’est ici pour moi le lieu de dire quelque chose qui m’a souvent occupé, sans que j’aie pu me l’expliquer, mais qui est trop remarquable et dont j’ai été trop souvent le témoin pour le passer sous silence ; c’est qu’on eût dit qu’il existait en Napoléon une foule d’objets qui y demeuraient comme en réserve pour apparaître avec éclat dans les circonstances soignées ; qui, dans les moments d’insouciance, semblaient plus que sommeiller, lui être pour ainsi dire étrangers. Sur l’histoire, par exemple, combien de fois ne m’a-t-il pas demandé si saint Louis était avant ou après Philippe-le-Bel, ou autre chose semblable ! Eh bien, l’occasion arrivait-elle pour lui, alors il faisait sans hésiter les citations les plus minutieuses, et, lorsqu’il m’est arrivé de douter parfois, et que j’ai été vérifier, le tout était de la plus scrupuleuse exactitude ; je ne l’ai jamais trouvé en défaut.
Autre singularité de même nature. L’Empereur, dans l’oisiveté de la vie et le bavardage, estropiait souvent les noms les plus familiers, même les nôtres, et je ne crois pas que cela lui fût arrivé en public. Je l’ai entendu cent fois dans nos promenades réciter la fameuse tirade d’Auguste, et jamais il n’a manqué de dire : « Prends un siège, Sylla. » Il faisait, la plupart du temps, des noms propres à sa fantaisie, et, une fois adoptés, ils demeuraient toujours, bien que nous prononçassions les véritables cent fois par jour à ses côtés ; et si nous eussions adopté les siens, son oreille en eût été choquée. Il en était de même de l’orthographe ; la plupart du temps il n’en écrivait pas un mot, et si nos copies lui eussent été portées avec de pareilles fautes, il s’en fût plaint.
Un jour l’Empereur me disait : « Vous n’écrivez pas l’orthographe, n’est-ce pas ? » Ce qui fit sourire malignement le voisin, qui prenait cela pour un jugement. L’Empereur qui s’en aperçut, reprit : « Du moins, je le suppose, car un homme public et dans les grandes affaires, un ministre, ne peut, ne doit pas écrire l’orthographe. Ses idées doivent courir plus vite que sa main ; il n’a le temps que de jeter des jalons ; il faut qu’il mette des mots dans des lettres et des phrases dans des mots ; c’est ensuite aux scribes à débrouiller tout cela. » Or l’Empereur laissait beaucoup à faire aux scribes ; il était leur désolation. Son écriture composait de véritables hiéroglyphes ; elle était illisible souvent pour lui-même. Un jour mon fils, lui lisant un des chapitres de la campagne d’Italie, s’arrête tout court, cherchant à déchiffrer. « Comment, le petit âne, dit l’Empereur, ne peut pas relire son écriture ! – Sire, c’est que ce n’est pas la mienne. Et de qui donc ? – Celle de Votre Majesté. – Comment, petit drôle, prétendez-vous m’insulter ? » Et l’Empereur, prenant le cahier, fut fort longtemps à chercher et puis le jeta en disant : « Il a ma foi raison, je ne saurais dire ce qu’il y a. »
Il lui est arrivé souvent de me renvoyer les copistes pour essayer de leur déchiffrer ce qu’il n’avait pu retrouver lui-même.
L’Empereur expliquait la netteté de ses idées et la faculté de pouvoir, sans se fatiguer, prolonger à l’extrême ses occupations, en disant que les divers objets et les diverses affaires se trouvaient casés dans sa tête comme ils eussent pu l’être dans une armoire. « Quand je veux interrompre une affaire, disait-il, je ferme son tiroir et j’ouvre celui d’une autre ; elles ne se mêlent point, et ne me gênent ni ne me fatiguent jamais l’une par l’autre. »
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