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Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VII/Chapitre 25

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Traduction par s. n..
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome IIp. 479-484).


CHAPITRE XXV


La réconciliation était complète. Dès le lendemain Anna, sans fixer définitivement le jour du départ, en activa les apprêts, elle était occupée à retirer divers objets d’une malle ouverte, et à les empiler sur les bras d’Annouchka, lorsque Wronsky entra, habillé pour sortir, malgré l’heure encore matinale.

« Je vais immédiatement chez maman, peut-être pourra-t-elle m’envoyer l’argent, et dans ce cas, nous partirons demain. »

L’allusion à cette visite troubla les bonnes dispositions d’Anna.

« Non, ce n’est pas la peine ; je ne serai pas prête moi-même. »

Et aussitôt elle se demanda pourquoi le départ, impossible la veille, devenait admissible ce matin.

« Fais comme tu en avais eu l’intention, ajouta-t-elle, et maintenant va déjeuner, je te rejoins. »

Quand elle entra dans la salle à manger, Wronsky mangeait un bifteck.

« Cet appartement meublé me devient odieux, et la campagne m’apparaît comme la terre promise », dit-elle d’un ton animé ; mais, en voyant le valet de chambre entrer pour demander le reçu d’une dépêche, son visage s’allongea. Il n’y avait rien d’étonnant cependant à ce que Wronsky reçût un télégramme.

« De qui la dépêche ?

— De Stiva, répondit sans empressement le comte.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas montrée ? Quel secret y a-t-il entre mon frère et moi ?

— Stiva a la manie du télégraphe ; qu’avait-il besoin de m’envoyer une dépêche pour lui dire que rien n’était décidé ?

— Pour le divorce ?

— Oui ; il prétend ne pas pouvoir obtenir de réponse définitive ; tiens, vois toi-même ».

Anna prit la dépêche d’une main tremblante ; la fin en était ainsi conçue : « Peu d’espoir, mais je ferai le possible et l’impossible ».

« Ne t’ai-je pas dit hier que cela m’était indifférent ? Aussi était-il parfaitement inutile de me rien cacher. — Il en use ainsi peut-être pour ses correspondances avec des femmes, pensa-t-elle. — Je souhaiterais que cette question t’intéressât aussi peu que moi.

— Elle m’intéresse parce que j’aime les choses nettement définies.

— Pourquoi ? Qu’as-tu besoin du divorce si l’amour existe ?

— Toujours l’amour ! pensa Wronsky avec une grimace. Tu sais bien que, si je le souhaite, c’est à cause de toi et des enfants.

— Il n’y aura plus d’enfants.

— Tant pis, je le regrette.

— Tu ne penses qu’aux enfants et pas à moi, dit-elle, oubliant qu’il venait de dire « à cause de toi et des enfants », et mécontente de ce désir d’avoir des enfants comme d’une preuve d’indifférence pour sa beauté.

— Au contraire, je pense à toi, car je suis persuadé que ton irritabilité tient principalement à la fausseté de ta position, répondit-il d’un ton froid et contrarié.

— Je ne comprends pas que ma situation puisse être cause de mon irritabilité, dit-elle, voyant un juge terrible la condamner par les yeux de Wronsky ; cette situation me paraît parfaitement claire, ne suis-je pas absolument en ton pouvoir ?

— Oui, mais tu te méfies de ma liberté.

— Oh ! quant à cela, tu peux être tranquille, fit-elle se versant du café, et remarquant combien ses gestes, et jusqu’à sa façon d’avaler, donnaient sur les nerfs de Wronsky. Je me préoccupe peu des projets de mariage de ta mère.

— Nous ne parlons pas d’elle.

— Si fait, et tu peux m’en croire, une femme sans cœur, qu’elle soit jeune ou vieille, ne m’intéresse guère.

— Anna, je te prie de respecter ma mère.

— Une femme qui ne comprend pas en quoi consiste l’honneur pour son fils n’a pas de cœur.

— Je te réitère la prière de ne pas parler de ma mère d’une façon irrespectueuse », répéta le comte élevant la voix et regardant Anna sévèrement.

Elle supporta ce regard sans lui répondre, et se rappelant ses caresses de la veille : « Quelles caresses banales ! » pensa-t-elle.

« Tu n’aimes pas ta mère, ce sont des phrases et encore des phrases.

— Si c’est ainsi, il faut…

— Il faut prendre un parti, et quant à moi, je sais ce qu’il me reste à faire », dit-elle, se disposant à quitter la chambre, lorsque la porte s’ouvrit et livra passage à Yavshine. Elle s’arrêta aussitôt et lui souhaita le bonjour. Pourquoi dissimulait-elle ainsi devant un étranger qui tôt ou tard devait tout apprendre ? C’est ce qu’elle n’aurait pu expliquer ; mais elle se rassit et demanda tranquillement :

« Vous a-t-on payé votre argent ? (Elle savait que Yavshine venait de gagner au jeu une grosse somme.)

— Je le recevrai probablement dans la journée, répondit le géant, remarquant qu’il était entré mal à propos. Quand partez-vous ?

— Après-demain, je pense, dit Wronsky.

— N’avez-vous jamais pitié de vos malheureux adversaires ? continua Anna s’adressant toujours au joueur.

— C’est une question que je ne me suis pas posée, Anna Arcadievna. Ma fortune tout entière est là, fit-il montrant sa poche ; mais, riche en ce moment, je puis être pauvre en sortant du club ce soir. Celui qui joue avec moi me gagnerait volontiers jusqu’à ma chemise : c’est cette lutte qui fait le plaisir.

— Mais si vous étiez marié, qu’en dirait votre femme ?

— Aussi bien, je ne compte pas me marier, répondit Yavshine en riant.

— Et vous n’avez jamais été amoureux ?

— Oh Seigneur ! combien de fois ! mais toujours de façon à ne pas manquer ma partie. »

Un amateur de chevaux, venant pour affaires, entra sur ces entrefaites, et Anna quitta la salle à manger.

Avant de sortir, Wronsky passa chez elle, et chercha quelque chose sur la table. Elle feignit de ne pas l’apercevoir, mais, honteuse de cette dissimulation :

« Que vous faut-il ? lui demanda-t-elle en français.

— Le certificat d’origine du cheval que je viens de vendre, répondit Wronsky d’un ton qui signifiait plus clairement que des paroles : « Je n’ai pas le temps d’entamer des explications qui ne mèneraient à rien ». « Je ne suis pas coupable, pensait-il : tant pis pour elle, si elle veut se punir. » Il crut cependant en quittant la chambre qu’elle l’appelait.

« Qu’y a-t-il, Anna ? demanda-t-il.

— Rien, répondit celle-ci froidement.

— Tant pis », se dit-il encore.

En passant devant une glace il aperçut un visage si décomposé que l’idée de s’arrêter pour consoler Anna lui vint, mais trop tard, il était déjà loin. Sa journée se passa tout entière hors de la maison, et, lorsqu’il rentra, la femme de chambre lui apprit qu’Anna Arcadievna avait la migraine et priait qu’on ne la dérangeât pas.