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Du Théâtre chinois

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DU
THÉÂTRE CHINOIS.

C’est Voltaire qui, le premier, a fait connaître l’existence du théâtre chinois, en puisant le sujet ou plutôt l’idée de son Orphelin dans un drame incomplètement traduit par le père Prémare et publié par le père Duhalde. À cela près, les missionnaires ne se sont point occupés de cette portion curieuse d’une littérature dans laquelle ce qui ne pouvait servir leurs desseins, n’intéressait malheureusement pas assez leur curiosité. Depuis, M. Davis, établi à Canton, a publié en anglais deux pièces chinoises, mais sans s’astreindre beaucoup plus rigoureusement que le père Prémare à une complète exactitude, et bien souvent sans traduire les morceaux versifiés et chantés qui sont entremêlés avec le dialogue, morceaux qui, au dire des critiques chinois, forment la principale beauté de ce genre d’ouvrages. Ceux qui se dispensaient de cette partie de leur tâche, incomparablement la plus difficile, alléguaient l’impossibilité de comprendre les allusions fréquentes de la poésie chinoise à des faits, des usages, des superstitions que nous ignorons, et trouvaient d’excellentes raisons pour ne pas regretter ce qu’ils n’avaient pu traduire ; mais cette impossibilité prétendue et ces raisons suspectes n’ont point empêché un de nos compatriotes de faire, à Paris, sans autres secours que son étonnante connaissance de la langue, ce que M. Davis n’avait pas cru devoir tenter. M. Stanislas Julien, le premier, a publié un drame chinois traduit dans son entier, la partie poétique aussi bien que le dialogue en prose. Il a en outre retraduit l’Orphelin de Tchao, en y joignant les passages en vers, supprimés par le père Prémare. Enfin, un de ses élèves les plus distingués, M. Bazin aîné, vient de publier un volume qui ne contient pas moins de quatre ouvrages dramatiques choisis dans des genres différens. On possède donc maintenant huit pièces chinoises, dont six exactement traduites, et l’on peut commencer à se faire une idée du théâtre de cette nation singulière, qu’on a coutume d’oublier dans les systèmes et les formules d’histoire universelle ; quantité qu’on peut négliger en effet, car il ne s’agit que de quarante siècles et de trois cents millions d’hommes ; exception sans importance, car ce n’est après tout que la moitié de l’humanité civilisée.

Le genre dramatique est particulièrement propre à faire connaître l’état moral et social d’un temps ou d’un peuple ; il échappe mieux que tout autre au principal inconvénient des littératures vieillies, aux caprices de l’individualité. Quand on compose une pièce de vers, on peut jusqu’à un certain point se soustraire à l’action de son siècle et peindre d’après sa fantaisie un monde imaginaire et parfois exceptionnel ; mais ce que beaucoup d’hommes réunis doivent voir ensemble est nécessairement accommodé à leur manière de sentir. L’auteur dramatique et le public sont en présence, en contact ; le second agit sur le premier, comme l’auditoire agit sur l’orateur. Aussi la littérature dramatique est-elle l’expression la plus fidèle des sociétés avancées, de même que l’épopée est celle des sociétés primitives. L’humanité, à son premier âge, se mire dans le paisible océan de la légende ; plus tard elle se réfléchit dans le torrent troublé du drame.

En attendant qu’on puisse librement visiter la Chine, un des meilleurs moyens de la connaître, c’est d’étudier son théâtre. Des ouvrages composés par les Chinois et pour eux ne peuvent nous tromper sur leur compte ; le portrait dans lequel ils se reconnaissent doit être ressemblant.

Un inconvénient et aussi un avantage du théâtre chinois, c’est d’être en dehors de la littérature classique ; de là résulte qu’il en est très rarement question dans les ouvrages historiques, si abondans en détails littéraires d’une autre nature. Tandis que des pages nombreuses sont consacrées au moindre commentaire des Kings, à peine fait-on une mention rapide des pièces de théâtre et des romans. Mais aussi ces compositions ont pour nous le mérite d’avoir échappé au moule d’uniformité pédantesque dans lequel a été jetée la portion la plus considérable de la littérature chinoise. Les doctes dédaignent des ouvrages qui sont écrits comme on parle ; mais ce n’est pas pour nous une raison de les mépriser. Un savant du XVe siècle se serait gardé de citer les soties populaires de son temps, et combien de volumes de scolastique ne donnerions-nous pas cependant pour la farce de l’Avocat Patelin !

Les Chinois ont la passion du théâtre ; les représentations dramatiques font partie de toutes les fêtes, de tous les divertissemens. La réception des ambassadeurs est accompagnée de scènes exécutées sur le théâtre impérial. La ville seule de Péking compte, pendant que la cour y réside, sept cents troupes d’acteurs : chacune est composée de huit ou dix personnes soumises au directeur, et presque ses esclaves. Les particuliers opulens font jouer des pièces devant eux pendant leurs repas, comme le faisaient les Romains dans les derniers temps de l’empire. Ceux qui sont moins riches se cotisent, dans chaque quartier, pour avoir deux fois par an une sorte de théâtre public qui dure six ou huit jours. Enfin, cette population misérable, qui vit sur les fleuves et n’a pas de domicile terrestre, forme dans son sein des comédiens et a son théâtre flottant. Cette passion si vive et si universelle pour les plaisirs de la scène est le signe d’une civilisation très avancée et très répandue ; ces plaisirs sont des plaisirs raffinés que les peuples barbares ne sont pas capables de goûter, et qui restent les derniers aux peuples déchus.

Partout l’art dramatique a commencé par des troupes ambulantes, depuis le chariot de Thespis jusqu’aux pèlerins qui jouaient les mystères. Le moment où les acteurs deviennent sédentaires, où un local leur est attribué, est un moment décisif dans leur existence. Le théâtre commence véritablement quand il cesse d’être errant et mobile pour devenir stable et fixé. Alors seulement il y a une scène ; avant, il n’y a que des tréteaux.

Le drame chinois, il faut l’avouer, en est encore à cette première période. Il n’existe pas en Chine de salle de spectacle ; pourtant l’empereur a un théâtre dans son palais ; mais, comme on pense, il n’est point public, il est destiné seulement aux représentations qui ont lieu en présence du souverain pendant les festins et les audiences. Ce théâtre fait partie de la décoration et du mobilier impérial.

Toutes les troupes d’acteurs courent donc le pays[1], s’arrêtant là où elles espèrent faire quelque profit. Les unes pénètrent dans les maisons des riches, et sont admises à y faire preuve de leurs talens, pendant ou après le repas. Le chef des comédiens vient s’agenouiller devant le maître de la maison, et lui présente la liste des personnages de la pièce qu’on va jouer, de peur que le nom d’un brigand ou d’un niais ne se trouve être le même que celui d’un des convives ; auquel cas, la pièce est remplacée par une autre. L’urbanité chinoise est prévoyante, et pense à prévenir toutes les circonstances qui pourraient blesser un hôte. Ou bien la troupe s’établit sur une place publique : le théâtre est tôt dressé ; quelques planches posées sur des poteaux de bambou, quelques rideaux de coton en guise de coulisse, il n’en faut pas davantage pour assembler un grand nombre de spectateurs et former un parterre en plein vent.

On trouve donc chez les Chinois ce que M. Magnin appelle un théâtre aristocratique et un théâtre populaire. Le Hollandais Van-Braam parle de la différence de ces deux théâtres. Les pièces qui ont la première de ces destinations sont plus touchantes, plus sentimentales ; les autres, plus grossières et plus bouffonnes. La musique est, dans un cas, pleine de douceur, et, dans l’autre, ce n’est qu’un tintamare effroyable et discordant. Quant au théâtre hiératique ou sacerdotal, nous n’en voyons pas trace ; c’est qu’il n’y a pas en Chine de religion de l’état et de clergé véritable.

M. Medhurst[2] a bien vu dans le Chan-tung un théâtre adossé à un temple bouddhique ; mais cette association ne tenait à aucune intention religieuse ; car les temples servent fréquemment aux réunions des magistrats, et même font l’office d’auberges ou de caravansérails, pour loger les voyageurs.

L’origine du drame populaire doit remonter à une très haute antiquité. Les comédiens furent chassés de l’empire, dit l’histoire chinoise, dans le XVIIIe siècle avant Jésus-Christ. Dans le discours d’un ministre célèbre, sous la dynastie des Tcheou (de 1112 à 249), se trouvent ces paroles : « Le roi sait gouverner, quand il laisse aux poètes la liberté de faire des vers, qu’il permet à la populace de jouer des pièces, aux historiens de dire la vérité, aux ministres de donner des avis, aux pauvres de murmurer et de payer l’impôt, aux étudians de répéter tout haut leurs leçons, aux peuples de parler politique, et aux vieillards de trouver à tout des inconvéniens. »

Voilà donc, à cette époque reculée, la liberté de la scène populaire recommandée aux souverains et rangée parmi les droits et franchises que l’usage assure parfois aux sujets d’un état despotique, la liberté des avis, des murmures et des chansons.

Il paraît qu’une rénovation s’opéra, dans l’art dramatique, au VIIe siècle de notre ère, sous la glorieuse dynastie des Thang, l’âge d’or, l’ère classique de la poésie chinoise. L’empereur Hiouen-hong, qui avait créé dans son palais une académie de musique, et donnait lui-même des leçons aux trois cents élèves qui la composaient, fit exécuter en sa présence des pièces appelées yo-kio par des musiciens des pays barbares, c’est-à-dire étrangers. Serait-il trop téméraire de voir dans les yo-kio les nakyas, drames de l’Inde ? L’altération du nom indien n’offre rien d’extraordinaire. Les Chinois de Canton ont bien fait pidgeon du mot anglais business[3]. Mais ce que nous connaissons du théâtre indien est trop différent du théâtre chinois pour qu’on puisse admettre une influence considérable du premier sur le second. Si cette influence a existé, elle a dû se borner à la portion musicale des pièces ; car la musique fait partie intégrante des drames chinois. Dans ces drames, l’air de chaque morceau chanté est indiqué avec soin. Les Chinois attachent une grande importance à cet art ; pour eux, il est lié à la morale et à la politique, et, sous l’empereur Chun, vingt siècles avant Jésus-Christ, il y avait déjà un surintendant de la musique.

Les acteurs ont toujours été classés avec les chanteurs, et aussi avec les bouffons, les faiseurs de tours. C’est exactement l’acception complexe du mot histriones, au temps de la décadence latine. Dans toutes les relations des voyageurs, les plaisirs de la scène sont associés à des amusemens plus grossiers, aux bouffonneries des mimes et aux tours d’adresse des bateleurs. Pendant les audiences que l’empereur donne aux ambassadeurs étrangers, ces sortes de divertissemens ont lieu simultanément ; ce qui montre le peu d’estime qu’on fait de l’art dramatique.

Et il ne s’agit pas ici des pièces écrites pour la rue, il s’agit du spectacle de la cour, par conséquent de tout ce qu’il y a de plus relevé dans l’art. Il faut donc reconnaître que le théâtre est peu estimé à la Chine. Les philosophes se sont prononcés contre lui à diverses époques, comme Rousseau a écrit sa lettre sur les spectacles, et avec le même succès.

La condition des comédiennes est assimilée par la loi à celle des courtisanes. Du reste, depuis que l’empereur Kien-long a pris pour épouse du second rang une artiste, tous les rôles de femme sont remplis par des hommes, comme ils l’étaient dans l’antiquité, et comme ils le furent sur le théâtre anglais jusqu’en 1660, quarante-quatre ans après la mort de Shakspeare.

On cite, parmi les traits qui déshonorèrent l’empereur Tchoang-song, au Xe siècle, d’avoir donné sa confiance à un acteur nommé King-tsin, qui était son œil et son oreille, et auquel les plus grands mandarins cédaient la place en présence du prince.

Les renseignemens que nous possédons sur le théâtre chinois semblent donc assez contradictoires. Il est évident d’abord que le théâtre en Chine est frappé d’une sorte de défaveur par la classe dominante, celle qui tient la place qu’occupent ailleurs l’aristocratie et le clergé, et qui est en même temps toute l’administration, la classe des lettrés. Cependant ce sont des lettrés qui ont écrit les pièces jusqu’ici traduites. Quelques-unes, qui ne le sont pas encore, le Pi-pa-ki et le Si-siang-ki, passent pour des chefs-d’œuvre d’élégance, et font les délices des esprits cultivés.

Peut-être ces assertions diverses se restreignent seulement, au lieu de se contredire. En attendant des documens plus complets sur le théâtre chinois, il faut recueillir et noter tout ce que nous en pouvons connaître ; il faut surtout se garder de supprimer un fait qu’un autre paraît exclure. Une étude attentive peut concilier deux dépositions qui ne s’accordent pas. Il n’est pas permis de simplifier un procès en supprimant un des témoignages.

Du reste, on ne doit pas confondre des pièces telles que celles qui ont été traduites, dont le ton est décent, le sujet grave et souvent pathétique, qui sont entremêlées de morceaux en vers, récités ou chantés, et qui décèlent dans les auteurs une certaine connaissance de l’histoire, de la philosophie, de la poésie chinoises, avec les pantomimes grossières, les bouffonneries grotesques dont plusieurs voyageurs ont été témoins. Les huit pièces traduites sont toutes tirées d’une collection considérable, formée sous la dynastie mongole des Youen. On sait que l’art dramatique a été cultivé sous cette dynastie par des hommes instruits, car on possède la liste de quatre-vingt-un lettrés, auteurs de quatre cent quarante-huit pièces de théâtre. Il faut y joindre les onze pièces composées par quatre courtisanes célèbres, car M. Bazin nous apprend, dans sa préface, que les courtisanes savantes doivent connaître la musique vocale, la danse, la flûte, la guitare, l’histoire et la philosophie. La seconde pièce, traduite par M. Bazin, qui est l’œuvre de la fameuse Tchang-koue-pin, n’est pas d’un ton moins relevé que celles qui ont été composées par des lettrés, et la morale n’en est pas moins pure.

Ainsi, ce qu’on trouve dans les récits des voyageurs s’applique souvent à un autre ordre de divertissemens scéniques, dont il faut indiquer ici l’existence et dire un mot pour compléter le tableau du théâtre chinois, auquel n’appartiennent pas seulement les pièces plus régulières dont nous parlerons, mais encore toutes sortes de représentations bizarres et de pantomimes souvent monstrueuses.

Ainsi, pour fêter la naissance de l’empereur, la terre et l’océan parurent sur la scène : l’un et l’autre avaient pour cortége divers produits terrestres ou marins, des baleines, des dauphins, des rochers, etc. Ces singuliers personnages étaient représentés par des acteurs déguisés de manière à produire cette singulière illusion. Après un grand nombre d’évolutions, une baleine vint se placer en face de la loge impériale et vomit plusieurs tonnes d’eau sur le théâtre. L’idée était plus bizarre qu’ingénieuse. Ce genre de divertissement suppose une certaine habileté dans les procédés mécaniques. Un drame muet, encore plus curieux, offrit la mise en scène d’une éclipse selon les idées chinoises, c’est-à-dire de la lutte de la lune et du grand dragon.

Ces représentations, dans lesquelles l’art du machiniste tient lieu d’art dramatique, rappellent des divertissemens analogues exécutés aussi avec un grand appareil de machines, vers la fin du moyen-âge et principalement au XVe siècle, à la cour opulente du duc de Bourgogne.

Mais laissons ce drame pour les yeux, laissons les bouffonneries obscènes, les monstruosités incohérentes de certaines pièces populaires, comme celle que vit jouer M. de Guignes, et dans laquelle, selon ses expressions, l’héroïne devient grosse et accouche sur la scène, et disons quelques mots des conditions et des principaux caractères de l’art dramatique en Chine, tel qu’il s’offre à nous dans les divers ouvrages que nous allons successivement examiner.

Cet art est très peu savant ; les personnages déclinent leurs noms et leur profession en paraissant sur le théâtre, et chaque fois qu’ils entrent en scène, ils reproduisent dans les mêmes termes ce fastidieux protocole. On ne saurait comparer à ce système grossier d’exposition, constamment employé par les dramaturges chinois, les exemples assez rares dans la scène antique auxquels Boileau a fait allusion dans deux vers célèbres :

J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,
Et dît : Je suis Oreste ou bien Agamemnon.

Si, dans quelques prologues d’Euripide, le personnage qui expose le sujet se désigne ainsi lui-même, c’est un moyen extraordinaire employé pour rappeler au spectateur les évènemens de l’avant-scène, c’est une préface parlée, et voilà tout. Du reste, rien de pareil ne se reproduit dans le courant de l’action, tandis que, dans les pièces chinoises, cette répétition a lieu plusieurs fois pour chaque rôle. Il faut, pour trouver quelque chose d’approchant, descendre jusqu’aux mystères du moyen-âge, et encore une telle désignation de l’histoire, du caractère, des projets d’un personnage par lui-même, est loin d’y être aussi habituelle et aussi imperturbablement monotone. Cette circonstance seule montre que l’art de la contexture dramatique en est encore à un degré de simplicité tout élémentaire : ce qui n’empêche point qu’on ne trouve, surtout dans la partie chantée, des recherches poétiques qui semblent appartenir à une époque avancée du drame. C’est le propre des Chinois en toute chose d’en être restés au terme promptement atteint d’un développement très ancien, et en même temps de raffiner laborieusement et bizarrement sur ce fond primitif. Il en est ainsi de leur écriture, de leur morale, de toute leur littérature ; c’est toujours sur un motif très simple une variation très compliquée. On retrouve, dans tout ce qu’ils font, le contourné à côté du naïf, le vieillard à côté de l’enfant.

Sous un rapport, l’âge de la scène chinoise correspond à celui de la scène anglaise au temps où parut Shakspeare. M. G. de Schlegel assure que les pièces de Shakspeare furent jouées sans décoration. Dans Macbeth, pour indiquer la présence d’une forêt, on se servait d’une planche sur laquelle était écrit le mot forêt ; et à côté de cette pauvreté, ou plutôt de cette absence de décorations, les costumes, s’ils n’étaient bien exacts, étaient variés et splendides. Il paraît qu’il en est de même en Chine. Nous n’y voyons rien qui ressemble à des coulisses. Selon M. Davis, quand il s’agit d’escalader un rempart, trois soldats se couchent l’un sur l’autre pour figurer un rempart ; et d’un autre côté, plusieurs voyageurs, entre autres l’ambassadeur russe Branden Yves, en 1632, ont été très frappés de la richesse des costumes. Cette combinaison n’est peut-être pas aussi défavorable qu’il semble à l’art et au plaisir dramatique ; l’imagination s’arrange assez bien de cette absence de réalité matérielle, qui la gêne et la distrait peut-être moins que l’art du machiniste toujours imparfait et jamais complètement déguisé ; et les yeux sont amusés par la pompe et l’éclat des vêtemens. Il va sans dire que l’analogie que je remarque ici ne s’applique qu’à la mise en scène et non à l’œuvre dramatique elle-même ; il n’y a pas de Shakspeare à la Chine.

L’unité de temps est aussi intrépidement violée que dans les pièces espagnoles. L’Orphelin de Tchao est emporté au premier acte dans une boîte à médicamens, et au dernier il est devenu un jeune guerrier vengeur de son père. L’unité de lieu n’est pas beaucoup plus respectée ; les auteurs y suppléent en faisant dire au personnage : « Je vais dans tel endroit… » et au bout d’un moment : « Me voici arrivé dans tel endroit. » Quelquefois il enfourche un bâton et fait claquer un fouet pour compléter l’illusion.

On est assez surpris de retrouver à l’autre bout du monde certaines habitudes de notre scène. Telle est la division en cinq actes ; elle semblait si arbitraire à un critique allemand, qu’il prétendait qu’Horace avait écrit le vers de l’Art poétique où il défend de dépasser le chiffre cinq dans le nombre des actes,

Quinto ne sit productior actu,
pour se moquer des Pisons auxquels son épître est adressée. Cependant cette division doit être fondée en raison, puisqu’elle est si générale, puisque Hamlet, Gœtz de Berlichingen, les drames chinois, ont été distribués en cinq actes, aussi bien qu’Athalie et le Misanthrope. Du reste, le nombre cinq est particulièrement usuel à la Chine, où l’on compte cinq élémens au lieu de quatre.

Le rideau se baisse après chaque acte et se lève l’acte suivant. C’est encore comme chez nous ; tandis que sur les théâtres grecs et romains l’on baissait le rideau au commencement et on le levait à la fin de la pièce. Il est certains ouvrages dramatiques dont la représentation dure plusieurs jours. M. Julien possède une collection d’ouvrages de cette étendue. Ce qui caractérise réellement le drame chinois, ce qui lui donne une physionomie particulière, c’est qu’il offre un mélange de prose et de vers : la première parlée, les seconds chantés ; la première reproduisant, dans le langage le plus simple, le ton de la conversation familière ; les seconds, écrits dans un style très soigné, très fleuri, très prétentieux, effusions toutes lyriques qui alternent et contrastent avec le dialogue dramatique. C’est la structure de notre opéra-comique et de notre vaudeville appliquée à des sujets de tous genres ; mais le but et l’effet de ces morceaux lyriques sont bien différens de nos duos ou de nos couplets. Quelquefois ces morceaux sont remplacés par des tirades déclamées qui sont également composées dans ce style figuré plein de métaphores convenues et d’allusions poétiques dont l’auditoire a le secret, ce qu’on appelle le style orné (wen tchang). Toute cette portion poétique de la pièce est là pour satisfaire à un besoin de l’imagination humaine qui se fait sentir de différentes manières dans la poésie dramatique de tous les peuples.

L’homme ne peut se contenter du simple spectacle des faits qui s’accomplissent devant ses yeux, il a besoin que l’émotion poétique que ces faits éveillent en lui soit exprimée ; il a besoin que les sentimens de terreur, de pitié, de tendresse, que les évènemens représentés suscitent dans son ame, trouvent en dehors de lui et dans le drame même un écho lyrique. Ce besoin était admirablement satisfait chez les Grecs par le chœur tragique, dont ce n’était pas, au reste, le seul emploi et l’unique avantage. Après avoir entendu les plaintes, les menaces, les altercations des personnages ; après avoir vu quelques terribles catastrophes se préparer ou fondre sur la tête d’un héros, le spectateur, intérieurement agité, trouvait dans le chœur comme une voix harmonieuse qui calmait son trouble en l’exprimant, ou répondait par des paroles de haute modération et de divine sagesse à ses terrestres inquiétudes. L’absence du chœur chez les modernes les a forcés de chercher à leur insu d’autres moyens moins parfaits d’atteindre au même but, de reposer par des effusions lyriques l’ame que la réalité dramatique, si elle lui était présentée sans mélange et sans intervalle, finirait par écraser. Cette nécessité de l’art, qui est une nécessité de notre nature, a produit les morceaux en vers cultos jetés au milieu de l’action impétueuse et précipitée de la comédie espagnole, comme des lieux de repos et de délassement, comme, au-dessus de la plaine poudreuse et brûlante, la cime fraîche et sereine d’une sierra nevada. Nos tirades, nos récits tant attaqués sont nés également de ce besoin qu’a l’imagination, ébranlée par le spectacle des évènemens tragiques, de prendre son essor et de planer quelque temps au-dessus d’eux avant d’y retomber. Les digressions hardies, les saillies excentriques de la pensée qui, dans Shakespare, se mêlent à la simplicité du dialogue, proviennent du même principe. En résumé, on ne peut exclure l’élément lyrique du drame. Il y pénètre toujours par quelque endroit. Racine et Shakspeare, l’un avec une habileté infinie, l’autre avec une hardiesse souvent heureuse, l’ont pétri et fondu dans la substance même du dialogue. Les Grecs lui donnaient une place à part. Les Chinois (qu’on entende bien ma pensée, et qu’on ne me prête pas le blasphème d’une absurde comparaison), les Chinois font, sous ce rapport, comme les Grecs.

Dans tous les momens où un des personnage est en proie à une émotion quelconque, il chante. Chacun d’eux fait à son tour l’office lyrique du chœur et exprime dans une poésie qui, du reste, ne ressemble point à celle de Sophocle, les sentimens que la situation fait naître dans son ame ou dans l’ame du spectateur. Ces morceaux sont évidemment l’œuvre de prédilection des poètes et du public chinois. Ils se détachent sur le fond uni du dialogue, comme sur une simple toile une broderie coquette, comme sur un pâle récitatif un brillant air de bravura.

Le théâtre chinois, de même que la vieille comédie latine et la moderne comédie italienne, possède un certain nombre de types dont il existe une nomenclature très détaillée.

Ces notions générales étant posées, parcourons rapidement les diverses pièces chinoises jusqu’ici traduites, en commençant par les deux qu’on peut rapporter à la tragédie historique, l’Orphelin de Tchao et la Tristesse du palais de Han.

L’évènement qui forme le sujet de la première de ces pièces est raconté par le célèbre historien Sé-ma-tsien. Il s’agit de la destruction d’une famille féodale puissante, tentée par la haine d’un ministre pervers, et prévenue par le dévouement de deux hommes généreux, qui sacrifient l’un sa vie, l’autre son propre fils, pour sauver l’unique rejeton des Tchao.

Tchao-so, sentant bien qu’il va succomber à la haine de son ennemi, le ministre de la guerre Tou-an-kou, dit à sa femme : « Princesse, écoutez mes dernières volontés. Vous êtes maintenant enceinte ; si vous accouchez d’une fille, je n’ai rien à vous dire : mais si c’est un fils, je lui donne dans votre sein un nom d’enfant, je le nomme l’orphelin de la famille de Tchao, afin que, devenu grand, il venge les injures de son père et de sa mère. » La princesse, après la mort de son mari, met au monde cet enfant, destiné à perpétuer et à venger sa famille. Mais Tou-an-kou, qui veut la détruire et qui a fait exterminer les trois cents personnes qui la composaient, tient la princesse captive et se prépare à immoler son fils. Un pauvre médecin, attaché à la maison de Tchao, entreprend de le sauver. Il le cache dans une boîte, parmi des simples, et parvient à l’emporter ainsi, grace à la connivence de l’officier préposé à la garde du palais, et qui, placé entre sa consigne et l’envie de sauver l’orphelin, ne se tire d’embarras qu’en se brisant la tête contre un cannellier. Puis Tching-ing, c’est le nom du médecin, va trouver un vieillard, autrefois ministre, et qui vit retiré à la campagne. Tching-ing lui fait part de son plan héroïque : « J’ai un fils au berceau ; vous m’irez dénoncer, vous direz que j’ai caché l’orphelin de Tchao ; mon fils et moi nous périrons ; vous élèverez l’orphelin, afin que, quand il sera grand, il venge sa famille. »

À cela le vieux ministre répond :

« Il faut bien vingt ans encore pour que cet enfant puisse venger ses parens. Avec vingt ans de plus vous en aurez soixante-cinq, et moi, avec vingt ans de plus j’en aurai quatre-vingt-dix. À cette époque je serai mort depuis long-temps ; comment pourrai-je lui apprendre à venger la mort de la famille de Tchao ? »

Et d’après ce calcul froidement fait, le vieillard dit au médecin : « C’est moi qu’il faut que vous alliez dénoncer comme celui qui a caché la jeune victime. » Au bout de vingt ans, le barbare Tou-an-kou vit encore. Il a adopté l’orphelin, qu’il croit le fils du médecin Tching-ing. Mais celui-ci, avant de mourir, veut apprendre au prince ce qu’il est et ce qu’il doit faire pour venger les siens. La scène dans laquelle l’orphelin, qui se croit le fils du médecin, est instruit de sa propre histoire, est d’une conception très dramatique.

Après avoir, par quelques paroles sombres et entrecoupées, éveillé la curiosité de celui qu’il appelle son fils, Tching-ing se retire et laisse sur la table un livre dans lequel sont figurées les aventures de la famille Tchao. L’ardent jeune homme est vivement frappé des sujets de ces peintures ; il s’émeut surtout à la vue d’une jeune mère à genoux, remettant à un étranger un enfant qu’elle tient dans ses bras. Puis il s’indigne contre un méchant ministre qui outrage et fait battre un vénérable vieillard. « Il me semble, s’écrie-t-il, que cette famille me touche par des liens de parenté. Si je ne tue pas ce brigand de ministre, je ne mérite pas le nom d’homme. » Cependant il ne sait pas encore qui sont les personnages à la destinée desquels il prend ce vif et mystérieux intérêt. Son prétendu père, qui l’écoutait sans être vu, s’approche de lui et lui raconte une histoire qui est la leur à tous deux. Quand il retrace l’enlèvement de l’orphelin par un médecin nommé Tching-ing, l’orphelin l’interrompt et s’écrie : « C’est vous, mon père ! — Il y a dans le monde beaucoup d’hommes qui portent le même nom, dit Tching-ing ; » et il continue ce récit, dont chaque incident ébranle de plus en plus fortement son jeune interlocuteur. Enfin il lui dit :

« Il y a déjà vingt ans que ces évènemens se sont passés. Le petit orphelin est maintenant âgé de vingt ans. S’il ne peut pas venger la mort de son père et de sa mère, à quoi est-il bon ? »

Il récite des vers :

« Il est doué d’une haute stature, et son visage respire une majesté imposante. Il brille dans les lettres, il excelle dans l’art de la guerre ; qu’attend-il pour agir ?… Toute sa famille a été exterminée, sans distinction de rang. Sa mère s’est pendue dans son palais isolé, et son père s’est poignardé lui-même sur la place d’exécution. Cependant ces mortelles injures ne sont pas encore vengées. C’est en vain que le fils passe dans le monde pour un héros. »

TCHING-PEl (c’est le nom que porte l’orphelin).

Vous me parlez depuis long-temps, et cependant votre fils est encore comme un homme qui sommeille ou qui rêve. En vérité, je ne comprends rien à tout ce récit.

TCHING-ING.

Quoi ! vous ne comprenez pas encore ? Écoutez ! l’homme vêtu de rouge est l’infâme ministre Tou-an-kou. Tchao-so est votre père, et la princesse est votre mère.

Il récite des vers :

« Je vous ai raconté de point en point cette lugubre histoire. Si vous ne la comprenez pas encore tout entière, eh bien ! je suis le vieux Tching-ing, qui ai sacrifié mon fils pour sauver l’orphelin, et c’est vous, c’est vous qui êtes l’orphelin de la famille de Tchao. »

Certes, cette progression est bien graduée, et le coup qui l’achève est vraiment tragique. Une pareille donnée aux mains de Shakspeare eût produit un grand effet. On ne conçoit pas pourquoi Voltaire s’en est privé.

Voltaire n’a emprunté au drame chinois que l’idée d’un père sacrifiant son enfant à son devoir. Du reste, il a voulu agrandir le cadre de son sujet et mettre en présence la civilisation chinoise et la barbarie tartare, peindre les farouches conquérans du vieil empire domptés par les mœurs de leurs sujets. Il venait de tracer ce tableau dans l’Essai sur les Mœurs, auquel il travaillait alors, et il conçut la pensée de le transporter sur la scène. On voit par sa correspondance qu’il avait eu le projet de se rapprocher davantage de la vérité et de la couleur historique. Il écrivait au marquis d’Argental, le 17 septembre 1755, durant les premières représentations de la pièce :

« Comptez que je suis très affligé de ne m’être pas livré à tout ce qu’un tel sujet pouvait me fournir. C’était une occasion de dompter l’esprit de préjugé qui rend parmi nous l’art dramatique encore bien faible ; nos mœurs sont trop molles. J’aurais dû peindre avec des traits plus caractérisés la fierté sauvage des Tartares et la morale des Chinois. Il fallait que la scène fût dans une salle de Confucius, que Zamti fût un descendant de ce législateur, qu’il parlât comme Confucius même, que tout fût neuf et hardi, que rien ne se ressentît de ces misérables bienséances françaises, et de ces petitesses d’un peuple qui est assez ignorant et assez fou pour vouloir qu’on pense à Pékin comme à Paris ; j’aurais accoutumé peut-être la nation à voir, sans s’étonner, des mœurs plus fortes que les siennes ; j’aurais préparé les esprits à un ouvrage plus fort que je médite et que je ne pourrai probablement exécuter. Il faudra me réduire à planter des marronniers et des pêchers… »

Le 12 octobre, il écrivait à M. Dumarsais : « Si les Français n’étaient pas si Français, mes Chinois auraient été plus Chinois, et Gengis encore plus Tartare. Il a fallu appauvrir mes idées et me gêner dans le costume pour ne pas effaroucher une nation frivole, qui rit sottement, et qui croit rire gaiement de tout ce qui n’est pas dans ses mœurs ou plutôt dans ses modes. »

Voltaire se résigna donc à faire ce qu’ont toujours fait les poètes dramatiques, il servit le public selon son goût. Il donna au terrible khan des Tartares une belle passion pour une belle Chinoise, dont les sentimens n’étaient pas plus chinois que le nom[4] ; et le tout produisit une tragédie pleine de vers magnifiques, d’idées grandes, de nobles sentimens encore trop chinois pour le parterre qui ne les goûta que médiocrement. Voltaire, qui était à cette époque fort distrait de Confucius par les contrefaçons de la Pucelle, dédia au maréchal de Richelieu cette composition austère dans laquelle il avait semé, selon son usage, quelques moralités philosophiques ; il s’applaudissait de l’énergie de certains vers tels que celui-ci :

Les lois vivent encore et l’emportent sur vous ;
vers un peu révolutionnaire, et que, dit-il, madame de Pompadour avait approuvé.

Au reste, Voltaire fit bien d’être de son temps et de son pays dans les sentimens et les idées ; seulement il était peut-être inutile d’aller leur chercher si loin un costume qui leur allait si peu. Mais, là encore, il mérite des éloges pour avoir voulu élargir le cercle et agrandir l’empire de notre scène.

Métastase a traité un sujet assez semblable à celui de l’Orphelin dans l’Eroe Cinese. Il est inutile de dire que tout ce qui pouvait rappeler la Chine a disparu sous les inventions romanesques et les gracieux vers d’amour du poète italien. Zamti est un Chinois pur sang, en comparaison de Léango, et Idamé ne dit rien d’aussi tendre que ce final de Lisinga :

In mezzo a tanti affanni,
Cangia per te sembianza
La timida speranza
Che mi languiva nel sen.
Forse sarà fallace,
Ma giova intanto e piace,
E ancorchè poi m’inganni,
Or mi consola almen.

Une pareille musique de paroles et de sentiment console bien de l’absence de couleur locale.

Environ cinquante ans avant Jésus-Christ, une princesse fut sacrifiée par la politique et la nécessité, et livrée par l’empereur de la Chine, son époux, à un khan de Tartarie. Dans les idées chinoises, c’est un grand malheur de quitter le territoire sacré de l’empire, le dessous du ciel, pour aller aux confins du monde, et, pour ainsi dire, hors du monde, chez les barbares. C’est un plus grand malheur d’échanger le palais impérial, la couche du fils du ciel, contre la tente de feutre et la natte grossière d’un Tartare. Aussi l’infortune de la belle Tchao-Kuen a-t-elle laissé une longue mémoire. Les peintres lui ont consacré leurs pinceaux, et les poètes leurs vers. La légende populaire l’a immortalisée ; enfin elle a fourni le sujet d’un drame intitulé la Tristesse du palais de Han.

Le véritable titre est l’Automne dans le palais de Han. Mais, d’après les habitudes de la poésie chinoise, l’automne est un emblème du chagrin, comme le printemps de la joie. De même, le dragon désigne ce qui se rapporte à l’empereur ; le phénix ou les oies sauvages, ce qui a trait à la félicité domestique, et enfin la poésie elle-même a un poétique symbole dans les saules et les fleurs. Il faut connaître ce langage allégorique pour comprendre les vers et la prose ornée. On entrevoit comment il est possible, en choisissant avec art les expressions convenues, de faire une foule d’allusions ingénieuses et détournées, et de parler agréablement des choses sans s’exposer au danger de les appeler par leur nom.

Le peu de vers qu’a traduits M. Davis font regretter qu’il ait, en général, jugé à propos de supprimer cette portion de sa tâche. Ceux qui ouvrent la pièce et que chante le khan des Tartares ont un caractère de poésie locale et pittoresque.

« Le vent d’automne souffle impétueusement à travers les herbes parmi nos tentes de feutre ;

« Et la lune, qui brille la nuit sur nos huttes sauvages, écoute les gémissemens du chalumeau plaintif. »

Remarquez le vent d’automne, qui n’est pas là pour rien. Au début de la pièce, j’ai dit quel était en chinois son titre et le motif de ce titre.

Le Tartare s’exprime en guerrier terrible, l’effroi des empereurs. Bien qu’en général l’intérêt du drame porte sur les Chinois, l’auteur fait parler avec une certaine complaisance leur formidable ennemi[5]. Il faut songer que l’auteur écrivait sous une dynastie mongole.

L’empereur n’a point d’épouse, et, pour s’en procurer une, il s’y prend à peu de chose près comme Assuérus. Il se fait apporter les portraits de ses plus belles sujettes, afin de choisir parmi elles une impératrice. Un perfide ministre a été chargé de former pour le prince cette galerie de portraits. Le plus ravissant de tous serait celui de Tchao-kun ; mais comme ses parens sont pauvres, et n’ont pu faire des présens au ministre, celui-ci a l’idée scélérate de défigurer l’image de la belle. Heureusement l’empereur la rencontre dans ses jardins ; il est détrompé fort agréablement, et l’épouse.

Un traité obligeait de donner au khan des Tartares une princesse du sang impérial. Qu’a fait le méchant ministre ? Il a fui en Tartarie en emportant le portrait, cette fois sans défaut, de la nouvelle impératrice. Il le montre au barbare, qui sur-le-champ s’enflamme à la vue de cette peinture, et menace d’envahir la Chine, si on ne lui donne l’original.

Pendant ce temps, l’empereur, amolli par la félicité, négligeait les affaires, était distrait pendant les audiences. Un ministre rigide ose lui conseiller, pour sauver l’état, d’abandonner la princesse. L’empereur résiste ; il s’emporte contre ses troupes et contre son peuple, qui la laissent partir. Elle se dévoue généreusement, et ne se permet que quelques plaintes assez gracieuses : « Aujourd’hui dans le palais de Han ; demain épouse d’un barbare. » Elle pleure l’empereur qu’elle va perdre, la civilisation qu’elle laisse derrière elle, et ces beaux vêtemens qui ne l’orneront plus aux yeux des hommes ; regrets naïfs de la coquetterie féminine à côté des regrets du cœur.

La situation est touchante. Mais rien n’est développé ; tout est trop superficiel et trop rapide. L’absence de la poésie, retranchée par M. Davis, se fait vivement sentir.

Le khan vient recevoir la princesse. « Quel est ce fleuve ? » demande-t-elle. On lui répond que c’est le fleuve Amour, qui marque la limite des deux empires. Elle prend une coupe, se tourne du côté du sud, fait une libation, adresse à l’empereur un dernier adieu, et se précipite dans les ondes.

La pièce ne finit pas là ; nous sommes reportés à la cour impériale. L’empereur est livré à ses regrets ; il adore le souvenir de celle qu’il a perdue, et brûle des parfums devant son portrait. Pendant qu’il est plongé dans le sommeil, elle lui apparaît : « Livrée comme une captive pour apaiser des barbares, ils voulaient m’emporter dans une région boréale ; mais j’ai saisi le moment de leur échapper. N’est-ce pas là l’empereur mon souverain ? Seigneur, je vous suis rendue. »

Tout à coup un soldat tartare vient se placer dans la vision de l’empereur à côté de sa malheureuse compagne, et l’enlève ; trois fois elle est ainsi enlevée, et trois fois elle revient vers celui qu’elle aime.

Cette dernière scène exprime assez poétiquement l’invincible attachement de l’exilée pour son époux et pour sa patrie.

Enfin paraissent les envoyés tartares, qui viennent annoncer la mort de la princesse, et ramènent le ministre qui a causé tout le mal, et qui est livré au supplice. Les deux nations font la paix, et il y a bonne harmonie entre les deux souverains ; car, comme je l’ai remarqué plus haut, dans cette pièce écrite sous la domination des Mongols, les Tartares sont subordonnés aux Chinois, mais ne leur sont pas sacrifiés.

Suivant une tradition touchante, le tombeau de la triste héroïne de ce drame demeure, toute l’année, verdoyant au milieu des sables, comme si la fertilité de son pays natal la suivait pour consoler son ombre au désert.

Le sujet du Cercle de craie n’appartient pas à l’histoire ; c’est une de ces anecdotes qu’on retrouve partout, avec des variantes diverses. Tout le monde connaît le Jugement de Salomon : deux femmes réclamaient le même enfant, le sage roi d’Israël ordonne qu’il soit coupé en deux parties égales pour satisfaire chacune des plaignantes. La fausse mère y consent, la véritable prouve son droit en l’abandonnant. Un vieux fabliau français, publié par Barbazan et intitulé le Jugement de Salomon, raconte ce qui suit : « Deux chevaliers se disputaient l’héritage d’un baron que tous deux disaient leur père. Salomon, voulant éprouver lequel est le véritable fils, ordonne que le corps du défunt soit tiré de sa tombe, et que les deux prétendans, pour montrer qui est le plus propre au maniement des armes, se précipitent vers lui au grand galop de leurs chevaux et le percent d’un coup de lance. L’imposteur n’hésite pas, mais le véritable fils se garde d’accomplir cet exploit sacrilége. » C’est la même aventure retournée, pour ainsi dire, et le sentiment filial mis à la place du sentiment maternel. Ainsi le moyen-âge a métamorphosé cette sentence célèbre, et, fidèle à ses mœurs guerrières, a substitué un coup de lance à l’expédient imaginé par Salomon.

En Chine, une décision, plus semblable encore à celle que rapporte la Bible, a fourni le dénouement du drame intitulé l’Histoire du Cercle de craie, dont nous devons encore la traduction, et une traduction complète, à M. Julien.

Voici comment la donnée cosmopolite a été enchâssée dans les mœurs chinoises.

Le seigneur Ma a deux femmes, l’une qui ne lui a point donné de postérité, l’autre, nommée Haï-tang, dont les antécédens n’étaient pas fort honorables, mais qui est mère d’un fils âgé de cinq ans. Mme Ma, d’accord avec le greffier Tchao son amant, empoisonne son époux ; puis, ayant besoin du titre de mère pour hériter, elle emmène le jeune enfant qu’elle dit lui appartenir et accuse la malheureuse Haï-tang de l’assassinat dont elle-même est coupable. Le juge, qui est une espèce de Bridoison mené par son greffier, condamne Haï-tang. Heureusement la sentence doit être confirmée par le gouverneur de la province ; les parties se présentent devant celui-ci et exposent leurs prétentions maternelles. Le gouverneur fait tracer avec de la craie un cercle au centre duquel on place l’enfant. Les deux femmes doivent le tirer chacune de son côté. « Dès que sa propre mère l’aura saisi, il lui sera aisé de le faire sortir hors du cercle, mais la fausse mère ne pourra l’amener à elle. »

Cette épreuve superstitieuse, cette espèce de jugement de Dieu, semble d’abord tourner contre la justice et la vérité. Mme Ma entraîne l’enfant, et le gouverneur livre la malheureuse Haï-tang aux verges des bourreaux. Mais elle s’écrie : « Quand votre servante fut mariée au seigneur Ma, elle eut bientôt ce jeune enfant. Après l’avoir porté dans mon sein pendant neuf mois, je le nourris pendant trois ans de mon lait, et je lui prodiguai tous les soins que suggère l’amour maternel. Lorsqu’il avait froid, je réchauffais doucement ses membres délicats. Hélas ! combien il m’a fallu de peine et de fatigue pour l’élever jusqu’à l’âge de cinq ans ! Faible et tendre encore comme il l’est, on ne pourrait, sans le blesser grièvement, le tirer avec effort de deux côtés opposés. Si je ne devais, seigneur, obtenir mon fils qu’en déboîtant ou brisant ses bras, j’aimerais mieux périr sous les coups que de faire le moindre effort pour le tirer hors du cercle, »

Ici ce n’est pas la sagesse du juge qui, par un moyen bizarre, découvre la vérité, c’est le cri de l’amour maternel qui la proclame. Au fond, il n’y eut pas moins une parité bien remarquable entre le Jugement de Salomon et l’Histoire du Cercle de craie.

Cette pièce n’a point pour objet l’idéal de la moralité chinoise, elle ne nous présente pas l’héroïsme de la reconnaissance comme l’Orphelin de Tchao, l’invincible attachement à un époux et à la patrie comme la Tristesse du palais de Han ; elle offre au contraire un portrait peu flatteur et peu flatté de la vie réelle, des mœurs les plus vulgaires, des sentimens les plus bas et les plus coupables. Haï-tang, l’héroïne, le personnage intéressant de la pièce, a fait un métier qu’elle désigne en chinois par une périphrase poétique à laquelle rien d’aussi décent ne correspondrait en français : « Je vivais parmi les saules et les fleurs. Je reconduisais l’un pour aller au devant de l’autre, et mon occupation habituelle était le chant et la danse. » Elle repousse durement un frère qui, réduit à la mendicité, vient implorer ses secours, et plus tard, le frère, trouvant sa sœur malheureuse à son tour, l’accable d’outrages et de coups, La passion adultère de Mme Ma pour le greffier Tchao est exprimée avec une véhémence et une grossièreté d’expression qui n’a pas permis à M. Julien de tout traduire. Ce greffier est le plus déhonté coquin qui se puisse rencontrer. Quand il est accusé, il cherche à rejeter sur sa complice le crime où il a trempé, « Seigneur, dit-il au juge, ne voyez-vous pas que cette femme a toute la figure couverte d’une couche de fard ? Si on enlevait avec de l’eau les couleurs empruntées, ce ne serait plus qu’un masque hideux que nul homme ne voudrait ramasser, s’il le trouvait sur sa route. Comment eût-elle pu séduire votre serviteur et l’entraîner dans un commerce criminel ? »

La bassesse ne peut aller au delà de ces outrages publics adressés par cet infâme à l’objet de sa passion vraie ou simulée. Quand la torture l’a forcé à convenir d’une partie de ses crimes, il dispute encore contre la loi qu’il connaît et cite comme un bandit de cour d’assises. « Suivant les lois, je ne suis coupable que d’adultère, mon crime n’est point de ceux qu’on punit de mort. » Ce qui est le plus révoltant dans les discours des différens personnages de la pièce, c’est un sang-froid et un aplomb dans l’immoralité qui révèle une extrême corruption. C’est une mère qui, faisant allusion à l’infâme métier de sa fille, dit crûment : « Je ne puis me passer des habits et des alimens que me procure son industrie. » C’est un juge qui s’exprime en ces termes : « Quoique je sois magistrat, je ne rends aucun arrêt : qu’il s’agisse de fustiger quelqu’un ou de le mettre en liberté, j’abandonne cela à la volonté du greffier Tchao… Je ne demande qu’une chose, de l’argent, et toujours de l’argent, dont je fais deux parts, l’une pour moi et l’autre pour lui. » Sans doute, l’imperfection même de l’art dramatique est pour quelque chose dans la sincérité brutale de ces aveux. Il est plus aisé de faire dire à un homme : Je suis un misérable, que de montrer indirectement par ses actions et ses paroles les vices de son cœur. Mais on ne peut nier que cette ingénuité des passions viles et des sentimens criminels n’atteste une dépravation profonde et enracinée. Au reste, ce que les relations des voyageurs nous apprennent touchant les mœurs des grandes villes et la démoralisation de la classe des lettrés, s’accorde trop bien avec ce que peignent les pièces de théâtre et les romans.

Si l’Histoire du Cercle de Craie montre la nature humaine sous un jour peu flatteur, il est des drames chinois qui sont consacrés au développement du sentiment le plus généreux. De ce nombre est celui dont le Hollandais Van-Braam fut si charmé, et dont il a donné une analyse. C’est une œuvre sentimentale dans ce qu’on appelle, chez nous, le genre larmoyant ; ce sont des tableaux d’intérieur, des scènes de dévouement obscur ; on croit lire un drame de Kotzebue ou un roman d’Auguste Lafontaine.

Un lettré est appelé à la cour, quatre ou cinq ans se passent, et on n’entend pas parler de lui. Lassées de cette longue absence, ses deux femmes font le projet de quitter sa maison. Elles y laissent l’enfant de leur époux, et vont courir les aventures. Alors un vieux domestique et une vieille servante se chargent de l’enfant, et travaillent courageusement pour subvenir à son entretien et lui faire donner une éducation littéraire. Les deux serviteurs, éclairés par une petite lampe, prolongent dans la nuit leur pieux labeur.


« La toile se lève, et l’on voit le vieux Ataï très occupé à faire des sandales de paille, unique métier qu’il sache.

« Aouana est assise près d’une table couverte d’habillemens ; elle coud très diligemment.

« Le vieux domestique chante, en travaillant, la mélancolique histoire de son maître, et avec tant de sensibilité, qu’à la fin ses yeux se mouillent et ses larmes coulent sur ses joues ; pour montrer du courage, il essuie ses pleurs et affecte de rire, comme pour se reprocher sa pusillanimité. »


Cependant le jeune Sycou-ye a atteint l’adolescence ; il se livre à l’étude, encouragé et aidé par les deux bons vieillards. Ataï échange les sandales qu’il a tissées contre l’huile qui doit éclairer la veille laborieuse de Sycou-ye.

Ici est une scène dont le motif est réellement pathétique. L’étudiant a succombé au sommeil ; la bonne Aouana, après l’avoir regardé long-temps avec tendresse et lui avoir adressé les plus touchans discours entrecoupés de larmes, pense qu’il faut cependant le réveiller pour qu’il poursuive son travail ; et, prenant une férule de cuir qui est sur la table, elle lui en donne un léger coup sur la joue.

Sycou-ye s’éveille plein d’emportement, et demande à Aouana qui l’a rendue si hardie que d’oser le frapper ; elle sait bien qu’elle n’est pas sa mère, mais seulement une esclave de son père.

Aouana le laisse dire, puis lui fait sentir l’injustice de sa colère. « Votre mère, où est-elle ? Qui l’a remplacée ?… N’est-ce pas moi, ingrat ?… et vous me méprisez ! Eh bien ! non, je ne suis pas votre mère ; je renonce à vous tenir lieu d’elle. »

Sycou-ye, ramené à lui-même par ce tendre reproche, tombe aux pieds d’Aouana, et lui demande pardon de sa violence en fondant en larmes. Enfin le lettré revient chez lui. En route, il aperçoit au bord d’un fleuve deux pauvres femmes occupées à laver du linge, et portant toutes les marques de la plus profonde misère ; ce sont les deux fugitives. Bientôt, rentré dans sa maison, il apprend leur histoire, et comprend que c’est elles qu’il a vues réduites à une si triste extrémité. La fidèle Aouana est élevée à la dignité d’épouse ; elle ne dit rien, et se soumet en silence à son bonheur. Ataï est fait mandarin. Ainsi le vice est puni et la vertu récompensée, selon les lois du mélodrame en tout pays. À la fin, le fils du lettré arrive en habit de licencié, comme, dans nos vaudevilles, le jeune premier paraît à la dernière scène en uniforme de housard.

Van-Braam, à qui nous devons l’analyse de cette pièce, en avait été fort touché dans un précédent voyage ; il désira la revoir encore, mais on eut beaucoup de peine à lui procurer ce plaisir, parce qu’on ne pouvait trouver d’acteurs qui se rappelassent un ouvrage qui avait vingt ans de date[6]. Cela prouve que souvent les pièces de théâtre sont écrites pour le moment, et ne sont ni conservées ni probablement destinées à l’avenir.

Le bon Van-Braam fut très édifié des sentimens vertueux qui remplissent ce drame ; il admire particulièrement que, dans le dialogue, on n’interrompe jamais celui qui parle : coutume bien sage des Chinois, dit-il. On sent qu’elle lui va au cœur. Du reste, on ne peut s’étonner de la sympathie d’un Hollandais pour un Chinois, car rien ne ressemble plus à la Chine que la Hollande, avec ses canaux, ses maisons de diverses couleurs, et sa population industrielle et patiente, active et silencieuse. En traversant la Hollande, on a par momens devant les yeux des aspects auxquels on n’a jamais rien vu de semblable, si ce n’est sur un éventail ou sur un paravent.

Une autre pièce qui, comme celle-là, participe du drame bourgeois ; mais qui offre beaucoup plus d’intérêt, est celle que M. Davis a traduite sous ce titre : An heir in old age (un héritier dans la vieillesse).

Ici M. Davis a donné une moitié des vers, probablement d’après la version du licencié chinois, par lequel il se fait aider dans ses travaux ; mais, comme il a passé l’autre moitié de la portion poétique du drame, et que ce qu’il a omis n’est nullement inférieur à ce qu’il a traduit, il est permis de croire que la seule cause de cette omission a été l’impossibilité où s’est trouvé le licencié de comprendre certains passages versifiés. Il est glorieux pour nous que deux Français, M. Julien et M. Bazin, aient fait à Paris ce que n’a pu faire à Canton un lettré chinois.

Voici le sujet du drame.

Un vieux négociant retiré, nommé Lieou-tsong, vient d’épouser une jeune femme ; il espère qu’elle lui donnera bientôt un fils. Pour un Chinois, il est de la plus grande importance de ne pas mourir sans postérité, car tout le bonheur de sa vie future est attaché à ce que quelqu’un de son sang et de son nom vienne visiter son tombeau et offrir à ses mânes une espèce de sacrifice. Cette croyance donne aux sentimens de famille une grande force ; elle rattache étroitement l’existence d’une génération à celles qui la précèdent et à celles qui la suivent ; elle est une des bases les plus profondes de la société chinoise, fondée tout entière elle-même sur la famille. Le besoin de se survivre à soi-même dans un fils est si sacré aux yeux des Chinois, que souvent on accorde à un homme condamné à mort un sursis pour qu’il ait le temps de s’assurer un héritier direct : on trouve que ce serait une trop grande peine de le priver non seulement de la vie, mais encore de la race ; ce serait le tuer deux fois, dans le présent et dans l’avenir. J’insiste sur l’énergie de ce sentiment, parce qu’il est le motif et la clé du drame que je vais analyser.

Le vieux Lieou-tsong a un neveu qui a perdu ses parens, et qui est venu se réfugier chez lui, mais il ne peut faire vivre en bonne intelligence ce neveu et sa première femme. Cela ne veut point dire, en Chine, une femme dont on est veuf, mais l’épouse du premier rang ; je l’appelle ainsi pour la distinguer de l’épouse plus jeune qui, par son état, donne au vieillard l’espoir d’être père. La terrible femme du bonhomme paraît, et dès la première scène est représenté, d’une manière vive et comique, l’empire qu’elle prend, par son humeur, sur un mari débonnaire. Celui-ci, pour éviter l’orage, invite le neveu à aller vivre dans une chaumière qu’il possède à la campagne ; mais madame en a besoin pour ses ânes, il y faut renoncer ; enfin, pour se débarrasser de son neveu, le vieillard ordonne qu’on lui compte deux cents pièces d’argent et qu’il aille où bon lui semblera. Toujours occupé de l’héritier qu’il espère, Lieou-tsong, que tourmentent quelques remords au sujet de certaines transactions commerciales, voulant détourner le courroux du ciel par un sacrifice expiatoire, brûle le livre où sont couchées les sommes qu’on lui doit ; puis il déclare qu’il veut partager son bien entre sa femme et son gendre, et se retirer à la campagne pour y attendre paisiblement le résultat des couches de sa jeune épouse Siao-mei.

Les recommandations qu’il adresse, en partant, à son autre femme, au sujet de celle-ci, sont d’un comique vrai. Sa prédilection et ses inquiétudes percent à travers l’indifférence et même la dureté qu’il affecte pour elle, le tout dans la peur de donner de l’ombrage à celle dont un mot le fait trembler.

LIEOU-TSONG.

J’ai un mot à vous dire, femme ; puis-je risquer de le dire ?

LA FEMME.

Parlez.

LIEOU-TSONG.

Oh ! j’attendrai bien impatiemment de vous une lettre de félicitation… Siao-mei est maintenant enceinte… Qu’elle mette au monde un fils ou une fille, son enfant sera votre propriété ; alors vous pourrez tirer un loyer de ses services ou la vendre comme il vous conviendra le mieux. Vous en serez entièrement la maîtresse.

LA FEMME.

Bien dit, mon mari.

LIEOU-TSONG.

Ma femme !…

LA FEMME.

Qu’avez-vous à me dire ?

LIEOU-TSONG.

Cette jeune Liao-mei vous a quelquefois causé de l’ennui, et je crains qu’elle ne continue à vous importuner. Quand elle méritera d’être châtiée, châtiez-la pour l’amour de moi ; ne vous contentez pas de la gronder…


Puis, avant de s’éloigner, il demande pour elle un traitement plus doux. La double faiblesse du vieux mari vis-à-vis de ses deux femmes est admirablement peinte dans cette scène.

Le gendre de Sieou-tsong, pour éviter de céder le tout ou la moitié de la succession de son beau-père au fils ou à la fille de Siao-mei, imagine de faire disparaître celle-ci et de dire qu’elle a fui volontairement. On conçoit le désespoir du bonhomme. Il ne peut pas croire à son malheur, il fond en larmes, il ose même se révolter contre sa femme. Il veut qu’on aille afficher aux quatre portes de la ville que le lendemain il fera des aumônes aux mendians qui se présenteront à la porte d’un temple. Il accuse son avarice passée de son infortune présente ; cependant il prend le ciel à témoin qu’il s’est repenti. Tous ces mouvemens sont pleins de vérité et d’un comique mêlé d’émotion. On fait par ordre de Lieou-tsong des distributions à la porte du temple. Les mendians se querellent, et le vieillard entend l’un d’eux dire à l’autre ce qui dans les idées chinoises est la plus grande injure : « Misérable qui n’as pas d’enfant ! » Ce mot le frappe au cœur et renouvelle amèrement toutes ses peines. Il y a là un effet dramatique profondément senti.

L’infortuné neveu qui a dépensé les deux cents onces vient demander à son oncle de lui prêter quelque argent. Le pauvre oncle prie d’abord sa redoutable compagne de s’éloigner, en lui disant qu’il va tancer vertement son mauvais sujet de neveu. Seul avec lui, il le plaint et pleure sur son sort. L’intraitable épouse rentre et dit brusquement : Qu’est-ce que cela signifie ? vous pleurez, je crois ?

LIEOU-TSONG.

Quand ai-je pleuré ?

LA FEMME.

Les larmes coulent de vos yeux.

LIEOU-TSONG.

Hélas ! à mon âge, comment ne seraient-ils pas humides ?


Enfin il prend à part son neveu, lui donne à la dérobée deux pièces d’argent, et lui recommande de visiter exactement les tombes de ses ancêtres.

Le jour destiné à ces pieuses visites est arrivé. Le pauvre neveu se souvient de la recommandation de son oncle ; il s’est procuré en chantant quelques morceaux de papier doré, un pain et une demi-jarre de vin ; il a emprunté une houe, et il vient, selon ses faibles moyens, accomplir la cérémonie d’usage : brûler le papier doré, nettoyer la terre autour du tombeau, et faire les oblations de pain et de vin. Il s’éloigne un moment ; pendant ce temps arrive le vieux Lieou avec son épouse ; leur fille et leur gendre n’ont point paru ; cependant on voit que les honneurs funèbres ont été rendus aux sépultures des aïeux ; mais, à en juger d’après la nature des offrandes, ce ne peut être que par quelqu’un de très misérable. Les deux vieux époux commencent un entretien mélancolique. Ils n’ont point d’enfant de leur nom, car leur fille porte celui de son époux et reposera dans la tombe d’une famille étrangère ; personne ne viendra donc remplir les rites sacrés sur leur sépulture. Tandis qu’ils sont plongés dans ces tristes réflexions, leur neveu, le seul rejeton des Lieou, paraît ; le vieillard feint de vouloir le châtier, parce qu’il n’a pas honoré d’une manière plus brillante les tombes de ses ancêtres. C’est Mme Lieou elle-même qui s’écrie alors : « Votre neveu est pauvre, il n’a pu faire davantage. » Rappelée par les réflexions qu’elle vient de faire au sentiment le plus profondément enraciné dans une ame chinoise, la mauvaise tante devient comme une mère tendre pour celui qui seul peut rendre à ses mânes un filial hommage. Cette péripétie est très originale ; le pathétique qui en résulte est tout-à-fait local et caractéristique ; il doit émouvoir profondément un auditoire chinois.

La fille et le gendre de Lieou se présentent enfin pour accomplir les rites, mais tard, de mauvaise grace, avec des vêtemens peu soignés et qu’ils trouvent trop bons pour la circonstance. La mère, indignée, reprend à sa fille la clé, signe de la propriété, et la donne au neveu, enfin rentré en grace auprès d’elle.

La fille et le gendre se font pardonner leurs torts en rendant au vieillard sa jeune épouse et un enfant qui lui est né. Le bonhomme, enivré de joie, pardonne à tout le monde ; il est au comble du bonheur, il a un fils dans ses vieux jours.

Cette pièce est une véritable comédie de mœurs ; les Chinois ont aussi des comédies de caractère. Le sujet de l’avare, tant de fois traité, l’a été en Chine. M. Julien a fourni à M. Naudet les matériaux d’une analyse détaillée de la comédie intitulée l’Esclave des richesses qu’il garde, et le traducteur de Plaute a placé cette analyse à la suite de l’Aulularia[7]. La pièce chinoise offre plus d’un trait de ressemblance avec la comédie de Plaute, et aussi plus d’un contraste.

De même, c’est un dieu qui a mis l’avare en possession de son trésor. Il est ingénieux d’avoir placé un amour immodéré de la richesse chez un homme pour qui la richesse est chose nouvelle. Les exagérations bouffonnes de Plaute sont encore surpassées par l’auteur chinois. Presque mourant, l’avare dit à son fils adoptif : « Mon fils, je sens que ma fin approche. Dis-moi, dans quelle espèce de cercueil me mettras-tu ? — Si j’ai le malheur de perdre mon père, je lui achèterai le plus beau cercueil de sapin que je pourrai trouver. — Ne va pas faire cette folie, le bois de sapin coûte trop cher. Une fois qu’on est mort, on ne distingue plus le bois de sapin du bois de saule. N’y a-t-il pas, derrière la maison, une vieille auge d’écurie ? elle sera excellente pour me faire un cercueil. — Y pensez-vous ? Cette auge est plus large que longue ; jamais votre corps n’y pourra entrer ; vous êtes d’une trop grande taille. — Eh bien ! si l’auge est trop courte, rien n’est plus aisé que de raccourcir mon corps : prends une hache et coupe-le en deux. Tu mettras les deux moitiés l’une sur l’autre, et le tout entrera facilement. J’ai encore une chose importante à te recommander : ne va pas te servir de ma bonne hache pour me couper en deux ; tu emprunteras celle du voisin. »

Ce dernier trait ne manque point de vigueur. L’Harpagon chinois laisse, comme on voit, bien loin derrière lui le légataire de Regnard, disant :

Je puis être enterré fort bien pour un écu.
La différence des deux théâtres et des deux peuples se fait sentir dans la partie accessoire. L’intrigue de l’Aulularia roule sur un de ces incidens si fréquens dans les mœurs de la scène gréco-latine. Un jeune homme outrage la fille de l’avare et répare ses torts en l’épousant. La pièce chinoise repose sur le sentiment qui faisait le fond d’un Héritier dans la vieillesse, le besoin de la paternité. Le premier usage que fait l’avare de sa fortune, c’est d’acheter un fils ; il tâche, il est vrai, de se le procurer à aussi bon compte que possible, et la lésinerie qu’il apporte dans ce singulier marché produit des développemens d’un comique tout-à-fait chinois. Il escamote à de pauvres parens leur fils par un contrat captieux, et les renvoie très mal payés de leur coupable sacrifice. Nous verrons, du reste, une autre vente d’enfant dans un des drames traduits par M. Bazin.

Cela me conduit à la publication la plus récente et la plus considérable de toutes celles qui ont contribué à nous faire connaître la littérature dramatique de la Chine, au Théâtre chinois de M. Bazin. Il se compose, comme je l’ai dit, de quatre pièces choisies dans des genres différens.

Je commencerai par la Tunique confrontée. Un riche particulier, sa femme et son fils, sont tranquillement assis dans leur demeure, occupés à boire du vin chaud, en faisant des vers et de l’esprit sur la neige qui tombe à flocons pressés. Le père est saisi de cet enthousiasme poétique qu’inspirent aux Chinois presque tous les accidens de la nature, et qui leur dicte les métaphores hardies et souvent bizarres de leur poésie journalière. Dans son transport, il croit être au printemps, et chante : « S’il en était autrement, comment les feuilles de poirier tomberaient-elles feuille à feuille, comment les fleurs de saule voleraient-elles en tourbillon ? Les fleurs de poirier s’entassent et forment un sol argenté ; les feuilles de saule s’élèvent au ciel comme une parure ondoyante, et retombent sur la terre, etc. »

C’est dans cette exaltation, produite à la fois par les fumées du vin et celles de la poésie, qu’un Chinois aisé passe de nombreux momens, les plus agréables de son existence.

Cette famille si paisible, si heureuse, recueille, pour son malheur, un inconnu nommé Tchin-hou, au moment où il allait périr de misère et de froid ; le fils de la maison le reconnaît pour son frère adoptif et le présente à sa femme. « Que cette femme est belle ! » murmure tout bas l’étranger ; et ces mots dévoilent tout à coup ses desseins perfides.

À quelque temps de là, cette charitable famille donne des secours à un malheureux exilé qui se rend, avec un archer, au lieu de sa destination. Tchin-hou, qui trouve très déplacée la bienfaisance dont il n’est pas l’objet, arrache à ce pauvre diable l’argent et les billets de banque qu’il a reçus. Son mauvais naturel se dessine toujours davantage ; il hait celui qui l’a adopté pour frère et convoite sa belle-sœur ; par un conte absurde, il les décide à fuir avec lui dans son pays natal et à quitter leurs vieux parens. Ceux-ci vont attendre les fugitifs au bord du Fleuve-Jaune, et, après avoir tenté en vain de les retenir, coupent une tunique en deux morceaux et leur en donnent la moitié, en leur disant : « Mes enfans, prenez cette moitié ; nous garderons l’autre. Vous penserez à nous quand vous regarderez cette tunique, il vous semblera que vous voyez votre père et votre mère. Nous deux, lorsqu’à force de penser à vous nous en aurons la tête malade et le front brûlant, en voyant cette tunique, ce sera comme si nous vous voyions vous-mêmes. »

Après cette douloureuse et attendrissante séparation, un nouveau malheur vient fondre sur les vieillards délaissés ; leur maison brûle, et avec elle toutes leurs richesses sont consumées ; ils sont réduits à aller par les rues demander l’aumône en chantant.

Ici commence une série d’aventures et de rencontres romanesques, car ce drame est un drame à évènemens. Le petit-fils des deux vieillards abandonnés les retrouve dans la misère à la porte d’un couvent de bonzes, où, devenu un personnage, une excellence, il fait distribuer des alimens aux pauvres. Le banni qu’ils ont soulagé est devenu de son côté chef, et, si l’on veut, maire d’un village. On arrête le couple errant et on le conduit devant cet homme. Cependant leur fils, que Tchin-hou croyait avoir noyé dans le Fleuve-Jaune, n’est point mort et reparaît sous le costume d’un prêtre de Bouddha. C’est lui qui, dans la pagode du sable d’or, reçoit ses vieux parens sans en être reconnu. Ceux-ci, toujours occupés de leur fils qu’ils croient avoir perdu, demandent en le nommant qu’on récite pour lui des prières expiatoires, « afin qu’il passe du purgatoire dans le séjour des immortels. » Le prétendu prêtre de Bouddha reconnaît son père et sa mère, et bientôt après retrouve son épouse qu’un pieux et tendre motif amenait aussi dans la pagode ; puis son fils, devenu mandarin, arrive au même lieu, conduisant prisonnier le criminel Tchin-hou. Enfin le gouverneur de la province vient au nom de l’empereur annoncer la punition du coupable. — Ainsi se termine heureusement ce drame compliqué sur lequel le bouddhisme a mis assez fortement son empreinte.

C’est à la porte d’un couvent bouddhiste que les vieillards retrouvent leur petit-fils ; c’est dans un temple bouddhique et sous le costume d’un prêtre de cette religion qu’ils reconnaissent leur fils. Une puissance surnaturelle semble amener tous les personnages à la pagode du sable d’or où les attend l’accomplissement de leur destinée. Il est remarquable que cette pièce, plus dévote que toutes les autres, soit l’ouvrage d’une courtisane.

C’est une courtisane qui est l’héroïne d’un autre drame traduit par M. Bazin. Elle se nomme Tchang-iu-ngo. Un riche négociant est au moment de la prendre pour seconde femme, à la grande mortification de son épouse légitime. Il n’est pas facile, pour le pauvre homme, de mettre d’accord les prétentions de ces deux dames. Elles commencent, en vraies Chinoises, par se piquer sur l’étiquette. Tchang-iu-ngo fait ses conditions d’avance : « Je veux maintenant présenter mes hommages à votre femme légitime ; je lui témoignerai mon respect par quatre salutations ; elle devra recevoir la première, se lever à la seconde, et me rendre la troisième et la quatrième. » L’épouse légitime, n’ayant pas les mêmes idées sur les devoirs de la politesse envers la demoiselle, reste sur sa chaise. De là des injures et des coups. Enfin la bonne dame suffoque de colère et expire bientôt. La nouvelle épouse s’enfuit avec un misérable qui croit avoir noyé le pauvre mari. Un général achète l’enfant de celui-ci à la nourrice qui l’a sauvé, pour la somme d’une once (7 francs 50 centimes). Au bout de treize ans, son père adoptif se décide à l’éclairer sur son origine, car, dit-il, si je ne le fais pas aujourd’hui, dans quel siècle d’existence pourrai-je lui révéler ce secret si pénible : Je n’ai pas de descendans. Il apprend donc au jeune homme son histoire, et ce dernier finit par retrouver son père ; la reconnaissance se fait au moyen d’une romance que chante la nourrice et qui contient les aventures de la famille. Les deux coupables retrouvés et sur le point d’être punis se poignardent. En somme, cette composition est la plus médiocre du recueil. La vente de l’enfant offre seule quelque intérêt.

Il n’en est pas de même du Ressentiment de Teou-ngo : cette pièce offre quelques passages d’un pathétique qui ne manque pas d’une certaine grandeur. La malheureuse Teou-ngo est condamnée à mort pour un crime dont elle n’est point coupable. Au moment de son supplice, elle s’adresse au procureur-criminel qui assiste à l’exécution.

« Seigneur ! j’ai une grâce à demander à votre excellence ; si elle daigne me l’accorder, je mourrai sans regret.

LE PROCUREUR-CRIMINEL.

Quelle grâce avez-vous à demander ?

TEOU-NGO.

Je demande que l’on étale une natte blanche et que l’on permette que je me tienne debout sur cette natte ; je demande, en outre, que l’on suspende à la lance du drapeau deux morceaux de soie blanche de dix pieds de haut ; si je meurs victime d’une fausse accusation, quand le glaive de l’exécuteur tranchera ma tête, quand mon sang bouillonnant s’élancera de mon corps, ne croyez pas qu’une seule goutte de sang tombe sur la terre, car il ira rougir les morceaux de soie blanche.

LE PROCUREUR-CRIMINEL.

Je puis vous accorder cette faveur ; cela ne souffre pas de difficulté.

TEOU-NGO.

Seigneur, nous sommes maintenant dans cette saison de l’année où les hommes supportent avec peine le poids d’une chaleur excessive ; eh bien ! si je suis innocente, le ciel fera tomber par gros flocons, dès que j’aurai cessé de vivre, une neige épaisse et froide, qui couvrira le cadavre de Teou-ngo.

..........................

(Elle chante.)

« Vous dites que la chaleur est brûlante et que le ciel enflammé ne saurait laisser tomber un seul flocon. Mais n’avez-vous pas entendu parler de la neige que Heou-yeou fit voler dans le sixième mois ? Si réellement je suis remplie d’une indignation qui bouillonne comme le feu, je veux qu’elle fasse voler dans l’air, comme de légers flocons, les fleurs de l’eau glacée ; je veux que ces fleurs enveloppent mon cadavre, afin qu’on n’ait pas besoin d’un char couvert d’une étoffe unie, ni de chevaux blancs pour le transporter dans une sépulture déserte. »

L’EXECUTEUR, élevant l’étendard.

D’où vient donc cette étrange coïncidence ? Le ciel s’obscurcit. (On entend le vent qui souffle.) Voilà un vent glacial !

TEOU-NGO, elle chante.

« Nuages qui flottez dans l’air, à cause de moi obscurcissez le ciel ! Vents puissans, à cause de moi descendez en tourbillons ! Oh ! fasse le ciel que mes trois prédictions s’accomplissent. »

(L’exécuteur frappe Teou-ngo.)
LE PROCUREUR-CRIMINEL, saisi d’épouvante.

Ô ciel ! la neige commence à tomber. Voilà un évènement bien extraordinaire ! »

Il me semble que cette neige soudaine, qui tombe d’un ciel brûlant pour faire un linceul sans tache à l’innocence condamnée, est d’un bel effet poétique. De plus, ce prodige est entièrement selon la manière de voir des Chinois, qui pensent que la nature physique est dans la dépendance de la nature morale, qui regardent, par exemple, un tremblement de terre ou un débordement comme la conséquence naturelle d’une mauvaise administration.

Le cinquième acte est d’un grand effet tragique. Le vieux père de Teou-ngo, magistrat chargé de réviser les sentences judiciaires, est assis durant la nuit devant une table couverte de papiers que sa charge l’oblige à examiner. Il trouve l’arrêt qui condamne Teou-ngo. Le jugement étant rendu, l’exécution faite, c’est une affaire consommée. Il place cette pièce officielle sous les autres, et continue son travail. Cependant il pense à sa jeune fille, qu’il a perdue de vue à l’âge de sept ans, et qui portait alors un autre nom. Bientôt l’ombre vient voltiger autour de la lampe, dont elle obscurcit par momens la clarté. Chaque fois que le magistrat mouche cette lampe, l’ombre retourne les pièces officielles, et place par-dessus les autres l’arrêt qui condamne la jeune Teou-ngo au supplice capital. Le magistrat s’épouvante en voyant cette sentence reparaître constamment, comme une plainte muette, un appel silencieux. C’est quelque chose de pareil à l’ombre de Banco, que Macbeth trouve toujours à la place où il veut s’asseoir.

L’ombre se montre enfin. Le vieux magistrat, avec toute la dignité dont son office l’investit, lui adresse un interrogatoire en forme. Convaincu de l’identité et de l’innocence de la plaignante, il va s’asseoir sur son tribunal. On amène devant lui les véritables coupables. L’ombre paraît, et vient les accuser. En vain les meurtriers invoquent le puissant Lao-tseu, l’ombre continue son terrible réquisitoire et les force à confesser leur crime. Les derniers mots qu’elle prononce sont adressés à son père, auquel elle demande d’effacer le nom de Teou-ngo de l’acte de condamnation. Ce fantastique, mêlé à des scènes de procédure, produit un effet familier et terrible, qui rappelle involontairement Shakspeare, et qui en même temps est emprunté au fond même des habitudes sociales et des mœurs judiciaires de la Chine.

La plus agréable des comédies chinoises connues jusqu’à ce jour est sans contredit celle qui, dans la collection de M. Bazin, a pour titre les Intrigues d’une soubrette. Mlle Fan-sou est aussi éveillée, aussi espiègle qu’une Dorine ou qu’une Marton. De plus, elle fait des vers, sait parler le beau langage, et commente avec sa jeune maîtresse le philosophe Meng-tseu. Survient le beau Pé-ming-tchong, le modèle, non pas des cavaliers, mais des bacheliers chinois, qui cite à propos les classiques, et dont l’examen a fait quelque bruit. Comment résister à un mérite si brillant ? Aussi la jeune Siao-man en a été profondément touchée, elle a même brodé en cachette un petit sac parfumé sur lequel on lit un quatrain ; et ce quatrain, par diverses allusions pleines de finesse, exprime les sentimens de la jeune fille pour le charmant bachelier. Elle forme le projet de jeter en passant le sachet sur le seuil du pavillon dans lequel Pé-ming-tchong se livre à l’étude, ou plutôt rêve à Mlle Siao-man. Mais pour cela il faut aller dans le jardin où est le pavillon. Siao-man meurt d’envie de s’y faire entraîner par la soubrette, mais elle se garderait d’en convenir. Elle paraît tout absorbée dans ses études, et débute par une tirade qui commence ainsi : « Fan-sou, il me vient quelque chose à la mémoire. Du fleuve Ho est sortie la table, du fleuve Lo l’écriture ; quand le Yn et le Yang furent séparés, les huit Koua naquirent. Depuis Fou-hi et Chin-nong ils furent transmis de siècle en siècle jusqu’à Confucius et Mencius… Vint ensuite Hin-chi-hoang… » Et elle ajoute : « Toutes les fois que j’ouvre un livre, je sens mon cœur s’épanouir. » Voilà de belles et graves dispositions ; mais Fan-sou, la maligne soubrette, lui vante les charmes d’une promenade par une belle soirée, au milieu des fleurs, et les deux jeunes filles s’en vont gracieusement folâtrer dans le jardin. Fan-sou chante :

« Les pierres de nos ceintures s’agitent avec un bruit harmonieux ; nos petits pieds, semblables à du nénuphar d’or, effleurent mollement la terre (bis). La lune brille sur nos têtes pendant que nous foulons la mousse verdoyante (bis). La fraîcheur de la nuit pénètre nos légers vêtemens. »

Aux chants de la jeune fille répondent les sons d’une guitare. Pé-ming-tchong chante une romance pour peindre son amour, comme cet autre bachelier Lindor, auquel, du reste, il ne ressemble guère. Après l’avoir entendue, Siao-man dit avec mélancolie : « Les paroles de ce jeune homme vous attristent le cœur. » Pour la jeune soubrette, tantôt effrayée, tantôt rieuse, elle laisse malicieusement sa jeune maîtresse un instant seule. Cet instant suffit pour jeter le sachet parfumé et s’enfuir. Pé-ming-tchong sort et le trouve. Il lit le quatrain, il considère la broderie. Aucune des intentions de Siao-man n’est perdue pour un si fin connaisseur en poésie. Elle a brodé sur le sachet des nénuphars : « Je vois ce qu’il représente, dit l’ingénieux licencié. Le cœur du nénuphar porte un nom qui se prononce ngeou, comme celui qui exprime l’union de deux époux ; elle me donne à entendre qu’elle désire m’épouser. » La belle chose que les jeux de mots de la poésie chinoise ! Que ce ngeou est bien trouvé ! Qu’il est commode pour une jeune fille d’exprimer ainsi ses sentimens secrets au moyen d’un cœur de nénuphar !

Le pauvre Pé-min-tchong tombe malade d’amour. La soubrette va le trouver et lui fait de la morale. « Vous n’avez donc pas entendu dire aux bouddhistes : L’apparence est le vide, et le vide n’est autre chose que l’apparence ? — Vous ne connaissez pas cette pensée de Lao-tseu : Les cinq couleurs font que les hommes ont des yeux et ne voient pas, les cinq sons font que les hommes ont des oreilles et n’entendent pas ? — Confucius lui-même n’a-t-il pas dit : Mettez-vous en garde contre la volupté ? »

Mais Pé-min-tchong finit par l’attendrir ; et comment résister à un amoureux qui vous dit : « Ayez pitié de moi ; si vous réalisez ce mariage, je veux transmigrer dans le corps d’un chien ou d’un cheval pour vous servir dans une autre vie. »

Aussi la conversation, entamée si philosophiquement, se termine à l’européenne par une lettre que la soubrette se charge de remettre à sa maîtresse.

Celle-ci, en recevant la galante missive, affecte une grande colère, et la lit pourtant ; elle menace sa suivante de la fustiger. Fan-sou la laisse dire, puis lui montre le sachet aux nénuphars. Et alors c’est elle qui s’amuse à menacer et à effrayer sa maîtresse. Puis, changeant de ton, elle plaide chaudement la cause de l’amoureux bachelier. Elle trouve encore à son service des sentences morales. « Il vaut mieux sauver la vie d’un homme que d’élever une pagode à sept étages. »

Enfin Siao-man se décide à écrire une réponse et la remet à Fan-sou. « À qui la portes-tu ? — À madame votre mère, répond malicieusement la soubrette… Ne vous troublez pas, ajoute-t-elle, c’est au bachelier que je vais la porter. »

La lettre est en vers assez vifs et promet un rendez-vous pour la nuit.

Les paroles coquettement mystérieuses de Fan-sou achèvent de tourner la tête au pauvre inamorato.

PÉ-MIN-TCHONG.

Comment mademoiselle me traitera-t-elle cette nuit ?

FAN-SOU.

Elle sera avare de sa tendresse dans la crainte d’effacer sa beauté, et cette nuit avec vous…

PÉ-MIN-TCHONG.

Cette nuit, comment se conduira-t-elle avec moi ?

FAN-SOU l’interrompant, elle chante.

Ce mot était venu sur le bout de ma langue, véritablement je l’ai avalé.

En attendant sa belle, le jeune bomme récite une tirade de passion chinoise. Elle ne rappelle nullement la lettre écrite par Saint-Preux, dans la chambre de Julie. Mais on y trouve une certaine exaltation sentimentale et métaphorique qui montre que la Chine a ses Marini et ses Gongora. « Dans le temps de l’empereur Yao, il y avait dix soleils ; neuf tombèrent sous les coups de flèches que Y-heou sut adroitement lancer du haut du mont Kouen-lun. Il n’en resta qu’un seul, et ce fut vous, vous qui venez le matin et disparaissez le soir… Si vous vous irritez, soudain vous faites naître des nuages à l’orient et au midi, d’épais brouillards à l’occident et au nord… Perfide soleil, que ne suis-je Heou-tsi pour percer votre disque étincelant et vous faire tomber sur la terre ! »

Ce sont là de singulières imaginations d’amant. Bientôt arrive au rendez-vous la belle Siao-man, tout en grondant et même en battant un peu la pauvre soubrette qui l’y a entraînée. Mais voici la mère de Siao-man qui survient et se fâche, tance sa fille, la soubrette et le jeune lettré. Celui-ci, pour rétablir ses affaires, prend le parti d’aller au concours ; s’il revient avec le grade de licencié, quelle beauté rebelle, quelle mère intraitable pourrait lui résister ? C’est encore la soubrette qui l’y décide ; car, toute folâtre qu’elle est, elle sait, quand il le faut, parler raison.

Inspiré par son amour, le jeune homme a composé pour le concours un morceau dont l’élégance et l’éclat ne peuvent se comparer qu’aux rayons du soleil. Le président du conseil de magistrature en est si frappé, qu’il fait venir une respectable matrone qui porte le nom un peu bizarre d’entremetteuse des magistrats (il faut se souvenir que tous les mariages se font, à la Chine, par intermédiaire, et que la fonction d’entremetteur est aussi honorée que l’est le mariage lui-même). Le président ordonne à l’entremetteuse des magistrats d’arranger l’union de Siao-man et du tchoang youen ; c’est ainsi qu’on nomme le premier sur la liste des licenciés. La soubrette, présente à l’entrevue, s’amuse de la surprise des deux amans, arrivés enfin au comble de leurs vœux par la volonté impériale et l’influence toute puissante des honneurs académiques.

Ces rapides analyses et les considérations qui les précèdent suffisent peut-être pour donner une idée de la variété et de l’intérêt des ouvrages dont se compose le théâtre chinois, pour montrer quelle vive clarté ils peuvent jeter sur les mœurs, les sentimens, la tournure d’esprit et d’imagination d’un peuple extraordinaire. Il ne me reste plus qu’à exprimer un désir qui, je pense, sera partagé par le lecteur, le désir qu’on nous fasse connaître un plus grand nombre de ces curieux monumens. M. Bazin me semble appelé à poursuivre une tâche qu’il a si honorablement commencée. Le style varie tellement dans les divers genres de littérature cultivés à la Chine, qu’à moins de leur consacrer sa vie entière, on est obligé de se vouer à une classe d’ouvrages pour les comprendre parfaitement. M. Julien seul, en France et en Europe, peut, à son gré, traduire un des kings, un volume de poésie, un drame, un roman, ou un ouvrage sur la culture des mûriers. Son habile élève s’est attaché aux compositions dramatiques ; maintenant il est maître de cette portion importante de la littérature chinoise. Qu’il y concentre ses efforts, si heureux dès le début ; qu’il choisisse les plus intéressantes des cent pièces de la collection dont il vient de nous présenter ce curieux échantillon, ainsi que des autres collections qu’on possède ; qu’il donne des analyses détaillées et de judicieux extraits de celles qu’il ne traduira pas, et il aura attaché son nom à un vaste et utile travail qui ne peut manquer de mériter les suffrages du public et les encouragemens du pouvoir.


J. J. Ampère.
  1. Dans le fragment du San-koue-tchi, roman historique chinois, traduit par M. Julien, il est dit (page 147) d’une jeune fille que dès son enfance elle avait été admise parmi les comédiennes du ministre Wang-yun. Cela donnerait l’idée que le ministre avait une troupe de comédiens à lui. Mais peut-être comédienne est ici pour danseuse, chanteuse, et n’indique pas précisément une actrice dramatique.
  2. China, pag. 401.
  3. Fauqui in China, tom. II, pag. 295.
  4. Idamé. Le son d n’existe pas en chinois.
  5. Il va jusqu’à dire : « Je suis le descendant véritable des Han. »
  6. Tom. II, pag. 345.
  7. Bibl. latine-française de Panckouke, théâtre de Plaute, tom. II, pag. 375.