L’Eunuque
Cherée, amant de Pamphile.
Parmenon, esclave, et confident de Phœdrie.
Pamphile, maistresse de Cherée.
Phœdrie, amant de Thaïs.
Thaïs, maistresse de Phœdrie.
Thrason, capitan, et rival de Phœdrie.
Gnaton, parasite, et confident de Thrason.
Damis, père de Phœdrie et de Cherée.
Chremes, frère de Pamphile.
Pythie, femme de Chambre de Thaïs.
Doris, servante de Thaïs.
Dorus, eunuque.
Simalion, Donax, Syrisce, Sanga, soldats de Thrason.
L’EUNUQUE
comédie[1]
ACTE PREMIER
Scène première
Hé bien ! on vous a dit qu’elle estoit empeschée ;
Est-ce là le sujet dont vostre ame est touchée ?
Peu de choses en amour alarme nos esprits,
Mais il n’est pas besoin d’excuser ce mespris ;
Vous n’escoutez que trop un discours qui vous flate.
Quoy ! je pourrois encor brûler pour cette Ingrate
Qui, pour prix de mes vœux, pour fruit de mes travaux,
Me ferme son logis, et l’ouvre à mes rivaux !
Non, non, j’ay trop de cœur pour souffrir cette injure ;
Que Thaïs à son tour me presse et me conjure,
Se serve des appas d’un œil tousjours vainqueur,
M’ouvre, non-seulement son logis, mais son cœur,
J’aymerois mieux mourir qu’y rentrer de ma vie ;
D’assez d’autres beautez Athenes est remplie :
De ce pas à Thaïs va le faire sçavoir,
Et luy dy de ma part.
Adieu, jusqu’au revoir.
Non, non, dy-luy plustost adieu pour cent années.
Peut-estre pour cent ans prenez-vous cent journées,
Peut-estre pour cent jours prenez-vous cent momens,
Car c’est souvent ainsi que content les Amans.
Je sçauray desormais conter d’une autre sorte.
Pour s’esteindre si-tost vostre flamme est trop forte.
Un si juste dépit peut l’esteindre en un jour.
Plus ce dépit est grand, plus il marque d’amour.
Croyez-moy, j’ay de l’âge et quelque experience ;
Vous l’irez tantost voir, remply d’impatience ;
L’amour l’emportera sur cét affront receu ;
Et ce puissant dépit, que vous avez conceu,
S’effacera d’abord par la moindre des larmes
Que d’un œil quasi sec, mais d’un œil plein de charmes,
En pressant sa paupière, elle fera sortir,
Sçavante en l’art des pleurs, comme en l’art de mentir.
Et n’accusez que vous si Thaïs en abuse,
Qui, dés le premier mot de pardon et d’excuse,
Luy direz bonnement l’estat de vostre cœur ;
Que bien-tost du dépit l’amour s’est fait vainqueur,
Que vous en seriez mort s’il avoit falu feindre.
Quoy ! deux jours sans vous voir ? Ah ! c’est trop se contraindre,
Je n’en puis plus, Thaïs : vous estes mon desir,
Mon seul objet, mon tout ; loing de vous, quel plaisir ?
Cela dit, c’en est fait, vostre perte est certaine ;
Cette femme aussi-tost, fine, adroite et hautaine,
Sçaura mettre à profit vostre peu de vertu,
Et triompher de vous, vous voyant abbatu.
Vous n’en pourrez tirer que des promesses vaines,
Point de soulagement ni de fin dans vos peines,
Rien que discours trompeurs, rien que feux inconstans.
C’est pourquoy songez-y tandis qu’il en est temps :
Car, estant rembarqué, pretendre qu’elle agisse
Plus selon la raison que selon son caprice
C’est fort mal reconnoistre et son sexe et l’amour ;
Ce ne sont que procés, que querelles d’un jour,
Que tréves d’un moment, ou quelque paix fourrée,
Injure aussi-tost faite, aussi-tost reparée,
Soupçons sans fondement, enfin rien d’asseuré.
Il vaut mieux n’aymer plus, tout bien consideré.
L’amour a ses plaisirs aussi bien que ses peines.
Appellez-vous ainsi des faveurs incertaines ?
Et si pres de l’affront qui vous vient d’arriver,
Faites-vous cas d’un bien qu’on ne peut conserver ?
Si Thaïs dans sa flâme eust eu de la constance,
J’eusse estimé ce bien plus encor qu’on ne pense ;
Et, bornant mes desirs dans sa possession,
J’aurois jusqu’à l’Hymen porté ma passion.
Vous, espouser Thaïs ! Une femme inconnuë,
Sans amis, sans parens, de tous biens despouveuë,
Vefve, et contre le gré de ceux de qui la voix
Dans cette occasion doit regler vostre choix !
Ce discours, sans mentir, me surprend et m’estonne.
Je n’ay pas entrepris de blasmer sa personne :
Elle est sage, et l’accueil qu’en ont tous ses Amans
N’aboutit (je le crois) qu’à de vains complimens.
Mais…
Thaïs, quoy qu’estrangere, est de noble naissance,
Qu’importe qu’un espoux ait regné sur son cœur ?
Sa beauté, tousjours mesme est encore en[2] sa fleur.
Quant aux biens, ce soucy n’entre point dans mon ame,
Et je ne pretens pas me vendre à quelque femme
Qui, m’ayant acheté pour me donner la loy,
Se croiroit en pouvoir de disposer de moy.
En l’estat où les Dieux ont mis nostre famille,
Je dois estimer l’or bien moins qu’un œil qui brille ;
Aussi le seul devoir a contraint mon desir,
Sans que je laisse aux miens le pouvoir de choisir.
Sans doute à l’espouser j’eusse engagé mon ame ;
Ne cachons point icy la moitié de sa flâme ;
C’est à tort que des miens j’allegue le pouvoir,
Et je cede au dépit bien plus qu’à mon devoir.
Vous cedez à l’amour plus qu’à vostre colere,
Ce courroux implacable en soupirs degenere,
Vous faisiez tantost peur, et vous faites pitié.
Vostre cœur, sans mentir, est de bonne amitié,
Ce qu’il a sceu cherir, rarement il l’abhorre :
Il adoroit ses fers, il les respecte encore ;
Ces fers à leur captif n’ont rien qu’à se montrer,
Qui n’en sort qu’à regret est tout prest d’y rentrer.
Tay-toy, j’entends du bruit ; quelqu’un sort de chez elle.
Que vous faites bon guet !
Si c’estoit ma cruelle ?
Déja vostre, bons Dieux !
Ah !
Retenez vos pleurs.
Je sçay qu’elle est perfide, et je l’ayme, et je meurs,
Et je me sens mourir, et n’y vois nul remede,
Et craindrois d’en trouver, tant l’amour me possede.
L’aveu me semble franc, libre, net, ingenu.
Tu vois en peu de mots mes sentiments à nu.
Si je les voyois seul, encor seriez-vous sage ;
Mais cette femme en voit autant ou davantage,
Et connoist vostre mal ; non pas pour vous guerir.
Je ne vois rien d’aisé comme d’en discourir ;
Mais si tu ressentois une semblable peine,
Peut-estre verrois-tu ta prudence estre vaine.
Au moins, s’il faut souffrir, endurez doucement,
L’amour est de soy-mesme assez plein de tourment,
Sans que l’impatience augmente encor le vostre.
Au chagrin de ce mal n’en adjoustez point d’autre :
Aymez tousjours Thaïs, et vous aymez aussi.
Le conseil en est bon, mais…
Quoy mais ?
La voicy.
Sa presence met donc vos projets en fumée ?
Pour ne te point mentir, mon ame en est charmée.
Scène 2
Ah, Phœdrie ! Hé, bons Dieux ! Quoy, vous voir en ce lieu !
Vraiment vous avez tort : que n’entrez-vous ?
Adieu.
Adieu ! le mot est bon, et vaut que l’on en rie.
Quoy, Thaïs, à l’affront joindre la raillerie !
C’est trop.
De quel affront entendez-vous parler ?
Voyez, qu’il lui sied bien de le dissimuler !
Pour le moins dites-moy d’où vient vostre colere !
Me gardiez-vous, ingrate, un refus pour salaire ?
Apres tant de bien-faits, apres tant de travaux,
M’exclure, et recevoir je ne sçay quels rivaux !
Je ne puis autrement, et j’estois empeschée.
Encor si comme moy vous en estiez touchée,
Ou bien si comme vous je pouvois m’en mocquer !
Vous estes delicat, et facile à picquer.
Escoutez mes raisons d’un esprit plus tranquille ;
Pour quelque autre dessein l’excuse estoit utile,
Et vous l’approuverez vous-mesme asseurement.
Elle aura par amour renvoyé nostre amant,
Et par haine sans doute admis l’autre en sa place.
Parmenon pourroit-il me faire assez de grace
Pour n’interrompre point un discours commencé ?
Oüy, mais rien que de vray ne vous sera passé.
Pour vous mieux desbrouiller le nœud de cette affaire,
Je prendray de plus haut le recit qu’il faut faire.
Quoy qu’on ignore icy le nom de mes parens,
Ils ont en divers lieux tenu les premiers rangs,
Samos fut leur patrie, et Rhodes leur demeure.
Tout cela peut passer, je n’en dis rien pour l’heure,
Il faut voir à quel point vous voulez arriver.
Là, tandis que leurs soins estoient de m’élever,
On leur fit un present d’une fille inconnuë
Qui dans Rhodes estoit pour esclave tenuë.
Bien qu’elle fust fort jeune, et n’eût lors que quinze ans,
Elle nous dit son nom, celuy de ses parens,
Qu’on l’appelloit Pamphile, et qu’elle estoit d’Attique,
Que ses parens avoient encor un fils unique,
Qu’il se nommoit Chromer, que c’estoit leur espoir ;
C’est tout ce que l’on pût à cet âge en sçavoir.
Chacun jugeoit assez qu’elle estoit de naissance ;
Son entretien naïf et remply d’innoncence,
Mille charmes divers, sa beauté, sa douceur,
Me la firent cherir à l’egal d’une sœur.
Dés qu’elle fut chez nous, on eut soin de l’instruire ;
Pour moy, comme j’estois d’un âge à me conduire,
À peine on eut appris qu’on me vouloit pourvoir,
Qu’un jeune homme d’Attique, estant venu nous voir
Me recherche, m’obtient, m’amene en cette ville,
Où, lors que je croyois nostre Hymen plus tranquille,
Il mourut, et laissant tout mon bien engagé,
De mille soins fascheux mon cœur se voit chargé.
Ils accrurent le dueil de ce court Hymenée ;
Et comme on voit aux maux une suite enchaînée,
Le sort, pour m’accabler de cent coups differens,
Causa presque aussi-tost la mort de mes parens ;
Un mal contagieux les eut privé de vie
Avant que de ce mal je pusse estre avertie.
Leur bien jusques alors assez mal ménagé,
D’un oncle que j’avois ne fut point negligé ;
Avec nos creanciers il en fait le partage,
Et sceut de mon absence avoir cet avantage.
Je l’appris sans dessein de l’aller contester :
L’ordre que dans ces lieux je devois apporter
(Bien moins que le regret d’une mort si funeste)
Fit qu’en perdant les miens, j’abandonnay le reste.
J’en observay le deuil qu’exigeoit mon devoir :
Tout un an se passa sans qu’aucun pût me voir ;
Enfin, nostre Soldat vint m’offrir son service ;
Loin de me consoler ce m’estoit un supplice.
Vous sçavez qu’on ne peut le souffrir sans ennuy ;
Je l’ay pourtant souffert, esperant quelque appuy.
Vous tirez de mon Maistre encor plus d’assistance.
Je l’avouë et voudrois qu’une autre recompense
Esgalast les bien-faits dont il me sçait combler.
Helas ! le pauvre Amant commence à se troubler
Te tairas-tu ? Thaïs, achevez je vous prie.
Au bout de quelque temps Thrason fut en Carie ;
Et vous sçavez qu’à peine il estoit délogé,
Qu’on vous vit à m’aymer aussi-tost engagé :
Vous me vintes offrir et credit et fortune,
J’en estimay deslors la faveur peu commune ;
Et vous n’ignorez pas combien, depuis ce jour,
J’ay tesmoigné de zele à gagner vostre amour.
Je croy que Parmenon n’a garde de se taire
En pouriez-vous douter ? Mais où tend ce mistere ?
Tu le sçauras trop tost pour ton[3] contentement.
Escoutez-moy, de grace, encor un seul moment !
Thrason, nostre soldat, battu par la tempeste,
Au port des Thodiens jette l’ancre et s’arreste,
Va voir nostre famille, y trouve encor le deuil,
Mes parens depuis peu renfermez au cercueil,
Mon oncle ayant mes biens, cette fille adoptive
Preste d’estre venduë, et traittée en captive.
Il l’achete aussi-tost pour me la redonner,
Revient en ce païs, où quelque Parasite
Luy dit qu’en son absence on me rendoit visite ;
Que, s’il avoit dessein de me donner ma sœur,
Le present meritoit quelque insigne faveur.
Ne vaudra-t-il pas mieux qu’on luy laisse Pamphile ?
Je me resous à suivre un conseil plus utile.
Vous sçavez qu’en ce lieu je n’ay point de parens,
Qu’il me peut chaque jour naistre cent differens ;
Et bien que vous preniez contre tous ma défence,
Souvent un contre tous peut manquer de puissance :
Souffrez donc que je cherche un appuy loin des miens.
Je n’en sçaurois trouver qu’en la rendant aux siens.
Je ne puis l’obtenir sans quelque complaisance :
Il faut donc vous priver deux jours de ma presence,
La peine en est legere, et ce temps achevé,
Le reste vous sera tout entier conservé.
Gagne cela sur toy, de grace, je t’en prie.
Tu ne me respons rien, dy moy, mon cher Phœdrie ?
Que pourrois-je respondre (ingrate) à ces propos ?
Voyez, voyez Thrason ; je vous laisse en repos ;
Faites luy la faveur qu’un autre a meritée :
C’est où tend cette histoire assez bien inventée.
Une fille Inconnuë est prise en certains lieux ;
On nous en fait present, elle charme nos yeux ;
Thrason vient à m’aymer, vous me rendez visite ;
Il me quitte, il apprend nos feux d’un Parasite :
Les miens perdent le jour, mon oncle prend mes biens,
Vend la fille à Thrason, je la veux rendre aux siens ;
Et cent autres raisons l’une à l’autre enchaînées,
Puis en fin, de me voir privez-vous deux journées.
C’estoit donc là le but où devoit aboutir
La fable que chez vous vous venez de bastir ?
Sans perdre tant de temps, sans prendre tant de peine,
Que ne me disiez-vous : J’ayme le Capitaine ?
N’opposez point vos feux à cet ardent desir.
Vous aurez plustost fait d’endurer qu’à loisir
Je contente l’ardeur que pour luy j’ay conceuë.
Dites, si vous voulez, que la vostre est deceuë,
Prenez-en pour tesmoins les hommes et les Dieux :
Pourveu qu’incessamment il soit devant mes yeux,
Il m’importe fort peu de passer pour parjure.
Je vous ayme, et pour vous je souffre cette injure.
Vous m’aymez ! c’est en quoy mon esprit est confus ;
L’amour peut-il souffrir de semblables refus ?
Je ne vous répons point, de peur de vous déplaire,
Il faut que ma raison cede à vostre colere.
Je ne veux point de temps, non pas mesme un seul jour ;
Je renonce à ma sœur plustost qu’à vostre amour.
Plustost qu’à mon amour ! Ah ! si du fond de l’ame
Ce mot estoit sorty…
Doutez-vous de ma flâme ?
J’auray lieu d’en douter si, ce terme finy,
Tout autre Amant que moy de chez-vous n’est bany.
Quel terme ?
De deux jours.
Ou trois.
Cet ou me tue.
Ostons-le donc.
Cede aux charmes d’un mot : je l’avois bien preveu.
À ce que vous sçavez aujourd’hui j’ay pourveu.
Vostre sœur peut avoir un Eunuque aupres d’elle
J’en viens d’acheter un qui me semble fidelle,
Et tantost Parmenon viendra pour vous l’offrir.
Souffrez vostre Soldat, puis qu’il faut le souffrir ;
Mais ne le souffrez point sans beaucoup de contrainte :
Donnez-luy seulement l’apparence et la feinte ;
Pendant vos complimens, songez à vostre foy ;
De corps aupres de luy, de cœur aupres de moy.
Revez incessamment, chez-vous soyez absente.
Vous ne demandez rien que Thaïs n’y consente ;
Et ce point ne sçauroit vous estre refusé.
Adieu.
Comment ! si-tost ?
Pour attraper nostre homme a d’art et de soupplesse !
Vous voyez mon amour en voyant ma foiblesse ;
Je ne vous puis quitter que les larmes aux yeux :
Soyez tousjours, Phœdrie, en la garde des Dieux.
Scène 3
Est-il dans l’Univers innocence pareille ?
Qui la condamneroit en luy prestant l’oreille ?
Que Thaïs a sujet de se plaindre de moy !
C’est un chef-d’œuvre exquis de constance et de foy.
N’as-tu pas veu ses yeux laisser tomber des larmes ?
Pour guerir mon soupçon qu’ils emploioient de charmes !
En matiere de femme, on ne croit point aux pleurs ;
Un serpent (je le gage) est caché sous ces fleurs.
Non, non, pour ce coup-cy je dois estre sans crainte :
Ce qu’en obtient Thrason marque trop de contrainte ;
Peut-estre le voit-elle afin de l’espouser ;
En ce cas, c’est moy-seul que je dois accuser.
Que n’ay-je decouvert le fond de ma pensée !
Dans un plus haut dessein je l’eusse interessée,
Elle auroit bien tost sceu m’asseurer de sa foy,
Bannir tous ses amans, ne vivre que pour moy,
Puis que sans cet espoir tu vois qu’on me prefere.
Les deux jours expirez, je propose l’affaire ;
Il faut ouvrir son cœur, et ne point tant gauchir.
Que diront vos parens ?
Du moins nous attendrons que la Parque cruelle
M’ait par un coup fatal rendu libre comme elle.
Éloignent les destins ce coup qu’il faudra voir,
Et fassent que d’ailleurs depende mon espoir !
D’une ou d’autre façon, je suivray cette envie,
Dont tu vois que depend tout le cours de ma vie.
Censure mon projet, ravale sa beauté,
Dy ce que tu voudras, le sort en est jetté.
Montre luy cependant l’Eunuque, sans remise ;
Et de peur qu’à l’abord Thaïs ne le méprise,
Soingne avant que l’offrir qu’il soit mieux ajusté,
Et que par ton disours son prix soit augmenté :
Dy qu’on l’a fait venir des confins de l’Asie,
Qu’on l’a pris d’une race entre toutes choisie,
Qu’il chante, et sçait joüer de divers instrumens.
Accompagne le dons de quelques complimens :
Jure que pour Maistresse il merite une Reyne,
Que Thaïs l’est aussi (regnant en Souveraine
Sur tous mes sentimens) et mille autres propos.
Tenez le tout pour fait, et dormez en repos.
S’il se peut ; mais aux champs aussi bien qu’à la ville
Je sens que mon esprit est tousjours peu tranquille ;
Il me faut toutesfois éprouver aujourd’huy
Ce qu’ils auront d’appas à flatter mon ennuy.
À vostre prompt retour nous en sçaurons l’issuë.
Peut-estre verras-tu ta croyance deceuë.
Seulement pren le soin…
Allez, je vous entends.
Scène 4
Ah ! combien l’amour change un homme en peu de temps !
Devant que le hazard eust offert à sa veuë
Les fatales beautez dont Thaïs est pourveuë,
Cet Amant n’avoit rien qui ne fust accomply ;
De loüables desirs son cœur estoit remply ;
Il ne prenoit de soin que pour la republique,
Et mesme le ménage, où trop tard on s’applique,
De ses plus jeunes ans n’estoit point negligé.
Aujourd’huy qu’une femme à ses loix l’a rangé,
Ce n’est qu’oisiveté, que crainte, que foiblesse ;
Le nombre des amis, la grandeur, la noblesse,
Et tant d’autres degrez pour un jour parvenir
Au rang que ses ayeuls[4] ont jadis sceu tenir,
Sont des noms odieux dont cette ame abatuë
A tousjours craint de voir sa flâme combatuë ;
Et quelque bon dessein qu’en fin il ait formé,
Il ne sçauroit quitter ce logis trop aymé.
Ne s’en revient-il pas me changer de langage ?
Scène 5
Sans mentir, c’est à vous d’entreprendre un voyage,
Quoy ! desja de retour ! Vous sçavez vous haster.
Pour te dire le vray, j’ay peine à la quitter.
Du lieu d’où vous venez dites-nous quelque chose,
Les champs auroient-ils fait une metamorphose ?
Et depuis le long temps que vous estes party,
Ce violent desir s’est-il point amorty ?
Pourquoy s’embarasser d’un voyage inutile ?
Si Thrason dés l’abord fait present de Pamphile,
Thaïs ayant sa sœur peut luy manquer de foy.
Mais s’il retient aussi Pamphile aupres de soy,
Connoissant de Thaïs les faveurs incertaines ?
Ne puis-je pas toujours attendre dans Athenes ?
Deux jours sans vous montrer ?
Quatre, s’il est besoin.
Du bon-heur d’un rival vous seriez le tesmoin ?
À te dire le vray, ce seul penser me tuë,
Et vois[5] bien qu’il vaut mieux m’éloigner de leur veuë.
Adieu.
Combien de fois voulez-vous revenir ?
J’obmettois, en effet, qu’il te faut souvenir
De m’envoyer quelqu’un, si Thaïs me rappelle,
Mais que le messager soit discret et fidelle,
Et surtout diligent, c’est le principal point ;
Pour toy, pren garde à tout, et ne t’épargne point.
Je n’ay que trop d’employ, n’ayez peur que je chome.
À propos, pren le soin de bien stiller nostre homme.
Quel homme ?
Nostre Eunuque.
À servir d’espion ?
Il le faut employer dans cette occasion.
Que de desseins en l’air son ardeur se propose !
Je sçavois bien qu’encor j’oubliois quelque chose :
Aux valets de Thaïs, tien, fay quelque present ;
C’est de tous les secrets le meilleur à present.
Est-ce là le dépit conceu pour cette injure ?
N’avez-vous fait serment que pour estre parjure ?
Voudrois-tu que jamais on ne pût m’appaiser.
Vostre bon naturel ne se peut trop priser :
Qui pardonne aisement merite qu’on le louë.
Vrayment je suis d’avis qu’un Esclave me jouë
Qu’il tranche du railleur, qu’il fasse l’entendu.
Quoy, vous voulez qu’encor tout cecy soit perdu ?
Garde bien au retour de m’en rendre une obole.
Vous serez obey, Monsieur, sur ma parole.
Je l’entens d’autre sorte, et veux qu’on donne à tous.
Nous pouvons leur donner, et retenir pour nous.
Adieu, que du Soldat sur tous[6] il te souvienne.
Fuyons viste d’icy, de peur qu’il ne revienne.
ACTE II
Scène 1
Que le pouvoir est grand du bel art de flatter !
Qu’on voit d’honnestes gens par cet art subsister !
Qu’il s’offre peu d’emplois que le sien ne surpasse !
Et qu’entre l’homme et l’homme il sçait mettre d’espace !
Un de mes compagnons, qu’autresfois on a veu
Des dons de la fortune abondamment pourveu,
Qui, tenant table ouverte, et toujours des plus braves,
Vouloit estre servi par un monde d’esclaves,
Devenu maintenant moins superbe et moins fier,
S’estimeroit heureux d’estre mon estafier.
N’aguere, en m’arrestant, il m’a traitté de maistre ;
Le long temps et l’habit me l’ont fait méconnoistre,
Autant qu’il estoit propre, aujourd’huy negligé,
Je l’ay trouvé d’abord tout triste et tout changé.
Est-ce vous ? (ay-je dit), aussi-tost et tout changé.
Les malheurs qui causoient son chagrin et sa honte ;
Qu’ayant esté d’humeur à ne se plaindre rien,
Ses dents avoient duré plus long-temps que son bien,
Et qu’un jeûne forcé le rendoit ainsi blesme.
Pauvre homme ! n’as-tu point de resource en toy-mesme
(Ay-je respondu lors), et ton cœur abatu
Manque-t-il au besoin d’adresse et de vertu ?
Compare à ce tein frais ta peau noire et flestrie ;
J’ay tout, et je n’ay rien que par mon industrie.
À moins que d’en avoir pour gagner un repas,
Les morceaux tout rotis ne te chercheront pas.
En fin veux-tu disner n’ayant plus de marmite,
Imite mon exemple, et fay toy Parasite ;
Tu ne sçaurois choisir un plus nombre mestier.
Gardez-en (m’a-t-il dit) le profit tout entier ;
On ne m’a jamais veu ny flatteur, ny parjure :
Je ne sçaurois souffrir ny de coup, ny d’injure ;
Et, lors que j’ay d’un bras senty la pesanteur,
Je n’en suis point ingrat envers mon bien-faicteur.
D’ailleurs faire l’Agent, et d’amour s’entremettre,
Couleur dans une main le present et la lettre,
Preparer les logis, faire le compliment,
Quand Monsieur est entré, sortir adroitement,
Avoir soin que tousjours la porte soit fermée,
Et manger, comme on dit, son pain à la fumée,
C’est ce que je ne puis ny ne veux pratiquer.
Adieu. Moy de sourire, et luy de s’en piquer.
Il s’en trouver (ay-je dit) qu’à bien moins on oblige,
Et c’est là le vieux jeu qu’à present je corrige.
On voit parmy le monde un tas de sottes gens
Qui briguent des flatteurs les discours obligeans :
Ceux-là me duisent fort, je fuis ceux qui sont chiches,
Et cherche les plus sots, quand ils sont les plus riches.
Je les repais de vent que je mets à haut pris ;
Prens garde à ce qui peut allecher leurs esprits ;
Sçais tousjours applaudir, jamais ne contredire ;
Estre de tous avis, en rien ne les dédire ;
Du blanc donner au noir la couleur et le nom ;
Dire sur mesme point tantost oüy, tantost non.
Ce sont icy leçons de la plus fine estoffe.
Je commente cet art, et j’y suis philosophe :
Le livre que j’en fais aura, sans contredit,
Plus que ceux de Platon, de vogue et de credit.
Nous nous sommes quittez, remettant la dispute.
J’ay quelque ordre important qu’il faut que j’execute,
De la part d’un Soldat que je sers à present :
Je vais trouver Thaïs, et luy faire un present ;
Il est tel que mon ame en est presque tentée :
C’est une jeune Esclave à Rhodes achetée ;
L’âge en est de seize ans, l’embonpoint d’un peu plus,
La taille en marque vingt, et pour moy, je conclus
Qu’elle soit (et pour cause) en vertu d’Hymenée,
Aux desirs d’un espoux bien-tost abandonnée,
Ou je crains fort d’en voir quelque autre possesseur.
Ce grand abord de gens au logis de sa sœur,
Le scrupule des noms d’ingrates et de cruelle,
De ces cœurs innocens la pitié criminelle,
Cent autres ennemis d’un lionneur mal gardé,
Marquent le sien perdu, du moins fort hazardé.
Mais entr’ eux le desbat ; n’estant point ma parente,
La suite m’en doit estre au moins indifferente ;
L’exposant au danger sans crainte et sans soucy,
Je m’en vais la querir dans un lieu prés d’icy ;
Et plust à quelque Dieu qu’en passant par la ruë,
Du rival de mon maistre elle fust apperceuë !
Voicy son Parmenon qui s’avance à propos ;
Pour peu qu’il tarde icy, nous en dirons deux mots.
Scène 2
Nostre Amant, ayant dit mille fois en une heure :
Quoy ! s’éloigner des lieux où mon ame demeure !
N’iray-je pas ? Iray-je ? en fin s’est hazardé ;
Et mille fois encor m’a tout[7] recommandé :
Que je prenne bien garde au nombre des visites
Qu’on peut rendre en personne, ou bien par parasites ;
Qu’aux environs d’icy nul ne fasse un seul tour
Dont mon livre chargé ne l’instruise au retour ;
Et que, si je surprens le Soldat aupres d’elle,
Je tienne des clains-d’œil un registre fidelle,
Escrive leur propos de l’un à l’autre bout,
Ne laisse rien passer, et sois present à tout :
(Car le sage ne doit qu’à soy-mesme s’attendre[8]).
C’eust esté pour quelque autre un plaisir de l’entendre ;
Moy, qui sans cesse marche, et qui trotte, et qui cours,
Je ne ris qu’à demy de semblables discours,
Et je souhaiterois, du fond[9] de ma pensée,
Que le Dieu Cupidon eust la teste cassée :
Cela feroit grand bien aux pieds de cent valets.
J’approche de Thaïs, et voici son palais.
Quoy ! j’apperçois aussi nostre flateur à gage !
Scène 3
Avance, homme de bien !
Contemple ce visage.
Le coquin parle en Prince, et n’est qu’un gueux parfait.
Tu te penses moquer, je suis Prince en effet.
Des fous, cela s’entend.
Qui sous moy ne deust faire un an d’apprentissage.
En quel art ?
De goinffrer.
Si tu peux y sçavoir quelque secret nouveau,
Il n’est point d’industrie à l’égal de la tienne.
Va, tu merites bien que je t’en entretienne ;
Seulement traittons-nous un mois à tes despens.
Volontiers ; mais dy-moy, sans me mettre en suspens,
Quelle est cette beauté qu’en triomphe tu menes ?
Celle qui va bien-tost t’espargner mille peines.
Je te trouve honneste homme, et suis fort ton valet ;
D’un mois, par mon moyen, ny lettre, ny poulet,
Ny billet à donner, ny response à pretendre.
Je commence, Gnaton, d’avoir peine à t’entendre.
Ny nuits à faire guet avec tes yeux d’Argus.
Tu me gesnes l’esprit par ces mots ambigus ;
Veux-tu bien m’obliger ?
Comment ?
De grace, acheve.
Avec toy pour un mois les courses ont fait tréve.
Je le crois ; mais encor, dy m’en quelque raison.
Thaïs, par ce present, sera toute à Thrason.
Je veux qu’il soit ainsi, quelle en sera la suite ?
Pour un homme subtil, et si plein de conduite,
Tu devrois penetrer et voir un peu plus loin ;
Je veux, encore un coup, te delivrer de soin.
Thrason voyant Thaïs, ceux dont elle est aymée
Peuvent tous s’asseurer que sa porte est fermée,
Ton maistre comme un autre ; et tu n’entendras plus
Ny souhaits impuissans, ny regrets superflus ;
Ny : Quel est ton avis ? ny : Fay luy tel message.
Ah ! combien voit de loin l’homme prudent et sage !
J’avois peine à comprendre où tendoit ce propos ;
Mais, grace aux immortels, j’auray quelque repos.
Dy graces à Gnaton.
Et rien pour cette belle ?
À propos, que t’en semble ?
Du bout du doigt à peine on ose luy toucher.
Nul mortel que Thrason n’a droit d’en approcher.
Pour un si rare objet on peut tout entreprendre.
Dieux ! quelle patience il faut pour les entendre !
Gnaton, conduy moy viste, et ne te raille point.
De grace, escoute moy, je n’ay plus qu’un seul point.
Dy ce que tu voudras.
Quel est son nom ?
Pamphile.
Point d’autre ?
Que t’importe ?
Depuis un fort long temps ?
Ton caquet m’estourdit.
Sçauray-je son païs, son âge ?
Est-ce tout dit ?
Tu te fais trop prier, n’estant pas si beau qu’elle.
Te confondent les Dieux et toute ta sequele !
Je te sauve un gibet, te souhaitant cecy.
Ton bon vouloir merite un ample grand-mercy :
Un jour nous t’en rendrons quelque digne salaire.
Tu le peux sans tarder. Mais n’as-tu point affaire ?
Pour toy, quand j’en aurois, je voudrois tout quiter.
De ce pas à Thaïs vien donc me presenter,
Sers moy d’Introducteur.
Entre seul, tu le peux.
Et garde qu’on ne laisse entrer dans la maison
Quelque autre messager que celuy de Thrason ;
Je t’en donne l’avis, comme amy de ton maistre :
Et peut-estre qu’un jour il sçaura reconnoistre
De quelque bon repas ce conseil important.
Encor deux jours de vie, et je mourray content.
Il te faut bien un mois à la bonne mesure.
Non, non, je te rendray ces mots avec usure
Dans deux jours au plus tard.
Nous le verrons. Adieu.
Mon galand est party, qu’ay-je affaire en ce lieu ?
J’avois dessein de voir cette sœur pretenduë,
Et je me trompe fort, ou c’est peine perduë
De s’en aller offrir, apres un tel present,
Nostre vieillard fletry, chagrin et mal-plaisant ;
Mais il faut obeïr.
Scène 4
Où courez-vous, Cherée ?
C’en est fait, Parmenon, ma perte est asseurée.
Comment ?
L’as-tu point veuë en passant par ces lieux ?
Qui ?
N’a rien fait que paroistre, et s’est evanoüie.
Vous en avez la veuë encor toute éblouie.
O Dieux ! Mais où chercher ? Que le maudit procez
Puisse avoir quelque jour un sinistre succez !
Comment ? quoy ? quel procez ?
Ah ! si tu l’avois veuë !
Et qui ?
Cette beauté de mille attraits pourveuë.
Hé bien ?
Ne peut souffrir qu’un cœur luy resiste un moment.
Ne me parle jamais de tes beautez communes,
Leurs caresses me sont à present importunes ;
Rien que de celle-cy mon cœur ne s’entretient.
Vrayment ! c’est à ce coup que le bon homme en tient.
L’un de ses fils aymoit ; l’autre, plein de furie,
Passera les transports de son frere Phœdrie.
De l’humeur dont je sçay que le cadet est né,
Ce ne sera que jeu, dans deux jours, de l’aisné.
Aussi ne sçauroit-il avoir l’ame charmée
Des traits d’une beauté plus digne d’estre aymée.
Peut-estre.
En doutes-tu ?
Vous aymez !
À tel point, que si d’un prompt secours…
Tout beau ; demeurons-là, ne marchons pas si viste ;
Où pretendez-vous donc ce soir aller au giste ?
Helas ! s’il se pouvoit, chez l’aymable beauté.
Certes, pour un malade il n’est point dégouté.
Tu ris, et je me meurs.
Faudroit-il apporter au mal qui vous possede ?
De ce mot de remede en vain tu m’entretiens,
Si par tes prompts efforts bien-tost je ne l’obtiens ;
Tu m’as dit tant de fois : Essayez mon adresse ;
Vostre âge le permet, aymez, faites maistresse.
J’ayme, j’en ay fait une : acheve, et montre moy
Que mon cœur se pouvoit engager sur ta foy.
Je l’ay dit en riant et sans croire vostre ame,
Pour un discours en l’air, susceptible de flame.
Qu’il ait esté promis ou de bon, ou par jeu,
Si tes soins, Parmenon, ne me livrent dans peu
Cette mesme beauté qui captive mon ame,
Je ne vois que la mort pour terminer ma flame.
Depeignez-la moy donc.
Elle est jeune, en bon point.
Celuy qui la menoit ?
Je ne le connois point.
Le nom d’elle ?
Aussi peu.
Son logis ?
Tout de mesme.
Vous ne sçavez donc rien ?
Rien, sinon que je l’ayme.
Me voila bien instruit, quel chemin ont-ils pris ?
Tandis qu’elle arrestoit mes sens et mes esprits,
Nostre hoste Archidemide, avec son front severe,
Est venu m’aborder, et m’a dit que mon pere
Ne faillist pas demain d’estre son défenseur
Contre l’injuste effort d’un puissant agresseur ;
Et, comme les vieillards sont longs en toute chose,
D’un recit ennuieux il m’a déduit sa cause,
Tant, qu’apres nostre adieu je n’ay plus apperceu
L’objet de ce desir qu’en passant j’ay conceu.
C’est estre malheureux.
Autant qu’homme du monde.
Vous l’avez bien maudit ?
Depuis plus de deux ans nous ne nous estions veus.
Il se rencontre ainsi des malheureux impreveus.
Celuy qui la menoit est quelque homme de mine ?
Rien de moins. Tu le croyrois un pilier de cuisine,
Et luy seul, sans mentir, est aussi gras que deux.
Son habit ?
Fort usé.
Leur train ?
Je n’ay veu qu’eux.
C’est elle asseurément.
Qui ?
Je connois maintenant l’objet de vostre flame
L’as-tu veuë ?
Elle-mesme.
Et tu sçais son logis ?
Je le sçay.
Parmenon, dy-le moy.
Comme ils venoient d’entrer, je vous ay veu paraistre,
C’est un don que luy fait le rival de mon maistre.
Il doit estre puissant.
Plus en bruit qu’en effet.
Qu’il m’en fasse un pareil, j’en seray satisfait.
On vous croit sans jurer.
Je n’y vois point pour luy sujet de raillerie.
Qui sçauroit son present le pleindroit beaucoup plus.
Quel present ?
Sans esprit, sans vigueur, sans barbe, sans perruque,
Un spectre, un songe, un rien, pour tout dire, un Eunuque
Dont encor il pretend, contre toute raison,
Pouvoir contrecarrer le present de Thrason.
Si l’on nous laisse entrer, je veux perdre la vie.
S’il est aussi receu, qu’il me donne d’envie !
Vous preservent les Dieux d’un heur pareil au sien !
Ce seroit pour Pamphile un mauvais entretien.
Quoy, garder une fille et si jeune et si belle !
Coucher en mesme chambre, et manger aupres d’elle,
La voir à tout moment sans crainte et sans soupçon ;
Tu ne voudrois pas estre heureux de la façon ?
Vous pouvez aisément avoir cette fortune :
La ruse est asseurée autant qu’elle est commune.
D’un voyage lointain depuis peu revenu,
Sans doute chez Thaïs vous estes inconnu ;
Il faut prendre l’habit que nostre Eunuque porte ;
Vous passerez pour luy, deguisé de la sorte.
Vostre menton sans poil y doit beaucoup ayder.
Et l’on me donnera cette belle à garder ?
Et sans doute à garder vous aurez cette belle ;
Mais apres ?
Boire, manger, dormir, luy parler en secret.
Usez-en tout au moins comme un homme discret.
Tu ris ?
Vous vous croyez dedans avant qu’estre à la porte :
Et, sans sçavoir encore quelle est cette beauté,
D’un espoir amoureux vostre cœur est flaté :
Il faut auparavant s’acquerir une entrée.
L’échange proposé me la rend asseurée.
Oüy, s’il se pouvoit faire.
À d’autres, Parmenon !
Quoy ! vous avez donc creu que c’estoit tout de bon
Tout de bon ou par jeu, derechef il n’importe,
Et si je ne l’obtiens ou d’un ou d’autre sorte,
Je suis mort.
Pesez, encore un coup, la grandeur du danger.
Trop de raisonnement peut nuire en telle affaire :
L’occasion se perd tandis qu’on delibere ;
Un autre la prendra, j’en auray du regret.
Mais au moins pourez-vous me garder le secret ?
Ne crain rien.
De quelque bon succez cette haute entreprise.
Amour ! si sa beauté peut s’offrir à mes sens,
Tu ne manqueras plus ny d’autels, ny d’encens.
ACTE III
Scène 1
Il faut dire le vray, j’en voulois à Pamphile ;
Et, bien que pour Thaïs un amour plus facile
Estouffast celle-cy presqu’encor au berceau,
Sans mentir, j’ay regret de perdre un tel morceau.
Je ne sçais quel remors tient mon ame occupée ;
Mais encore estre ainsi de mes mains échappée ;
C’est le comble du mal, et souffrir qu’un enfant
Des lacs d’un vieux routier se sauve en triomphant.
Me preservent les Dieux d’une beauté naissante !
Il n’est point de methode en amour si puissante
Qui ne fust inutile à qui s’en picqueroit :
Souvent ces jeunes cœurs sont plus durs qu’on ne croit.
Pour gagner son amour, je ne sçais point de voye ;
C’est un fort à tenir aussi long-temps que Troye.
J’aurois, sans me vanter, depuis qu’elle est chez moy,
Reduit à la raison quatre filles de Roy.
J’eusse pû l’espouser, mais je fuis la contrainte ;
Le seul nom de l’Hymen me fait fremir de crainte ;
Et je ne voudrois pas que mon cœur fust touché
De l’espoir d’un Royaume à Pamphile attaché.
Rien n’est tel, à qui craint une femme importune,
Que de vivre en soldat, et chercher sa fortune.
On se pousse par tout, on risque sans souci,
Et qui n’y gagne rien n’y peut rien perdre aussi.
Mais rarement Thrason se pleint-il d’une Dame :
Jusqu’icy peu d’objet ont regné sur son ame
Sans payer son amour d’une ou d’autre façon.
Phœdrie en pouroit bien avoir quelque leçon ;
Je n’en pense pas plus, n’estant point d’humeur vaine.
Voyons si nostre Agent aura perdu sa peine :
Le voicy qui s’approche.
Scène 2
Hé bien, qu’as-tu gagné ?
Que de peine, Seigneur, vous m’avez espargné !
Je vous allois chercher au port et dans la place.
Tu me rapportes donc des actions de grace ?
Le faut-il demander ? J’en suis tout en chaleur.
Enfin le don luy plaist ?
Que pour venir de vous, c’est là ce qui la touche,
Et ce qu’à tous momens elle a dedans la bouche,
Comme un des plus grands biens qu’elle ait jamais receus :
Vous ririez de l’ouyr triompher là-dessus.
Ce qui vient de ma part cause ainsi de la joye ;
J’ay cent fois plus de gré d’un bouquet que j’envoye,
Qu’un autre n’en auroit de quelque don de prix,
Fust-ce mesme un thresor.
Il n’est, à bien parler, que maniere à tout faire.
D’un travail de dix ans ce que le sot espere,
L’honneste homme, d’un mot, le luy viendra ravir.
Aussi le Roy m’employe, et j’ay sceu le servir
À la guerre, en amour, aupres de ses Maistresse,
Quoy que j’eusse souvent ma part de leurs caresses.
Mais s’il l’apprend aussi ?
Je ne découvre pas à tous un tel secret.
Tout bas, se tournant.
C’est fait en homme sage. Il l’a dit à cent autres.
Haut.
Le Roy n’agréoit donc autres soins que les vostres ?
Que les miens ; et par fois se trouvant dégousté
Du tracas importun qui suit la Royauté,
Comme s’il eust voulu… tu comprens ma pensée ?
Prendre un peu de bon temps, toute affaire laissée.
Cela mesme. Aussi-tost il m’envoyoit querir :
Seuls ainsi nous passions les jours à discourir
De cent contes plaisans que je luy sçavois faire ;
Et s’il se presentoit quelque importante affaire,
Apres avoir le tout entre-nous disposé,
Son conseil n’en avoit qu’un reste déguisé ;
Et souvent, malgré tous, ma voix estoit suivie.
Lors chacun d’enrager, mourir, crever d’envie ?
Et Thrason de s’en rire.
À l’oreille du Roy ?
Qui peut te l’avoir dit ?
C’est qu’ainsi je le croy.
Sur ce propos, un jour qu’il remarquoit leur peine,
Le Chef des Elephans, appellé Metasthene,
Des plus considerez prés du Prince à present,
Ne se put revancher d’un trait assez plaisant.
Il mâchoit de dépit quelque mot dans sa bouche,
Et me tournant les yeux : Qui vous rend si farouche ?
Sont-ce les bestes (dis-je) à qui vous commandez ?
Et le Roy, qu’en dît-il ?
Il ne pût à la fin s’empécher de sourire.
Je dis, sans vanité, peu de mots qu’il n’admire.
Comme vous en parlez, c’est un Prince poly.
Peu d’hommes ont, de vray, l’esprit aussi joly.
Sur tout il s’entend bien à placer son estime.
Celle qu’il fait de vous me semble legitime.
T’ay-je dit un bon mot, qu’en un bal invité…
Bas, se tournant.
Non. Plus de mille fois il me l’a raconté.
Nous estions regalez du Satrape Orosmede ;
Chacun avoit sa Nymphe : alors un Ganimede
Approchant de la mienne, aussi-tost je luy dis
Que les restes de Mars seroient pour Adonis.
Le jeune homme rougît ?
Il rougît, et d’abord fut contraint de se taire :
Depuis chacun m’a craint.
N’ont-ils point un recueil des bons mots de Thrason ?
Je t’en conterois cent ; mais changeons de matiere.
Thaïs, comme tu sçais, est femme assez altiere,
Jalouse, et d’un esprit à tout craindre de moy :
Dois-je, en quittant sa sœur, luy confirmer ma foy !
Rien moins. Il vaut bien mieux la tenir en cervelle.
Ayez tousjours en main quelque[10] amitié nouvelle ;
De ce secret d’amour l’effet n’est pas petit ;
C’est par là qu’on maintient les cœurs en appetit,
Et qu’on accroist l’amour au lieu de le destruire.
Mais je fais des leçons à qui devroit m’instruire.
Comment un tel secret a-t-il pu m’échapper !
Des soins plus importans pouvoient vous occuper ;
Vous réviez, je m’asseure, à quelque haut fait d’armes.
Il est vray que la Guerre a pour moy de tels charmes,
Qu’ils me font oublier tous les autres plaisirs.
Mais l’amour trouve aussi sa part dans vos desirs ?
Entre Mars et Venus mon cœur se sent suspendre,
Est recherché des deux, ne sçait auquel entendre :
Laissons-là leur debat ; quel traitté m’as-tu fait ?
Tel qu’un plus amoureux en seroit satisfait ;
Thaïs se veut purger de tous sujets de plainte ;
Deux jours, par mon moyen, sans rival et sans crainte,
Vous luy rendrez visite en dépit des Jaloux.
Je t’ayme.
Je l’ay fait, en passant, apprester chez vostre hoste.
De faim jamais Gnaton ne mourra par sa faute.
Qu’y faire ? il faut bien vivre icy comme autre part.
Retourne chez Thaïs, et dy luy qu’il est tard.
Scène 3
Il n’en est pas besoin, je viens sans qu’on m’appelle.
Sçais-je faire un present ?
Mais je n’estime au don que le lieu dont il vient.
Nostre dîner est prest, s’il ne vous en souvient.
Plus rare et d’autre prix je vous l’aurois donnée.
Tousjours en complimens il se passe une année ;
Le dîner nous attend, hâtons-nous, c’est assez.
Nous ne sommes, Gnaton, pas encore si pressez.
Il me faut du logis donner charge à Pythie.
Tout ira comme il faut, j’en respons sur ma vie.
Sans avoir pris ce soin, je n’ose m’engager.
Puissent mes ennemis de femmes se charger !
Elles n’ont jamais fait, tousjours nouvelle excuse.
De vains retardemens à tort on nous accuse,
Vostre sexe se laisse encor moins gouverner.
Ne tient-il point à moy que nous n’allions dîner ?
Ne plaise aux Dieux, Gnaton, qu’on ait telle pensée.
Je ne vous en vois point pour cela plus pressée.
Allons, si tu le veux.
Scène 4
Un mot auparavant.
Nous voicy, grâce aux Dieux, aussi prests que devant :
Je dîneray demain, s’il plaist à la fortune.
Fay vîte, Parmenon, ta harangue importune.
Mon maistre, par vostre ordre absent de ce sejour,
Avecque ce present vous offre le bon jour.
Je ne veux point passer la loy qui m’est prescrite,
Ny parler de ses pleurs quand il faut qu’il vous quitte :
De vous-mesme à son mal vous pouvez compatir,
Et le croire affligé sans l’avoir veu partir.
Faisant un don plus riche, il eust eu plus de joye.
Mais au moins de bon cœur croyez qu’il vous l’envoye.
Le present peut passer.
Je ne l’aurois pas crû si beau, ny si bien fait.
On l’appelle Doris ; et quant à son adresse,
En tout ce que l’on doit apprendre à la jeunesse
On l’a, dés son jeune âge, instruit et façonné.
À quoy que de tout temps il se soit adonné,
Soit aux arts liberaux, soit aux jeux d’exercice,
À sauter, à luitter, à courir dans la lice,
Il a tousjours passé pour un des plus adroits ;
Enfin, permettez-luy de parler quelquefois,
Vous l’entendrez bien-tost en conter des plus belles ;
Il vous entretiendra de cent choses nouvelles.
Mon Maistre cependant n’exige rien de vous ;
Vous ne le trouverez importun ny jaloux ;
Il ne vous contera ny bons mots ny faits d’armes ;
Et vous pouvez, Thaïs, disposer de vos charmes
Sans craindre qu’il s’offence et vous tienne en soucy,
Comme un de vos amans qui n’est pas loin d’icy :
Faites entrer chez vous Soldats et Parasites,
Pourveu qu’il puisse rendre à son tour ses visites,
(J’entens quand vous serez d’humeur, ou de loisir)
Il se tiendra content par de là son desir,
Si ton Maistre avoit dit ce que tu viens de dire…
Comme j’en suis l’autheur, vous n’en faites que rire ?
Dois-je contre un valet employer mon courroux ?
Que t’en semble, Gnaton ?
Seigneur, épargnez-vous.
Je te croiray. Thaïs, ce parleur m’incommode.
De vray, les complimens ne sont plus[11] à la mode ;
Allons.
Quand on voudra.
Qu’un long discours déplaist !
Sur tout, à mon avis, quand le dîner est prest.
Du zele et du present je luy suis obligée.
Le don ne vous tient pas vers mon maistre engagée ;
S’il doit estre payé, c’est du zele sans plus.
Remettons à tantost ces discours superflus ;
Il n’est pas maintenant saison de repartie.
Tu me permettras bien d’ordonner à Pythie
Que le soin de Pamphile à Doris soit commis.
Faites que Gnaton dîne, et tout vous est permis.
Scène 5
Pour un Entremetteur, on te fait trop attendre :
Ce n’est point là le gré que tu pouvois pretendre ;
Et si j’avois receu tel present par Gnaton,
Il se verroit à table assis jusqu’au menton.
On ne devroit icy rendre aucune visite
Sans avoir un billet signé de Parasite ;
Il luy faut cependant mettre tout son espoir
À courir tout le jour pour déjeuner au soir.
Pour moy, je ne crois pas qu’autre chose il attrape,
Si ce n’est que son Roy le fasse un jour Satrape,
Ou que, las de courir et battre le pavé,
Plus haut que son merite il se trouve élevé.
Que dis-tu de ces mots ? Ay-je sceu te le rendre ?
Le coquin veut railler. Gnaton, va nous attendre ;
Je vais prendre Thaïs.
Un Chef doit autrement tenir son quant-à-moy.
Adieu donc, Parmenon, tu diras à Phœdrie
Que Thaïs, pour un temps, trouve bon qu’il l’oublie,
Que pour l’entretenir deux jours me sont assez.
Ne vous en vantez point avant qu’ils soient passez.
Scène 6
Cecy pour nostre Eunuque assez bien se prepare.
Pendant qu’ils dîneront, il faut qu’il se declare,
Prenne l’occasion, et ne perde un moment
À pousser des soûpirs et languir vainement :
Non que parlant d’amour il rencontre œuvre faite ;
Alors qu’on en vient là, toutes ont leur deffaite.
Tel souvent en a peu qui croit en avoir tout,
Et mesme va bien loin sans aller jusqu’au bout.
Que Pamphile d’ailleurs volontiers ne l’écoute,
Toute sage qu’elle est, je n’en fais point de doute :
C’est le propre du sexe, il veut estre flatté,
Et se plaist aux effets que produit sa beauté.
Puis nostre homme a dequoy charmer la plus severe,
Il est jeune, il est beau, tousjours prest à tout faire ;
En dit plus qu’on ne veut, sçait bien le debiter,
Est d’humeur liberale, et donne sans compter.
Si par ces qualitez d’abord il ne la touche,
Le temps, qui peut gagner l’esprit le plus farouche,
Ne luy permettra pas d’y faire un long effort,
Et ce peu de loisir m’embarasse tres-fort.
Je crains nostre vieillard, qu’on attend d’heure en heure ;
Il n’a jamais aux champs fait si longue demeure ;
Quelque charme puissant l’y retient arresté ;
S’il revient une fois, le mystere est gasté.
O Dieux ! c’est fait de nous, le voicy qui s’avance,
Je ne sçais quel frisson m’annonçoit sa presence.
Parmenon, cependant que tout seul il discourt,
Va te precipiter : ce sera ton plus court ;
Qui pourroit toutesfois choisir une autre voye[12]…
Le vieillard est plus doux qu’il ne veut qu’on le croye :
L’amour pour ses enfans, qu’il laisse à l’abandon,
Fait qu’il me reste encor quelque espoir de pardon ;
Usons à cét abord d’un peu de complaisance.
Scène 7
Je me plaignois, Monsieur, de vostre longue absence.
En ma maison des champs je trouve un goust exquis,
Et ne fis jamais mieux qu’alors que je l’acquis.
Sophrone et vos enfans sont d’avis tout contraire.
Les voir changer d’humeur n’est pas ce que j’espere,
Bien loin de se reduire au champestre sejour,
Ma femme ayme à causer, mon aisné fait l’amour.
Cette façon d’agir plairoit à peu de Peres ;
Quand il s’agit d’amours, presque tous sont severes ;
À cét aage impuissant lors qu’ils sont arrivez,
Ils donnent des conseils qu’ils n’ont point observez.
Quant à moy, je me rends plus juste et plus commode ;
Non qu’il faille en tout point que l’on vive à sa mode,
Mais aymer quelque peu ne fut jamais blâmé,
Et moy-mesme autresfois je m’en suis escrimé.
Il est vray que le gain n’en vaut pas la dépense :
Aux uns il faut presens, aux autres recompense,
Corrompre les valets, et les entretenir ;
Mais les Dieux m’ont tousjours donné pour y fournir.
Si je fais peu d’acquest, que mes fils s’en accusent,
C’est eux, et non pas moy, qu’apres tout ils abusent.
Ayant connu d’abord mon esprit indulgent,
L’aisné va, ce me semble, un peu viste à l’argent ;
Des beautez de Thaïs son ame est fort touchée,
Et bien qu’il m’ait tenu cette flamme cachée,
J’en sçais plus qu’il ne croit, et le souffre aisément ;
Thaïs vaut qu’on l’estime, à parler franchement :
Peu voudront toutefois qu’elle entre en leur famille ;
Vefve, on la doit priser un peu moins qu’une fille :
Nostre ville est feconde en partis bien meilleurs,
Et mon fils, apres tout, doit s’adresser ailleurs.
Pour un choix plus sortable il faut qu’il se dispose :
Je t’en veux, Parmenon, proposer quelque chose.
Mais où sont mes enfans ? Je les voudrois bien voir.
Vostre aisné, par mal-heur, est absent d’hyer au soir.
D’où pourroit provenir un si soudain voyage ?
N’est-il point arrivé quelque noise en ménage ?
Je ne sçay.
Luy fist prendre bien-tost un autre sentiment !
Mais comme sans leur ayde il ne se peut rien faire,
Allons leur de ce pas recommander l’affaire.
ACTE IV
Scène 1
C’est trop réver, Pamphile, et mon zele indiscret
Ne sçauroit plus souffrir cét entretien secret.
Dans quelques doux pensers qu’une ame soit plongée,
Souvent elle a besoin d’en estre dégagée ;
Et lors qu’on l’abandonne à ce triste plaisir,
Elle songe à ses maux avec plus de loisir ;
Souffrez donc…
Quoy que le noir chagrin qui sans cesse m’afflige
Empesche mon esprit d’en pouvoir profiter.
Et qu’auriez-vous, Pamphile, à vous tant attrister ?
Vous estes jeune et belle, et (si je l’ose dire)
Ce sont les seuls tresors où toute femme aspire.
Je suis jeune, il est vray ; pour belle, on me le dit ;
Ce discours prés du sexe est tousjours en credit ;
Mais quand de pareils dons le Ciel m’auroit comblée,
À peine en verrois-tu mon ame moins troublée,
L’objet de mes mal-heurs me touche beaucoup plus.
Les Dieux nous vendent cher tous ces biens superflus,
Souvent par mille maux nous en payons l’usure.
C’est que l’esprit humain en prend mal la mesure ;
Injuste en son estime autant qu’en ses desirs,
Il conte les douleurs, sans conter les plaisirs.
Ne me crois pas, Doris, d’une ame si legere,
Sans amis, sans parens, et par tout estrangere,
J’ay sujet de réver, et tu n’en verras point
Que le sort obstiné persecute à tel point.
Chacun pense le mesme, et moy comme tout autre,
Le mal d’autruy n’est rien quand nous parlons du nostre.
Vous vous croyez en bute aux plus sensibles coups ;
Je sçais tel qui pourroit en dire autant que vous.
Celuy dont je vous parle est un autre moy-mesme ;
Il me ressemble assez, et souffre un mal extréme
Pour certaine beauté qui vous ressemble aussi,
Et qui fuit, comme vous, l’amour et son soucy.
Si j’estois cét amy, j’affranchirois mon ame
Des injustes liens de l’objet qui l’enflamme.
Si vous estiez l’objet des vœux qu’il a conceus ?
Peut-estre qu’à la fin ses vœux seroient receus.
Qui vous diroit cecy pour preparer vostre ame ?
Tout de bon, si quelqu’un vous découvroit sa flâme,
N’estant rien icy bas qui ne puisse arriver
(J’entens à quelque fin que l’on doive approuver),
Agrériez-vous son offre ? et vostre ame touchée
Prendroit-elle plaisir à s’en voir recherchée !
Selon ce qu’il auroit d’aymable et de parfait.
Je le suppose riche, honneste, assez bien fait,
D’age au vostre sortable, enfin tel, à tout prendre,
Qu’aux partis les plus hauts il ait droit de pretendre.
J’ayme ces qualitez dont il seroit pourveu,
Mais, pour en bien parler, il faudroit l’avoir veu.
Vous le voyez, Pamphile, et vous allez cognoistre
Un feu qui ne peut plus s’empescher de paroistre.
Par un excez d’amour, sous cét habit trompeur
Je me suis pour esclave offert à vostre sœur ;
Né libre cependant, on m’appelle Cherée,
La noblesse des miens ne peut estre ignorée,
Peu de partis icy voudroient me refuser ;
Mon zele est toutesfois plus que tout à priser ;
Ne le dédaignez point. Quoy, vous fuyez, Pamphile ?
Insolent, quitte-moy, ta fourbe est inutile.
Pythie !
Auparavant, encore un mot ou deux.
Qui t’a fait entreprendre un coup si hazardeux ?
En vain tu fais servir ces honneurs à ta flâme ;
L’espoir d’y prendre part n’aveugle point mon ame,
Le Ciel m’a faite esclave, il est vray ; mais crois-tu
Que cette qualité repugne à la vertu ?
Qui le croiroit, Pamphile, apres vous avoir veuë ?
Les severes appas dont vous estes pourveuë
Desesperent les cœurs qu’ils viennent d’enflammer,
Mais sous le nom d’hymen il est permis d’aymer.
Loing de vostre païs esclave et delaissée,
Où pourriez vous icy porter vostre pensée ?
Par-là je n’entens point mépriser vos appas,
Le merite en est grand ; mais l’heur n’y répond pas.
Tant que l’effort des ans en détruise l’empire,
Assez d’amans viendront vous conter leur martyre,
Assez d’amans aussi, d’un discours mensonger,
Vous offriront un cœur tousjours prest à changer.
Devant que vous soyez à leurs vœux exposée,
Prevenez le dépit de vous voir abusée ;
Faites un choix plus seur, il vous est important
Peut-estre dans ta foy n’es-tu pas plus constant.
Pamphile, croyez-en ces soupirs et ces larmes.
Ah ! cesse d’employer le secours de leurs charmes,
Oste-moy ta presence, engage ailleurs ta foy ;
Veux-tu rendre mon cœur plus esclave que moy ?
Va, ne replique point, estouffe ton envie ;
Crain d’attacher tes jours aux malheurs de ma vie,
Va-t’en, laisse-moy seule et me plaindre et souffrir.
Un sort plus favorable en vos mains vient s’offrir.
Ce n’est point l’interest qui me rendra facile ;
Et si je cede, helas ! acheve pour Pamphile.
Que sert de m’expliquer ? Tu lis dedans mon sein.
Et que rencontrez-vous d’injuste en ce dessein ?
Je ne sçais, je crains tout, je suis irresoluë,
Va briguer quelque voix sur mon cœur absoluë.
Que je tienne de vous l’espoir d’un si grand bien.
Sans l’aveu de Thaïs je ne te promets rien ;
Elle a sur mes desirs une entiere puissance ;
Ce que j’aurois aux miens rendu d’obeïssance,
Je le dois à ses soins, par qui j’espere en fin
Retrouver mes parens, et changer de destin.
Pamphile, songez-y, la chose est importante ;
Et puis qu’en vos mal heurs un moyen se presente,
Ne le rejettez pas, il est en vostre main.
Qui me peut garantir ce discours incertain ?
Moy-mesme.
Quand vous voulez monstrer l’effet de vostre flame,
Un parent, un tuteur, un amy bien souvent,
Font que de tels projets il ne sort que du vent ;
Quelquefois, pour changer, ils vous servent d’excuse.
Contre ces lâchetez, dont chacun nous accuse,
Je n’oppose qu’un mot : dans trois jours au plus tard,
Si l’effet ne s’en voit, ou d’une ou d’autre part,
Vous pourrez m’accuser de parjure et de feinte ;
Mais aussi jusques-là suspendez vostre crainte,
Et faites de mes vœux un meilleur jugement.
Le terme n’est pas long, j’y consens aisément :
Mais je vous interdis cependant ma presence,
Comme un juste moyen d’expier vostre offence.
L’arrest est rigoureux, le crime estant leger :
J’obeïray pourtant, mais, pour m’encourager,
Adoucissez la peine à ma ruse imposée :
Cette faveur m’importe, et vous est fort aisée.
Que me demandez-vous ?
Il ne faut qu’un aveu de la bouche ou des yeux.
Et bien, je vous l’accorde ; est-ce assez vous complaire ?
Je partiray content apres un tel salaire ;
Cependant joindrez-vous vos vœux à mon transport ?
Qu’il ne tienne à cela que tout n’aille à bon port !
Que je jure en vos mains une amour eternelle !
Je trouve du serment la mode un peu nouvelle.
Ne blâmez point l’excez où mon zele est tombé.
Il luy faut bien donner ce qu’il m’a dérobé.
Ah Dieux ! quelle douceur où mon ame se noye !
Soulagé du tourment, je me meurs de la joye ;
Au prix de vos baisers tout me semble commun :
Pamphile, seulement encor la moitié d’un.
Vous en pourriez mourir, et j’ayme vostre vie.
L’hymen sçaura bien-tost en combler mon envie,
Pour un que vous m’avez aujourd’huy retenu.
Aussi n’en meurt-on plus quand ce temps est venu.
Si jamais envers vous je change de pensée,
Me punissent les Dieux d’une mort avancée !
Vous promettez beaucoup.
Sans employer le temps en discours superflus,
Je m’en vais de ce pas en parler à mon pere :
Dés demain vous sçaurez ce qu’il faut que j’espere ;
Et quand, par une humeur severe ou d’interest,
Il auroit contre nous prononcé quelque arrest,
Nous pourrions passer outre, et fléchir son courage :
Il sera fort aisé de calmer cét orage.
Thaïs, si vous sortés, aura soupçon de moy.
Je reviendray bien-tost vous confirmer ma foy.
Scène 2
Je ne puis trop priser son ardeur genereuse,
Loing des miens, apres tout, la rencontre est heureuse.
Je dis loing, quoy qu’icy l’on m’ait donné le jour,
Et que tous mes parens y fissent leur sejour.
O Dieux ! si mon soupçon se trouvoit veritable !
Si j’étois pour Cherée un parti plus sortable,
Et qu’à cette beauté, dont il me semble espris,
L’éclat de la naissance adjoutats quelque prix,
Seroit-il une fille au monde plus heureuse ?
Peut s’en faut que desja je n’en sois amoureuse ;
J’entens du bruit, sortons ; on peut nous écouter.
Scène 3
Ah ! que j’ay de secrets, Madame, à vous conter !
Mais ne le dites pas, vous me feriez querelle.
Ma foy, le compagnon nous l’a sceu donner belle.
Qui ?
Fust-il en Éthopie, ou bien encor plus loin !
Tu viens de proferer une estrange parole.
Chacun n’a pas esté comme vous à l’escole ;
Je m’entens.
C’est assez.
Vous n’aviez qu’à moitié des gens pour vous servir,
Il falloit un Eunuque, et le bon de l’affaire
Est que l’on n’a pas dit tout ce qu’il sçavoit faire
Que peut-il avoir fait ?
Me le demandez-vous ?
Tu fais bien l’innoncente en te mocquant de nous.
Je n’en sçais rien au vray ; toutesfois je m’en doute.
Ce sont là des discours si clairs qu’on n’y voit goute.
Vostre sœur a tantost (pour ne rien déguiser)
Laissé prendre à Doris sur sa main un baiser.
Sçavez-vous quel baiser ?
Fort froid, je m’imagine.
En bonne foy j’ay creu qu’il y prendroit racine :
Ce n’estoit point semblant, car mesme il a sonné.
Si par mon serviteur un tel m’estoit donné,
Je n’en fais point la fine, il me rendroit honteuse.
Enfin, de ce baiser la suitte est fort douteuse.
Tu t’alarmes en vain, c’est marque de respect,
Puis cela vient d’un lieu qui ne m’est point suspect ;
Les baisers de Doris sont baisers sans malice,
Il en faudroit beaucoup pour guerir la jaunisse.
Pas tant que vous croyez, ou je n’y connois rien.
Ah ! que n’ay-je entendu leur premier entretien !
Mais, au cry de Pamphile estant viste accouruë,
Comme en quelques endroits la porte estoit fenduë,
Il m’est venu d’abord un desir curieux
D’approcher d’une fente et l’oreille et les yeux.
Ils ont dit quelques mots d’amour, de mariage ;
Que vostre sœur ne peut pretendre davantage ;
Que Doris est pour elle un assez bon party,
Tant qu’enfin au baiser le tout est abouty.
Ton recit est confus, j’ay peine à le comprendre.
Aussi ne pouvoit-on qu’à moitié les entendre.
Voila ce que j’en sçais, fondez vostre soupçon.
Doris n’est point esclave, au moins à sa façon ;
Je ne sçais quoy de grand paroist sur son visage :
Tels valets ne sont point sans doute à nostre usage.
À force d’y réver, mon esprit s’est usé.
Madame, si c’estoit quelque amant déguisé !
Telle fourbe en amour souvent s’est publiée.
Ma sœur se seroit-elle à ce point oubliée ?
J’ay crû sur sa vertu me pouvoir asseurer.
En ce monde il ne faut jamais de rien jurer :
Les prudes bien souvent nous trompent au langage.
Qu’est devenu Doris ?
Il a troussé bagage.
Il falloit tout au moins l’empescher de sortir.
J’estois hors de mon sens, pour ne vous point mentir.
Au retour de Phœdrie on en sçaura l’histoire.
C’est ce que j’oubliois, tant j’ay bonne memoire :
À peine vous sortiez qu’il m’est venu trouver.
Je le croyais aux champs.
De long-temps (m’a-t-il dit) je connois ton adresse :
Tu sçais la passion que j’ay pour ta Maistresse ;
De m’en priver deux jours hier au soir je promis,
Et creus qu’allant trouver aux champs quelques amis,
Ils pourroient de ce temps adoucir l’amertume ;
Mais à nul autre objet mon œil ne s’accoustume,
De nul autre entretien mon esprit n’est charmé.
Je pourrois vivre un siecle avec elle enfermé ;
Vivre sans elle un jour m’est un trop grand supplice,
Et je ne suis pas seur que cecy s’accomplisse
Sans que vous y perdiez la fleur de vos amis.
Si de ce long exil un jour ne m’est remis,
Je ne donnerois pas un denier de ma vie.
Pour le souffrir je croy que tu m’es trop amie :
Fay valoir cét ennuy qui cause mon retour ;
Dy que Thrason pour elle a beaucoup moins d’amour,
Qu’il prescrit trop de loix et se rend incommode.
Je t’abrege cecy, pour l’estendre à ta mode.
Voilà ce qu’il m’a dit, et tiens qu’il a raison ;
Plustost que de me voir caresser par Thrason,
J’aymerois cent fois mieux que l’autre m’eust battuë.
Le Soldat est trop vain, sa presence me tuë :
Il n’a qu’une chanson dont il nous estourdit,
Et, hors de ses exploits, c’est un homme interdit ;
Puis, qu’on soit toute à luy : ma foy l’on s’y dispose.
Que veux-tu ? jusqu’icy ma sœur en est la cause.
Ne dissimulez plus, vous avez vostre sœur.
Mais devrois-je parler avecque tant d’ardeur,
Pour ce donneur d’Eunuque à la mode nouvelle ?
Peut-estre en le donnant l’a-t-il creu plus fidelle.
Envoyez-le querir, vous l’entendrez parler.
Comment, s’il vient icy, le pourra-t-on celer ?
Quand Thrason le sçaura, vous avez vostre conte.
Je ne sçaurois tromper sans scrupule et sans honte
Qu’on cherche toutefois Phœdrie et son present.
Vos gens le trouveront au logis à present.
Dorie aura bien-tost traversé cette ruë.
Scène 4
À l’entendre parler, elle en doit estre cruë ;
Qu’un esclave pourtant se soit fait écouter,
A moins que l’avoir veu, j’ay sujet d’en douter.
Ma sœur fit tousjours cas d’une vertu severe.
Cecy n’est point, d’ailleurs, arrivé sans mystere ;
Phœdrie ou Parmenon m’ont joüé quelque tour.
Mais quoy ! la tromperie est permise en amour :
Je ne dois seulement accuser que Pamphile.
Aux desirs d’un amant se rendre si facile,
Ny graces ny faveurs ne sçavoir ménager,
Ce n’est pas le moyen de pouvoir l’engager :
Trop d’espoir à l’abord en étouffe le zelle.
Ah ! que si j’eusse esté fille encore comme elle !
Mais ne nous plaignons point, et laissons tous ces vœux.
Ne pouvoir disposer d’un seul de ses cheveux,
D’un seul de ses desirs, d’un moment de sa vie,
N’est pas une fortune à donner de l’envie.
Les maris sont jaloux, ou bien sans amitié :
Tel qui ne nous voyoit (disoit-il) qu’à moitié,
Quand il est possesseur, cherche ailleurs sa fortune.
Une femme en deux jours leur devient importune ;
Il faut, sans murmure, souffrir leur peu de foy,
Et c’est là le plus dur de cette injuste loy.
Ce n’est qu’avec regret qu’en perdant ma franchise,
Pour la seconde fois on m’y verra soumise,
Et je crains que ma sœur n’en dise autant aussi.
La pourveoir d’un espoux est mon plus grand soucy :
Ce qui convient à l’une est à l’autre incommode,
Et si c’est mon talent que de vivre à la mode,
Dans un autre dessein je dois l’entretenir.
Scène 5
Dorie est de retour, vos gens s’en vont venir ;
Les voicy. Mais quel homme accompagne Phœdrie ?
Est-ce pour se mocquer, ou pour nous faire envie ?
O l’agréable objet, et digne d’estre veu !
Mon retour en ces lieux est peut-estre impreveu ;
Vous ne m’attendiez pas apres tant d’asseurances.
Tousjours de la facon trompez nos esperances,
La surprise nous plaist, pourveu que le Soldat
Laisse passer le tout sans bruit, et sans éclat.
Nous sçaurons l’adoucir, quoy qu’il tranche du braye.
Vous a-t-on pas prié d’amener cét esclave
Que pour servir ma sœur vous aviez achepté,
Et que vostre valet m’a tantost presenté ?
Le voilà.
Parlez-vous tout de bon, ou si c’est raillerie ?
Qui n’auroit point eu d’yeux, seroit bien attrapé.
Je n’en sçache point d’autre, ou les miens m’ont trompé.
Mais pourquoy jettez-vous cét éclat de risée ?
L’autre a le teint plus frais qu’une jeune espousée ;
Il ne sçauroit avoir que vingt ans tout au plus,
Et vous nous amenez un vieillard tout perclus.
Tu me tiens des propos où mon esprit s’égare.
Ce que cét homme en sçait, il faut qu’il le declare.
Es-tu double ? vien-çà ; respons sans hesiter.
Monsieur, c’est Parmenon qui me l’a fait prester.
Quoy prester ?
Mon habit.
À quel homme ?
À Cherée.
N’en demandez pas plus, la fourbe est averée.
D’où sçaurois-tu son nom ?
Parmenon me l’a dit.
Mais je te trouve encor couvert du mesme habit.
Incontinent apres il me l’est venu rendre.
À moins qu’estre devin, l’on n’y peut rien comprendre.
Luy hors, on vous dira le tout de point en point.
Va, retourne au logis, et ne t’éloigne point.
Scène 6
Que direz-vous enfin de ma foy violée ?
Si l’aise de vous voir, pour un peu reculée
A rendu mon esprit tousjours inquieté,
Si le jour, loing de vous, me parois sans clarté,
Si je veille au plus fort de l’ombre et du silence,
Jugez ce que feroit une plus longue absence ;
Et si mon amour craint le seul éloignement,
Jugez ce que feroit un triste changement.
Il faudra toutesfois y resoudre vostre ame ;
Nous verrions à la fin soupçonner nostre flame :
Mon cœur accorde mal ce different soucy ;
Et si vous m’estes cher, l’honneur me l’est aussi.
Cette vertu me charme en redoublant ma peine.
Vous meritez, Thaïs, une amour plus certaine ;
Dans une autre saison je sçaurois y pourvoir :
Mon cœur, comme le vostre, a soin de son devoir.
Je ne vous aume pas pour faveur que j’obtienne,
L’aveu de mes parens, ou leur mort, ou la mienne,
Feront voir que ce cœur, prest à se declarer,
S’il ne doit avoir tout, ne veut rien esperer.
Dequoy me peut servir cette ardeur genereuse ?
Pour plaire à vos parens, je suis trop mal-heureuse,
Se fonder sur leur mort est un but incertain,
On se trompe souvent aux ordres du destin.
Le reste me fait peur, et jusques-là mon ame
Voyoit avec plaisir l’effort de vostre flame ;
Faites un choix plus seur, suivez vostre devoir,
Et croyez que je puis vous aymer sans vous voir.
N’essayez point, Thaïs, de me rendre coupable.
D’un si lâche dessein je me trouve incapable,
Puisqu’un autre devoir se joint à mon desir,
Je me rends au plus fort, et n’ay point à choisir.
Scène 7
Un Monsieur tout chargé de clinquant vous demande.
C’est Chremès, car voicy deux jours que je le mande.
Qu’il monte, et toy, Pythie, entretiens-le un moment.
Nous allons voir ma sœur sur cét évenement.
Comment ? seule avec luy ?
Que tu fais la sucrée !
Quoy ! vous semblay-je donc une chose sacrée
Qu’on n’oseroit toucher ?
Mais tant qu’avec Pamphile on se soit éclaircy,
Deffens-toy, si tu peux, et garde qu’il s’ennuye.
Je l’entens, sortez viste.
Scène 8
Et quoy ! voila Pythie ?
J’ay creu que pour sa nopce on venoit me prier.
Je n’ay garde, Monsieur, de me tant oublier.
Que me veut donc Thaïs ?
Elle s’en va descendre.
Je ne me lasse point jusqu’icy de l’attendre,
Me pust-elle deux jours laisser seule avec toy.
Si vous prenez plaisir à vous mocquer de moy,
Exercez vostre esprit, n’épargnez point Pythie ;
Elle souffrira tout, de peur qu’il vous ennuye.
Souffriras-tu cecy ?
Que ces hommes, voyez, sont fins au prix de nous !
Ils songent, dés l’abord, tousjours à la malice ;
Je suis pour tels galands trop simple et trop novice :
Une autre fois, Monsieur, vous ne m’y tiendrez pas.
Tu veux donc qu’en t’aymant je souffre le trépas ?
Assez dans vostre sexe on se meurt de parole ;
Je crois que vous allez chacun en mesme escole,
Rien qu’un mesme discours ne vous sert sur ce point.
Tandis qu’ils sont vermeils et remplis d’embonpoint.
Messieurs seichent sur pied (du moins à ce qu’ils disent).
En avons-nous pitié, les galands nous méprisent.
Et puis passer pour simple envers moy tu pretens ?
Quand Madame le dit, quelquesfois je l’entens ;
Ce sont propos d’amour trop fins pour ma boutique,
Et je n’en sceus jamais le train ny la pratique.
À propos de Madame, a-t-elle encor Thrason ?
Je suis, comme tu sçais, amy de la maison ;
Pourquoy ne veux-tu pas renoüer connoissance ?
Mais, à propos aussi, d’où vient la longue absence
Dont vous avez payé l’accueil qu’on vous faisoit ?
De ce beau fanfaron qu’alors elle prisoit.
Peut-estre.
Je l’ay cru ; n’en voit-elle point d’autre ?
Vous sçavez ce logis qui regarde le nostre ?
Un des fils de Damis est encor sur les rangs ?
L’aisné.
Sur tout il a dequoy te donner tes estreines.
Qui, luy ? c’est petit gain, je n’y pers que mes peines.
Que fera-t-il du bien par les siens amassé ?
Chacun serre son fait, le bon temps est passé.
Tu ne te plaindrois pas, si j’estois en sa place ;
Et j’ay quelque present qu’il faut que je te fasse.
Faites, vous n’oseriez.
Aussi, pour m’en payer…
Vers Thaïs (n’est-ce pas ?) il se faut employer ?
Que tu destournes bien les coups que l’on te porte !
J’ay creu qu’il le falloit entendre de la sorte.
Pour me mieux expliquer, tien, veux-tu cét anneau ?
Je ne m’engage à rien, quoy qu’il me semble beau.
Si veux-je pour ce coup que ma main se hazarde.
Il vous faut des tetons ! vrayment on vous en garde !
Mauvaise, laisse-m’en au moins un à tenir.
Arrestez-vous, Monsieur, j’entens quelqu’un venir.
Scène 9
Madame est un peu mal, et je viens pour vous dire…
Que je monte ?
Ouy, Monsieur.
Foin de la Messagere, et de son compliment !
Un beau coup m’est rompu par elle asseurément.
De l’endroit où j’en suis souvien-toy bien, Pythie ;
Car je veux à demain remettre la partie.
ACTE V
Scène 1
Tu me fais donc chasser, femme ingrate et sans foy !
Est-ce ainsi que l’on traitte un agent comme moy ?
Quoy ! respecter si peu ce sacré caractere !
Le nom d’Ambassadeur, que par tout on revere,
Est icy méprisé par ce sexe inhumain,
Qui mesme sur l’autel iroit porter sa main !
Est-il chose assez saincte à l’endroit d’une femme ?
Ny respect, ny serment, ne peut rien sur son ame.
Elle viole tout sans honte et sans soucy.
À moins que d’apporter, je n’ay que faire icy :
À peine a-t-on receu le present de mon maistre
Qu’aucun de ce logis ne le veut plus connaistre ;
Si pourtant mon avis n’en est point dédaigné,
On l’y verra tantost, et bien accompagné.
Mais j’apperçois Damis ; auroit-il pu m’entendre ?
À Dieux, pauvre logis, tu n’as qu’à nous attendre !
Scène 2
Depuis qu’encor enfant tu me fus presenté,
Ton zele à me servir s’est tousjours augmenté ;
Aussi t’ay-je donné mes deux fils à conduire ;
Parmenon, si tu peux à l’hymen les reduire,
Pour prix de tes travaux, je te veux affranchir.
Peut-estre que l’aisné ne se pourra fléchir ;
Son amour pour Thaïs est encor un peu forte ;
Entrepren mon cadet, qui des deux il n’importe.
Dés lors que j’en verray l’un ou l’autre soumis,
Tu te peux asseurer de ce qu’on t’a promis.
Je ne refuse point un si digne salaire ;
Mais rien que mon devoir ne m’excite à bien faire :
Vous m’y voyez, Monsieur, desja tout preparé,
Non que je m’en promette un succez asseuré ;
Il est des plus douteux du costé de Phœdrie :
J’ay beau parler d’hymen, c’est en vain qu’on le prie ;
Tout autre m’entendroit, luy seul me semble sourd.
Je m’en promettois mieux, lors que son prompt retour
A destruit mes projets fondez sur son voyage.
On n’en rencontre point qui tiennent leur courage ;
Tous ces frequens dépits font peu pour ce regard.
Riottes entre amans sont jeux pour la pluspart ;
Vous les trouverez tous bastis sur ce modelle :
Un mot les met aux champs, demy mot les rappelle ;
Et, tout consideré, ce qu’on peut faire icy,
C’est d’en remettre au temps la cure et le soucy.
Quant à vostre cadet, j’en espere autre chose.
Qu’il s’asseure de moy, quelque objet qu’il propose.
Un autre auroit voulu s’en reserver le choix ;
Mais n’estant pas d’humeur à prendre tous mes droits,
Si la beauté luy plaist, j’entens qu’il se contente,
Et la dot d’une bru ne fait point mon attente.
Il me peut satisfaire et suivre son desir,
Pourveu que de naissance il sçache la choisir.
Cecy les reduiroit, s’ils estoient tous deux sages.
J’ay du bien, grace aux Dieux, assez pour trois mesnages ;
Il ne m’est plus besoin de former d’autres vœux
Que de me voir bien-tost renaistre en mes neveux,
Et qu’un petit Cherée entre mes bras se jouë.
Vostre desir est juste, et, pour moy, je le louë.
Je m’en suis, Parmenon, si fort entretenu,
Que je crois desja voir mon cadet revenu.
Vous le verrez aussi, dormez en asseurance ;
Je ne suis pas devin, mais j’ay bonne esperance.
Qui vous en parleroit, Monsieur, dés aujourd’huy ?
Tu flattes un peu trop l’amour que j’ay pour luy.
Il n’est, à mon avis, que d’avancer matiere.
Je remets en tes mains mon esperance entiere.
Il s’en faut asseurer le plus tost qu’on pourra.
Agy, parle, dispose ainsi qu’il te plaira ;
Tasche à me rendre heureux par un double hymenée :
Si l’aisné pour Thaïs tient son ame obstinée,
Je consens qu’il l’espouse avant la fin du jour ;
D’abord il te faudra combattre son amour,
Et, s’il ne se rend point, luy rendonner courage.
Tu me vois, grace aux Dieux, assez sain pour mon âge ;
Mais si la mort nous trompe, et rend libre mon fils,
Il conclurra l’affaire, on peut-estre encor pis.
Je remets, Parmenon, le tout à ta prudence.
De leurs plus grands secrets ils te font confidence :
Mesnage ton credit, et m’avertis de tout ;
Il n’y faut plus penser, si tu n’en viens à bout.
Je m’en vais cependant trouver Archidemide :
Par des tours de chicane un voisin l’intimide,
Tu peux en voir l’avis qu’il me vient d’envoyer.
À les mettre d’accord on devroit s’employer :
Il ne s’agit enfin que de fort peu de chose.
Cette lettre contient un recit de la cause,
Mais si long, si confus, que je veux, sans tarder,
M’en instruire aujourd’huy, pour demain la plaider.
Dittes-luy qu’il abrege, et que vostre presence
Ne nous manque au besoin par trop de complaisance.
Il est long, en effet.
Gardez de l’estre aussi.
Son logis, en tout cas, n’est qu’à trois pas d’icy.
Les voilà bien ensemble, et je tiens que le nostre
À rebattre un discours l’emporte dessus l’autre.
Pour moy, j’ay de la peine à souffrir cét excés :
Quand un plaideur s’en vient m’enfiler son procés,
Quelque excuse aussi-tost m’épargne un mal de teste,
De peur d’estre surpris la tenant tousjours preste :
D’un, Mon maistre m’attend, j’interromps leur caquet.
Qu’Archidemide vienne, il aura son pacquet,
Fust-il plus reverend cent fois qu’il ne nous semble.
Scène 3
Tous deux fort à propos je vous rencontre ensemble ;
Mais ce lieu m’est suspect, tirons-nous à l’écart.
Adieu, dans vos secrets je ne veux point de part.
Vous pouvez demeurer, je sçay vostre prudence ;
On se peut devant vous ouvrir en confidence.
Ne crain point, Parmenon.
Damis nostre vieillard vient de partir d’icy…
Je sçavois son retour.
Et comme on peut tomber d’un discours en un autre,
M’ayant de vos amours long-temps entretenu,
À des propos d’hymen il est enfin venu :
Qu’il se voyoit desja presque un pied dans la tombe ;
Qu’au faix de tant de biens chargé d’ans il succombe ;
Que pour courir à tout n’estant plus assez vert,
Il se veut desormais tenir clos et couvert,
Caresser, les pieds chauds, quelque bru qui luy plaise ;
Conter son jeune temps, banqueter à son aise.
C’est là (ce m’a-t-il dit) le seul but où je tends.
S’ils veulent voir mes jours plus longs et plus contens,
Il faut qu’un prompt hymen me delivre de crainte.
Non que je leur impose une aveugle contrainte ;
Pour plustost les reduire à suivre mon desir,
Je leur laisse à tous deux le pouvoir de choisir ;
(Citoyenne j’entens), du reste il ne m’importe.
Ennuyé des chagrins que l’âge nous apporte,
Je ne demande plus qu’un entretien flatteur
Qui dessus mes vieux jours me mette en belle humeur ;
Que l’un ou l’autre enfin choisisse une Maistresse.
L’amour de ces objets qu’on suit dans la jeunesse
Ne produit rien d’égal aux plaisirs infinis
Que cause un sacré nœud dont deux cœurs sont unis.
Tu sçais que les douceurs jamais ne s’en corrompent,
Au lieu que ces amours, dont les charmes nous trompent,
Jamais à bonne fin ne peuvent aboutir :
On verra mon aisné trop tard s’en repentir.
J’en ay sceu le retour aussi-tost que l’absence ;
Ce changement soudain, cette molle impuissance,
M’empeschent d’esperer qu’il s’accorde à mes vœux ;
Mais, le cadet encor n’estant pas amoureux,
C’est là qu’il faut tourner l’effort de la machine,
Et de peur que Thaïs, ou quelque autre voisine,
Par son civil accueil ne l’aille retenir,
Sans perdre un seul moment il le faut prevenir.
S’il se pouvoit, ô Dieux ! que j’aurois d’alegresse !
Tu sçais qu’il a long-temps voyagé par la Grece :
À peine en revient-il, et, depuis son retour,
Je ne vois point qu’encor il ait conceu d’amour :
Ses plaisirs ont esté les chevaux et la chasse.
Avant qu’une Maistresse en son cœur ait pris place,
Peut-estre son devoir ailleurs l’aura porté.
À ces mots le vieillard, en pleurant, m’a quitté.
C’est un pere, apres tout, il faut qu’on luy complaise.
Vrayment vous en parlez tous deux bien à vostre aise ;
Si l’amour en vos cœurs regnoit pour un momen,
Je vous verrois bien-tost d’un autre sentiment.
Contre moy sans raison vous entrez en colere,
D’Interprete, sans plus, je sers à vostre pere ;
Quoy que vous m’entendiez parler en Precepteur,
De tout ce long discours je ne suis point l’auteur ;
Vous voyez que cecy tient beaucoup de son style.
Tu ne l’es pas non plus de la fourbe subtile
Dont mon frere, en Eunuque aujourd’huy déguisé,
A chacun du logis par sa feinte abusé ?
Qui t’a rendu muet ? cherches-tu quelque excuse ?
C’est à moy qu’il vous faut imputer cette ruse ;
Assez pour m’en distraire il s’est inquieté.
Enfin n’en parlons plus, c’est un point arresté,
Gardez vostre Thaïs, laissez-moy ma Pamphile ;
Et pendant que mon pere est d’humeur si facile,
Allons luy proposer le choix que j’en ay fait.
Croyez-vous que d’abord il en soit satisfait ?
N’estant ce qu’elle est, j’en aurois quelque crainte.
Quoy ! tu ne sçais donc pas le succez de ma feinte ?
Non, car tousjours depuis j’ay demeuré chez nous.
Pamphile est Citoyenne.
Pamphile est Citoyenne !
Te conter en détail comment il s’est pû faire,
Demanderoit peut-estre un peu plus de loisir :
C’est assez que la chose, au gré de mon desir,
S’est n’agueres entre-nous plainement averée.
Outre que de sa sœur la foy m’est asseurée,
Chremès ne me tient pas un homme à dédaigner ;
Il ne nous reste plus que mon pere à gagner.
Je vous le veux livrer au plus tard dans une heure.
Du vieillard au procés sçavez-vous la demeure ?
C’est là qu’il nous attend.
De se voir possesseur aussi-tost qu’amoureux !
Chacun s’oppose au bien que merite ma peine ;
Thaïs n’a plus en moy qu’une esperance vaine,
Ne pouvant de discours plus long-temps l’amuser,
J’ay promis de mourir, ou bien de l’épouser.
Mourons, puis que l’on n’ose en parler à mon pere ;
Ce n’est que pour moy seul qu’il se montre severe.
Adieu, je vais mourir.
J’ay par son ordre suel harangué vainement,
Et par son ordre enfin je vous rends l’esperance.
Vous feriez beaucoup mieux d’user de deference ;
Mais puis que tant d’amour loge dans vostre sein,
Vous irez jusqu’au bout, j’ose vous le promettre.
Obtenez de Chremès qu’il se veüille entremettre,
Et, parlant pour tous deux, vous sauve un compliment
Qui vous feroit rougir dans son commencement.
Je me tiens tout prié.
Nous vous en rendons grace.
Ah ! mon cher Parmenon, vien çà que je t’embrasse.
Il n’est pas encor temps.
Scène 4
Je reviens faire un tour :
Mon homme estoit absent, et j’attens son retour.
Mais j’apperçoy nos gens qui consultent ensemble.
Voila, si ce n’est luy, quelqu’un qui luy ressemble.
Qu’a de commun Chremès avec leur entretien ?
Ce n’estoit qu’un, jadis, de son pere et du mien ;
Peut-estre mes enfans luy content leur affaire
Viste, car il s’approche.
Allez, laissez-moy faire.
Ne sçauriez-vous sans haste attendre à l’avenir ?
Vostre teste à l’évent ne se peut contenir ;
D’un ton plus serieux taschez de luy respondre ;
Ne l’interrompez point, parlez sans vous confondre.
À Chremès
Vous, commencez le choc, et puis à nostre tour
Vous nous verrez tous deux appuyer son amour.
Comment vous va, Chremès ?
Et vous ?
De mille maux la vieillesse est suivie.
Il se faut consoler, c’est un commun malheur.
Damis a fait son temps, d’autres fassent le leur.
Mais à propos, Chremès, quand seray-je de feste ?
Pour rire à vostre hymen dès long-temps je m’appreste :
C’est une honte à vous d’estre si veux garçon,
Et je veux que mes fils vous fassent la leçon.
Quand voulez-vous quitter cette humeur solitaire ?
Si je vous proposois une semblable affaire ?
Pour qui ? pour mon cadet ?
C’est de luy qu’il s’agit.
Je m’en suis bien douté, car mesme il en rougit.
Je ne veux point priser un party qui me touche,
Ses loüanges, Damis, siéroient mal en ma bouche ;
Mais enfin l’alliance est assez à souffrir ;
En un mot, c’est ma sœur que je vous viens offrir.
Vostre sœur ! vous révez : où l’auriez-vous trouvée ?
À l’aage de quatre ans elle fut enlevée,
On vient de me la rendre, et Thaïs l’a chez soy ;
Afin que l’on adjouste à cecy plus de foy,
Dés-lors que vous aurez achevé l’hymenée,
La moitié de mes biens à ma sœur est donnée,
Avec espoir de tout ; mais apres mon trépas :
Quant à vous étaler tous ses autres appas,
Je ne m’en mesle point ; c’est à ceux qui l’ont veuë.
Chacun sçait la beauté dont Pamphile est pourveuë.
Qui la possedera doit s’estimer heureux.
Vous-mesme en deviendrez, je le gage, amoureux ;
On ne s’en peut sauver, et fust-on tout de glace.
J’estime sa beauté, mais j’admire sa grace ;
Ne cherchez pas plus loin, Monsieur, et m’en croyez.
Vous n’en sçauriez juger si vous ne la voyez ;
Aussi bien faudra-t-il prouver cette avanture,
Quoy que mon bien promis assez vous en asseure.
Si ce n’estoit ma sœur, voudrois-je la doter ?
Beaucoup d’autres raisons m’empeschent d’en douter,
L’âge et le temps du rapt peuvent servir d’indice,
Ce qu’en dit mon valet, ce qu’en sçait sa nourrice,
Une marque en son bras, une autre sur son sein.
J’entre donc chez Thaïs, non pas pour ce dessein :
Il suffit de sçavoir la beauté de Pamphile.
Vous éclaircir de tout ne peut estre inutile.
Touchez là, je ne veux autre éclaircissement.
Thaïs vous apprendra tout cét évenement.
Sans l’ardeur de son zele envers nostre famille,
Je n’aurois point de sœur, vous n’auriez point de fille.
Pamphile doit au soin que les siens en ont eu
Tout ce qu’elle a d’esprit, de grace, et de vertu.
Enfin, chacun de nous estant son redevable,
Pour moy, de ce costé, je me tiens insolvable :
Ma sœur ne l’est pas moins, son amant l’est aussi ;
Jugez qui de nous tous doit prendre ce soucy.
Mon aisné volontiers se charge de la debte.
Que voulez-vous qu’il donne, ou du moins qu’il promette ?
Car donner maintenant n’est pas en son pouvoir.
Ce sera, je m’en doute, à Damis d’y pourvoir :
J’en suis content, Chremès, et veux, sans repugnance,
Marquer cét heureux jour d’une double alliance.
Ma joye et vos conseils, tout parle pour Thaïs ;
Nous n’avons à gagner que le cœur de mon fils :
N’apprehendez-vous point l’effort qu’il faudra faire ?
S’il s’est laissé gagner, il a sceu vous le taire ;
Que pouvoit-il de plus que garder le respect ?
Il se taist mesme encor, et tremble à votre aspect.
Ses yeux parlent assez, si sa langue est muette,
Et j’en tiens le silence une marque secrette.
Que cét excez de joye avoit peine à sortir !
Je vais prier Thaïs d’y vouloir consentir.
Pour épargner sa honte attendez que j’en sorte.
Scène 5
Courage, compagnons ! commençons par la porte.
Voicy le Capitant tout prest de nous braver.
Luy découvrirons-nous ce qui vient d’arriver ?
Il vaut mieux en tirer le plaisir qu’on peut prendre.
Il ne nous a pas veus, cachons-nous pour l’entendre.
Simalion, Donax, Syrisce, suivez-moy.
Tu sçauras ce que c’est d’avoir faussé ta foy,
Déloyale Thaïs, et d’aymer un Phœdrie.
Mais il nous manque icy de nostre Infanterie.
Le reste suite de prés ; les feray-je avancer ?
Tels coquins ne sont bons qu’à nous embarasser.
J’en tiens pour vostre bras le secours inutile.
Par les cheveux d’abord je veux prendre Pamphile.
Tres-bien.
Et puis apres, luy donner mille coups.
Ce sera fait, Seigneur, fort vaillamment à vous.
Pour Thaïs, tu peux dire, autant vaut, qu’elle est morte.
Dieux ! Quel nombre d’exploits.
Hola, Simalion ! voicy vostre quartier.
C’est là ce qu’on appelle entendre le mestier.
Et toy, Syrisce…
Au gros ?
Non, conduy l’aile droitte.
Je ne vois rien de tel qu’une vaillance adroitte.
Donax, pren ce belier, et marche avec le gros.
Je ne vois point Sanga, vaillant parmy les brocs.
Sanga !
Que vous plaist-il ?
Tu manques de courage.
Ne faut-il pas quelqu’un pour garder le bagage ?
L’on ne te void jamais combattre au premier rang.
Pourquoy tiens-tu cecy ?
Pour étancher le sang.
Est-ce avec un mouchoir que tu pretends combattre ?
La vaillance du Chef et de ceux qu’il faut battre
M’ont fait croire, Seigneur, qu’on en auroit besoin ;
Il faut pourvoir à tout.
Des vivres qu’il faudra pour nourrir nostre armée ?
Ouy, Seigneur ; et, sçachant qu’une trouppe affamée
N’est pas de grand effet, j’ay laissé Sauvion
Pour mettre ordre au souper, et garder la maison.
Un autre employ, Gnaton, se doit à ta prudence ;
Va commencer l’attaque, et monstre ta vaillance,
Je donneray d’icy les ordres du combat.
Jamais qu’en un besoin le bon Chef ne se bat,
Chacun commence à craindre aussi-tost qu’il s’expose.
Avecque sans cesse on apprend quelque chose ;
Encore une leçon, je sçaurois le mestier
Ce n’est pas pour neant qu’on me tient vieux routier.
Je n’en puis plus souffrir l’insolente bravade.
N’entens-tu rien, Gnaton ? Dieux ! c’est une embuscade.
Enfans, sauve qui peut ! car nous sommes trahis.
D’où peut estre venu ce secours à Thaïs ?
Le secours n’est pas grand, et nous pouvons nous battre.
Il faut tout éprouver avant que de combattre ;
Le sage n’en vient point à cette extremité,
Qu’apres n’avoir rien pû gagner par un traitté ;
Quant à moy, j’ay tousjours gardé cette coustume.
Vous estes pour le poil autant que pour la plume.
Bon en paix, bon en guerre, enfin homme de tout.
Qui peut sans coup ferir mettre une affaire à bout,
Seroit mal conseillé d’en user d’autre sorte.
Soldat, que cherchez-vous autour de cette porte ?
Mon bien.
Quoy vostre bien ?
Pamphile.
Je n’ayme point à rire, et suis un peu jaloux :
Tréve de differend, ou vous verrez folie.
De grace, contestons sans fougue et sans saillie ;
C’est belle chose en tout d’écouter la raison.
Je soustiens que Pamphile appartient à Thrason.
Par quel droit ?
Enfin je suis son Maistre.
Qui n’ay soucy d’achapt, de Maistre, ny d’argent.
On m’a tousjours tenu pour un homme obligeant,
Je le veux estre encor : allez, je vous la donne ;
Mais j’entens, pour Thaïs, que l’on me l’abandonne.
Encor moins celle-cy
Que sert donc nostre accord ?
J’ay l’esprit trop jaloux, je vous l’ay dit d’abord,
Et ne sçaurois souffrir seulement qu’on la nomme.
Pauvres gens ! d’attirer sur vos bras un tel homme !
Vous feriez beaucoup mieux de l’avoir pour amy.
Il ne sçait ce que c’est d’obliger à demy.
Beaucoup mieux ! Et qu’es-tu pour parler de la sorte ?
Si je te vois jamais regarder cette porte,
M’entes-tu ? tu sçauras ce que pese ma main.
Ne me va point conter : C’est icy mon chemin,
Et je ne sçaurois pas m’empescher d’y paraistre :
Je ne veux voir autour le valet ny le maistre ;
Est-ce bien s’expliquer ?
Mais peut-on à l’écart vous parler un moment ?
Hé bien ?
Vous le pouvez admettre en vostre compagnie.
Il n’est pas pour vous nuire aupres d’aucun objet ;
Pour donner du soupçon c’est un foible sujet.
Si Thaïs l’a souffert, vous en sçavez la cause ;
Sa presence d’ailleurs est bonne à quelque chose :
Il peut, sans vous causer de crainte et de soucy,
Vous défrayer de rire, et de festins aussi.
J’accepte, au nom des trois, le party qu’on nous offre ;
Non que nous ayons peur de foüiller dans le coffre,
Mais afin d’en tirer du divertissement.
J’en vais dire à Chremès quatre mots seulement ;
Car, que d’aucun soupçon mon ame soit saisie,
Le Soldat n’est pas homme à donner jalousie.
Tout ce que j’en ay dit estoit pour l’abuser ;
Mais crois-tu qu’au hazard il se veuille exposer ?
Faites venir vos gens, et puis laissez-moy faire.
Chremès, vostre conseil est icy necessaire ;
Et vous aussi, mon frere, approchez un moment.
Seigneur, j’ay ménagé vostre accomodement ;
Chacun poura servir cette femme à sa mode,
Et crois que ce Rival se rendant incommode,
Thaïs le quittera pour estre toute à vous.
On ne trouve jamais son compte à des jaloux :
Vostre bource d’ailleurs n’estant point épargnée,
L’interest vous pourra donner cause gagnée ;
Et, fust-elle d’humeur à le trop negliger,
Vostre merite seul suffit pour l’engager.
Je t’entens. Que faut-il à present que je fasse ?
D’abord à ces Messieurs vous devez rendre grace,
Et reconduire apres vos trouppes au logis,
Où, comme en quelque port heureusement surgis,
Apres tant de travaux, de dangers et d’alarmes,
En beaux verres de vin nous changerons nos armes,
Beuvant à la santé de nostre Conducteur,
Qui de cette victoire a seul esté l’auteur.
Je croy que c’est le mieux que nous puissions tous faire.
À Phœdrie, et à sa Trouppe.
Messieurs, ne suis-je point en ce lieu necessaire ?
Comment ?
Je me retire, et mes gens avec moy.
Gnaton vous a-t-il dit ?…
Je rends tres-humble grace à vostre Seigneurie.
De ma part si jamais il survient broüillerie,
En pieces aussi-tost je consens d’estre mis ;
Et de l’heureux mal-heur qui nous rend bons amis,
Il ne sera moment que le jour je ne chomme.
Vous ay-je pas bien dit qu’il estoit galant-homme ?
Il reste cependant querelle entre nous deux.
Quoy ! vous vouliez tantost en prendre une aux cheveux !
Il faut que je la vange au peril de ma vie.
Ah ! ne réveillons point une noise assoupie.
Il a raison, mon frere, et c’est à contre-temps.
De l’avantage acquis estans plus que contens,
Soldats, retirons-nous : à vos rangs prenez garde ;
Pour moy, j’auray le soin de mener l’avant-garde.
C’est faire en vaillant Chef.
Scène 6
Damis a bien perdu :
Que n’a-t-il un moment avec nous attendu !
Comme nous, il eust eu sa part de la risée ;
Mais le voicy qui vient avecque l’épousée.
Cét hymen le fera de moitié rajeunir.
Mon fils, je te la rends, tu peux l’entretenir ;
Et je trouve Pamphile et si sage et si belle,
Que si je ne sçavois que tu brûles pour elle,
Je t’y voudrois porter ; mais son œil trop charmant
En a sceu prevenir le doux commandement.
Les Dieux en soient loüez, et fassent que son frere
Acheve sans tarder l’hymen qu’il pretend faire !
Je donne vingt talens.
J’accepte le party.
Et j’attens qu’à nos vœux Pamphile ait consenty.
Espargnez-luy, Damis, cét aveu de sa flame :
Son front vous dit assez ce qu’elle a dedans l’ame ;
Cette rougeur n’a point les marques d’un courroux.
Mon frere, une autre fois vous parlerez pour vous.
Une autre fois, ma sœur, vous parlerez sans feinte.
Puisque vous le voulez, j’obeïs sans contrainte.
La seule indifference est peu pour mon desir.
Adjoustez-y, ma sœur, que c’est avec plaisir.
Ce jour est pour Pamphile un jour d’obeïssance.
En puissiez-vous long-temps celebrer la naissance !
C’est sçavoir adjouster trop de grace au bien-fait.
Je voudrois que mon zele eust produit plus d’effet.
Quel autre effet ma sœur en pouvoit-elle attendre ?
Vos soins à l’obtenir, vos bontez à la rendre,
Et l’excés d’amitié que nous avons pu voir,
Nous enseignent assez quel est nostre devoir.
Disposez de mes biens, de moy, de ma famille ;
Tenez-moy lieu de sœur.
Puis qu’on doit à vos soins tout l’heur de ce succez.
Cét honneur me confond, et va jusqu’à l’excez.
Ce n’est pas tout, Madame, achevez la journée :
Nous voulons vous devoir un second hymenée ;
Vous me l’avez promis.
Et la suy de bon cœur en luy donnant ma foy.
Vous oserois-je encor demander quelque chose ?
Tu peux tout à present : dy moy, parle, propose ;
Tu verras ton desir exactement suivy.
Vous sçavez à quel point Parmenon m’a servy.
J’entens à demy mot ; tu veux qu’on l’affranchisse ?
Mon Pere, que cey tout d’un temps s’accomplisse !
Il est juste, et desja j’en ay donné ma foy.
Sois libre, Parmenon ; mais demeure avec moy.
Par ce double bien-fait mon attente est comblée.
De te voir affranchy ma joye est redoublée.
Le temps est un peu cher, quittons ces complimens,
Et ne retardons point l’aise de nos amans.
- ↑ Cette comédie n’a pas été représentée. Le texte que nous donnons ici est celui de l’édition originale in-4o, publiée par Augustin Courbé, et achevée d’imprimer le 17 août 1654.
- ↑ Œuvres diverses de 1729 : dans.
- ↑ L’édition originale porte, mais à tort : mon.
- ↑ Œuvres diverses de 1729 : ayeux.
- ↑ Œuvres diverses de 1729 : Je vois.
- ↑ Œuvres diverses de 1729 : sur-tout.
- ↑ Œuvres diverses de 1729 : bien
- ↑ On lit dans L’Alouette et ses Petits : « Ne t’atten qu’à toy seul, c’est un commun proverbe ».
- ↑ Œuvres diverses de 1729 : au fond.
- ↑ Œuvres diverses de 1729 : une.
- ↑ Œuvres diverses de 1729 : pas.
- ↑ Dans l’édition originale et dans les Œuvres diverses de 1729 ce vers est tel que nous le donnons ici, mais, au lieu d’être terminé par trois points, il l’est par un point avec une virgule. Cela rend le sens fort obscur ; aussi, pour y remédier, M. Walckenaër a-t-il corrigé, sans en prévenir : Tu pourrois toutefois choisir une autre voie.Ce changement, que rien n’autorise, jette, à ce qu’il me semble, beaucoup de froideur sur tout le passage. Le vers s’explique fort bien d’ailleurs par un sens suspendu, et la tournure est alors pleine de vivacité.