La Vampire/16
XVI
LES TROIS ALLEMANDS
Dans la chambre de ma pauvre petite Angèle, continua Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, on ne me répondit point d’abord, mais la porte était si mince que j’entendis le bruit de deux respirations oppressées.
« — Sauvez-vous ! dit la voix de la fillette épouvantée, sauvez-vous bien vite !
« — Restez ! ordonnai-je sans élever la voix. Si vous essayez de traverser la rue de nouveau, je vais ouvrir ma fenêtre et vous loger deux balles dans la tête. »
Angèle dit, et sa voix avait cessé de trembler :
« C’est le père ! il faut ouvrir. »
L’instant d’après, j’entrais, mes pistolets à la main, dans la chambrette, éclairée par une bougie.
Angèle me regarda en face. Elle ne savait pas regarder autrement. Elle était très pâle, mais elle n’avait pas honte…
— Parole ! voulut interrompre M. Berthellemot.
— Vous n’êtes pas juge de cela ! prononça Jean-Pierre avec un calme plein d’autorité. C’est sur autre chose que je suis venu prendre vos avis… Le jeune homme était debout au fond de la chambre, la taille droite, la tête haute.
Sur la table auprès de lui, il y avait un livre d’heures et un crucifix.
— Tiens ! tiens ! fit le secrétaire général. Est-ce qu’ils disaient la messe ?
— Je restai un instant immobile à les regarder, car j’étais ému jusqu’au fond de l’âme, et les paroles ne me venaient point.
C’étaient deux belles, deux nobles créatures : elle ardente et à demi révoltée, lui fier et résigné.
« Que faisiez-vous là ? » demandai-je.
Pour le coup le secrétaire général éclata de rire.
Jean-Pierre ne se fâcha pas.
— Votre métier durcit le cœur, monsieur l’employé, dit-il seulement.
Puis il poursuivit :
— Les questions prêtent à rire ou à trembler selon les circonstances où elles sont prononcées. Personne ici n’était en humeur de plaisanter.
Et pourtant, la réponse d’Angèle vous semblera plus plaisante encore que ma question. Elle répliqua en me regardant dans les yeux :
« Père, nous étions en train de nous marier. ».
— À la bonne heure ! s’écria Berthellemot, qui fit craquer tous ses doigts. Petite parole ! je prends des notes.
— Nous sommes religieux à la maison, continua Jean-Pierre, quoique j’eusse la renommée d’un mécréant, quand je chantais vêpres à Saint-Sulpice. Ma femme pense à Dieu souvent, comme tous les grands, comme tous les bons cœurs. Il ne faut pas croire qu’un républicain, — et je l’étais avant la république, moi, monsieur le préfet, — soit forcé d’être impie. Notre petite Angèle nous faisait la prière chaque matin et chaque soir… De son côté, le jeune M. de Kervoz venait d’un pays où l’idée chrétienne est profondément enracinée. Ce n’est pas un dévot, mais c’est un croyant…
— Et un chouan ! murmura Berthellemot.
Jean-Pierre s’arrêta pour l’interroger d’un regard fixé et perçant.
— Et un chouan, répéta-t-il, je ne dis pas non. Si c’est votre police qui l’a fait disparaître, je vous prie de m’en aviser franchement. Cela mettra un terme à une portion de mes recherches et rendra l’autre moitié plus facile.
Berthellemot haussa les épaules et répondit :
— Nous chassons un plus gros gibier, mon voisin.
— Alors, reprit Jean-Pierre Sévérin, j’accepte pour véritable que vous n’avez contribué en rien à la disparition de René de Kervoz, et je continue.
Ma pauvre petite Angèle m’avait donc dit : « Père, nous sommes en train de nous marier. » René de Kervoz fit un pas vers moi et ajouta : « J’ai des pistolets comme vous ; mais si vous m’attaquez, je ne me défendrai pas. Vous avez droit : je me suis introduit nuitamment chez vous comme un malfaiteur. Vous devez croire que j’ai volé l’honneur de votre fille »
Je le regardais attentivement, et j’admirais la noble beauté de son visage.
Angèle dit :
« — René, le père ne vous tuera pas. Il sait bien que je mourrais avec vous.
« — Ne menacez pas votre père ! » prononça tout bas le jeune Kervoz, qui se mit entre elle et moi en croisant ses bras sur sa poitrine…
— Vous ne me connaissez pas, monsieur l’employé, s’interrompit ici Jean-Pierre, et il faut bien que je me montre à vous comme Dieu m’a fait. J’avais envie de l’embrasser ; car j’aime de passion tout ce qui est brave et fier.
— Et d’ailleurs, glissa Berthellemot, ce René de Kervoz, tout chouan qu’il est, a des terres en basse Bretagne, et ne faisait pas un trop mauvais parti pour une grisette de Paris… Ne froncez pas le sourcil, mon voisin, je ne vous blâme pas : vous êtes père de famille.
— Je suis Sévérin, dit Gâteloup, repartit rudement l’ancien maître d’armes, et j’ai passé ma vie à mettre le talon sur vos petites convenances et vos petits calculs. Par la sarrabugoy ! comme ils juraient autrefois, quand j’étais l’ami de tant de marquis et de tant de comtesses, j’avais dix mille écus de rentes rien que dans mon gosier, citoyen préfet, et les landes de la basse Bretagne tiendraient dans le coin de mon œil. J’avais envie de l’embrasser, cet enfant-là, parce qu’il me plaisait, voilà tout… et ne m’interrompez plus si vous voulez savoir le reste !
Berthellemot eut un sourire bonhomme en répondant :
— La, la, mon voisin, calmons-nous ! Je prends des notes. Vous ne tuâtes personne, je suppose !
— Non, je fus témoin du mariage.
— Ils se marièrent donc, les tourtereaux ?
— Provisoirement, sans prêtre ni maire, devant le crucifix… Et je reçus la parole d’honneur de René, qui fit serment de ne plus danser sur la corde roide au travers de la rue jusqu’au moment où le maire et le prêtre y auraient passé.
— Autre bon billet, mon voisin !
— Il a tenu loyalement sa promesse… trop loyalement.
— Ah ! peste ! C’est une autre façon de se parjurer.
Les doigts de Jean-Pierre pressèrent son front où il y avait des rides profondes.
— Ma femme et moi, dit-il d’un ton presque fanfaron et qui essayait de braver la raillerie, nous fûmes parrain et marraine quand l’enfant vint…
— Petite parole ! s’écria Berthellemot avec une explosion d’hilarité. Je savais bien que c’était chose faite ! Était-ce un chouanet ou une chouanette ?
— Monsieur l’employé supérieur, vous me payerez vos plaisanteries en retrouvant mes enfants, n’est ce pas ? demanda Jean-Pierre, qui lui saisit le bras avec une violence froide.
— Mon voisin !… fit Berthellemot, pris d’une vague frayeur.
Mais Jean-Pierre souriait déjà.
— C’était un petit ange, dit-il, et nous la nommâmes Angèle, comme sa mère… Mon Dieu, oui, vous l’avez très bien compris, le mal était fait. La nuit où j’entrai dans la chambrette d’Angèle avec mes pistolets, René était là pour accomplir ou promettre une réparation. Tout cela nous fut expliqué, car je n’ai point de secret pour ma femme, et ma femme ne sut pas être plus sévère que moi. Nous acceptâmes toutes les promesses de René de Kervoz ; nous reconnûmes la sincérité des explications qu’il nous donna. Il ne pouvait pas se marier maintenant ; le mariage fut remis à plus tard, et nous formâmes une famille.
C’était une belle et douce chose que de les voir s’aimer, ce fier jeune homme, cette chère, cette tendre jeune fille. Oh ! je ne vous empêche plus de rire. Il y a là, dans mon cœur, assez de souvenirs délicieux et profonds pour combattre tous les sarcasmes de l’univers !
Ils étaient là, le soir, entre nous. Je ne sais pas si ma pauvre femme n’aimait pas autant son René que son Angèle.
Il me semble que je les vois, les mains unies, les sourires confondus, lui soucieux parce qu’Angèle était bien pâle, malgré sa souffrance, heureuse d’être ainsi adorée.
Puis Angèle refleurit ; elle fut belle autrement et bien plus belle avec son enfant dans ses bras…
Ici, M. Berthellemot consulta sa montre à son tour, une montre élégante et riche.
— Heureusement que j’avais un peu congé ce soir, murmura-t-il. Vous n’êtes pas bref, mon voisin.
— Je le serai désormais, monsieur l’employé, répliqua Jean-Pierre en changeant de ton du tout au tout. Aussi bien, je plaide une cause gagnée ; votre excellent cœur est ému, cela se voit !
— Certes, certes… balbutia le secrétaire général.
— Je passe par-dessus les détails et j’arrive à la catastrophe. Voilà un mois, à peu près, notre petit ange avait six semaines, et sa jeune mère, heureuse, lui donnait le sein. René vint nous annoncer un soir que rien ne s’opposait plus à l’accomplissement de sa promesse, et Dieu sait que le cher garçon était plus joyeux que nous.
Il n’y a pas beaucoup d’argent à la maison, et René, pour le moment n’est pas riche. Cependant il fut convenu que la noce serait magnifique. Une fois en notre vie, ma pauvre femme et moi nous eûmes des idées de luxe et de folie. Ce grand jour du mariage d’Angèle, c’était la fête de notre bonheur à tous
Elle fut fixée à trente jours de date, cette chère fête, qui ne devait point être célébrée.
Angèle et René devaient être mariés après-demain.
Nous nous mîmes à travailler aux préparatifs dès ce soir-là, et ce soir-là, comme si le ciel nous prodiguait tous les bons présages, notre petit ange eut son premier sourire.
Quinze jours se passèrent. Une fois, à l’heure du repas, René ne parut point.
Quand il arriva, longtemps après l’heure, il était soucieux et pâle.
Le lendemain, son absence fut plus longue.
Le surlendemain, Angèle manqua aussi au souper de famille. La petite fille se prit à souffrir et à maigrir : le lait de sa mère, qui naguère la faisait si fraîche, s’échauffa, puis tarit. Nous fûmes obligés de prendre une nourrice.
Que se passait-il ?
J’interrogeai notre Angèle ; sa mère l’interrogea ; tout fut inutile. Notre Angèle n’avait rien, disait-elle.
Jusqu’au dernier moment elle refusa de nous répondre, et nous n’avons pas eu son secret.
Il en fut de même de René. René donnait à ses absences des motifs plausibles et expliquait sa tristesse soudaine par de mauvaises nouvelles arrivées de Bretagne.
Angèle était si changée que nous avions peine à la reconnaître. Nous la surprenions sans cesse avec de grosses larmes dans les yeux.
Et cependant le jour du mariage approchait.
Voilà trois fois vingt-quatre heures que René de Kervoz n’a point couché dans son lit.
Il a visité, le 28 du mois de février, l’église de Saint-Louis-en-l’Ile, où il a rencontré une femme. Angèle l’avait suivi, j’avais suivi Angèle. Ce soir-là on m’a rapporté Angèle mourante ; elle a refusé de répondre à mes questions.
Le lendemain, toute faible qu’elle était, elle s’échappa de chez nous, après avoir embrassé sa petite fille en pleurant.
René n’est pas revenu, et nous n’avons pas revu notre Angèle.
Jean-Pierre Sévérin se tut.
Pendant la dernière partie de son récit, faite d’une voix nette et brève, quoique profondément triste, le secrétaire général s’était montré très attentif.
— J’ai pris des notes, dit-il quand son interlocuteur garda enfin le silence. La série de mes devoirs comprend les petites choses commet les grandes, et je suis tout particulièrement doué de la faculté d’embrasser dix sujets à la fois. Bien plus, j’en saisis les connexités avec une étonnante précision. Votre affaire, qui semble au premier aspect si vulgaire, mon cher voisin, en croise une autre, laquelle touche au salut de l’État. Voilà mon appréciation.
— Prenez garde, commença Jean-Pierre. Ne vous égarez pas.
— Je ne m’égare jamais ! l’interrompit Berthellemot avec majesté. Il s’agit d’un double suicide.
Le greffier-concierge de la Morgue secoua la tête lentement.
— En fait de suicide, prononça-t-il tout bas, personne ne peut être plus compétent que moi. De mes deux enfants, il n’y en avait qu’un seul pour avoir des raisons d’en finir avec la vie.
— René de Kervoz ?
— Non… Notre fille Angèle.
— Alors vous ne m’avez pas tout dit ?
Jean-Pierre hésita avant de répondre.
— Monsieur l’employé, murmura-t-il enfin, l’être mystérieux qui défraye en ce moment les veillées parisiennes, la Vampire, n’est ni goule, ni succube, ni oupire…
— La connaitriez-vous ? s’écria vivement Berthellemot.
— Je l’ai vue deux fois.
Le secrétaire général ressaisit précipitamment son papier et sa mine de plomb.
— Ce n’est pas de sang que la Vampire est avide, poursuivit Jean-Pierre. Ce qu’elle veut, c’est de l’or.
— Expliquez-vous, mon voisin ! expliquez-vous !
— Je vous ai dit, monsieur l’employé, que l’idée nous était venue de battre monnaie pour ces chères épousailles d’Angèle et de René. J’avais rouvert ma salle d’armes, et dès que ma porte de maître d’escrime s’entre-bâille seulement, les élèves abondent incontinent. Il en vint beaucoup. Parmi eux se trouvaient trois jeunes Allemands de la Souabe, le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz Koënig, dont le père possède les grandes mines d’albâtre de Würtz, dans la forêt Noire. Tous ces gens du Wurtemberg sont comme leur roi : ils aiment la France et le premier consul. À l’exception des camarades du Comment…
— Comment ? répéta le secrétaire général.
— C’est le nom du code de compagnonnage de l’Université de Tubingen, où les Maisons moussues, les Renards d’or et les Vieilles Tours ont un peu le diable au corps.
— Ah ça ! ah ça ! fit Berthellemot, quelle langue parlez-vous là, mon voisin ? Je prends des notes. Petite parole ! M. le préfet n’y verra que du feu.
Je parle la langue de ces bons Germains, qui jouent éternellement trois ou quatre lugubres farces : la farce du duel, la farce des conspirations, la farce du suicide, et cette farce où Brutus parle tant, si haut et si longtemps de tuer César, que César finit par entendre et claquemure Brutus dans un cul de basse-fosse. Un jour que nous aurons le temps je vous conterai l’histoire de la Burschenschaft et de Tugenbaud, que vous paraissez ignorer…
— Comment cela s’écrit-il, mon cher monsieur Sévérin ? demanda le secrétaire général, et pensez-vous réellement qu’ils aient été pour quelque chose dans la machine infernale ?
— La postérité le saura, répliqua Jean-Pierre avec une gravité ironique, à moins toutefois que le temps ne puisse soulever ce mystère. Mais revenons à nos trois jeunes Allemands de la Souabe, le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz Koënig, qui n’appartenaient nullement à la ligue de la Vertu et n’avaient aucun méchant dessein.
Le comte Wenzel était riche, le baron de Ramberg était très riche, Franz Koënig compte par millions : ce laitage solide, l’albâtre, étant fort à la mode depuis quelque temps…
Le comte Wenzel avait de l’esprit, le baron de Ramberg avait beaucoup d’esprit, Franz Koënig a de l’esprit comme un démon.
— Vous parlez toujours des deux premiers au passé, mon voisin, fit observer le secrétaire général. Est-ce qu’ils sont morts ?
— Dieu seul le sait, prononça tout bas Jean-Pierre. Vous allez voir. J’ai rarement rencontré trois plus beaux cavaliers, surtout le marchand d’albâtre : une figure délicate et fine sur un corps d’athlète, des cheveux blonds à faire envie à une femme.
Du reste, tous les trois braves, aventureux et cherchant franchement le plaisir.
Le comte Wenzel repartit le premier pour l’Allemagne ; ce fut rapide comme une fantaisie. Le baron de Ramberg le suivit à courte distance, et, chose véritablement singulière chez des gens de cette sorte, tous les deux s’en allaient en restant mes débiteurs.
Toute idée fixe change le caractère. J’ai passé ma vie à négliger mes intérêts ; mais je voulais de l’argent pour notre fils de famille : je n’aurais pas fait grâce d’un écu à mon meilleur ami.
J’écrivis au comte d’abord, pour lui et pour le baron. Point de réponse.
J’écrivis ensuite au baron, le priant d’aviser le comte. Même silence.
Notez bien que je les connaissais pour les plus honnêtes, pour les plus généreux jeunes gens de la terre.
Je les aimais. Je fus pris d’inquiétude. J’adressai une lettre à notre chargé d’affaires français à Stuttgard, M. Aulagnier, qui est mon ancien élève pour le solfège. — J’ai des amis un peu partout. — M. Aulagnier me répondit que non seulement le comte Wenzel et le baron de Ramberg n’étaient point de retour à Stuttgard, mais que leurs familles commençaient à prendre frayeur.
On n’avait point de leurs nouvelles depuis certain jour où le comte avait écrit pour demander l’envoi d’une somme de cent mille florins de banque, destinée à former sa dot, car il se mariait à Paris, disait-il, et entrait dans une famille considérable.
Aventure identiquement pareille pour le baron de Ramberg, qui, seulement, au lieu de cent mille florins de banque, en avait demandé deux cent mille.
Le double envoi avait eu lieu.
Et ce qui épouvantait les amis de mes deux élèves, c’est que le comte Wenzel et le baron de Ramberg devaient épouser la même femme : la comtesse Marcian Gregoryi.
— La comtesse Marcian Gregoryi ! répéta M. Berthellemot.
Jean-Pierre attendit un instant pour voir s’il ajouterait quelque chose.
— Ce nom vous est connu ? demanda-t-il enfin ?
— Il ne m’est pas inconnu, répondit le secrétaire général, de cet accent à la fois craintif et hostile que prennent les gens de bureau pour parler de ce qui concerne leurs chefs.
— M. le préfet a dû le prononcer devant moi… Je prends des notes.
Jean-Pierre attendit encore. Ce fut tout.
Berthellemot reprit :
— Cette affaire-là n’est pas venue dans les bureaux, On ne nous a rien envoyé de l’ambassade de Wurtemberg.
— C’est qu’on n’a rien reçu, répliqua Jean-Pierre. Je sors de l’ambassade. Les messages ont dû être interceptés. Berthellemot eut son sourire administratif.
— Cela supposerait des ramifications tellement puissantes… commença-t-il.
— Cela supposerait, l’interrompit Jean-Pierre Sévérin froidement, l’infidélité d’un employé des postes… et la chose s’est vue.
— Quelquefois, avoua le secrétaire général, qui ne perdit point son sourire.
Entre administrations, la charité se pratique assez bien.
— D’ailleurs, reprit Jean-Pierre, je ne prétends point que cette entreprise mystérieuse et sanglante à qui la terreur publique commence à donner pour raison sociale ce nom : la Vampire, n’ait pas de très puissantes ramifications.
— Mais cela existe-t-il ? s’écria Berthellemot, qui se leva et parcourut la chambre d’un pas agité. Un homme dans ma position se perd en doutant parfois, parfois en se montrant trop crédule !… l’habileté consiste…
— Pardon, monsieur l’employé supérieur, dit Jean-Pierre. Je suis le fils d’un pauvre homme, qui pensait beaucoup et qui parlait peu. Voulez-vous savoir comment mon père jugeait l’habileté ? Mon père disait : Va droit ton chemin, tu ne tomberas jamais dans les fossés qui sont à droite et à gauche de la route… Et moi, qui suis un vieux prévôt, j’ajoute : L’épée à la main, tiens-toi droit et tire droit ; chaque feinte ouvre un trou par où la mort passe… Il ne s’agit pas ici de savoir où est votre intérêt, mais où est votre devoir.
La promenade du secrétaire général s’arrêta court.
— Mon voisin, dit-il, vous parlez comme un livre. Continuez, je vous prie.
— Je dois vous dire, monsieur l’employé, poursuivit en effet Jean-Pierre, que j’ai revu M. le baron de Ramberg, après son prétendu départ pour l’Allemagne, au milieu de circonstances singulières et dans cette église de Saint-Louis-en-l’Ile où mes deux enfants ont disparu pour moi… Ramberg était avec la comtesse Marcian Gregoryi… et je crois qu’il partait pour un voyage bien autrement long que celui d’Allemagne.
— Accusez-vous cette comtesse ? demanda Berthellemot.
— Que Dieu assiste ceux que j’accuserai, répliqua Jean-Pierre. Voici donc deux de nos Allemands écartés ; restait le marchand d’albâtre, le millionnaire Franz Koënig, héritier des carrières de Wûrtz. Celui-là n’est ni baron ni comte, mais je ne connais pas beaucoup de malins, Français ou non, capables de jouer sa partie, quand il s’agit de traiter une affaire. Dans le plaisir il est de feu, dans le négoce il est de marbre.
Celui-là a duré plus longtemps que les autres, quoiqu’il fût évident pour moi, depuis plusieurs jours déjà, qu’un élément nouveau était entré dans sa vie.
Je devinais autour de lui les pièges mystérieux ou ses deux compagnons sont peut-être tombés.
Et je le surveillais bien plus étroitement, hélas ! que je ne veillais sur mes pauvres chers enfants, René et Angèle.
Franz Koônig est encore venu à ma salle d’armes aujourd’hui, il n’y viendra pas demain.
— Parce que ?… murmura le secrétaire général, qui tressaillit en se rasseyant.
— Parce que, comme les autres, il a réalisé une forte somme, et que le moment est venu de le dépouiller.
— Vous auriez fait un remarquable agent, dit Berthellemot. Je prends des notes.
— Quand je m’occupe de police, répliqua Jean-Pierre, c’est pour mon compte. Cela m’est arrivé plus d’une fois en ma vie, et je me suis assis dans le cabinet de Thiroux de Crosne, le lieutenant de police qui succéda à M. Lenoir, comme je comptais m’asseoir, aujourd’hui dans le cabinet de M. le préfet Dubois.
Sévérin, dit Gâteloup, faisait ici allusion à la bizarre aventure qui est le sujet de notre précédent récit : la Chambre des Amours. On se souvient du rôle important que, sous son nom de Gâteloup, chantre à Saint-Sulpice et prévôt d’armes, il joua dans ce drame.
— Il n’y a pas besoin de nombreuses escouades, continua-t-il, pour relever une piste et pour mener une chasse. J’avais à venger la blessure qui empoisonna ma jeunesse, et j’avais à sauvegarder des enfants que j’aimais. J’étais jeune, hardi, avisé, quoique j’eusse le défaut de chercher parfois au fond de la bouteille l’oubli d’un cuisant chagrin… Maintenant je suis presque un vieillard, et c’est pour cela que je viens demander de l’aide.
Pas beaucoup d’aide : un homme ou deux que je choisirai moi-même. Cela n’affaiblira pas votre armée, monsieur l’employé, et cela me suffira.
Franz Koënig n’avait pas besoin d’écrire à Stuttgard pour toucher la forte somme dont je vous ai parlé : il possédait un crédit illimité sur la maison Mannheim et Co. À deux heures cette après midi, il a quitté ma salle ; à trois heures il sortait de la maison Mannheim et chargeait dans sa voiture deux cent cinquante mille thalers de Prusse en bons de la caisse royale de Berlin.
Voilà pourquoi, monsieur, je n’ai point employé le passé en prononçant le nom de Franz Koënig, comme je l’avais fait en parlant du comte Wenzel et du baron de Ramberg. C’est que le premier n’a peut-être pas encore eu le temps d’être tué, tandis que certainement les deux autres sont morts.