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CHAPITRE XV
LES ENNEMIS DE LA LIBERTÉ
La liberté a des ennemis de plusieurs sortes ; elle en a même d’innombrables ; car elle n’est aimée que de ceux qui n’aiment ni à être opprimés ni à opprimer les autres, et si ceux-là sont très nombreux, ceux-ci sont infiniment rares. La liberté compte donc ses ennemis par légions. Les principaux, à se tenir dans la sphère des idées, sont le Monarchisme, l’Aristocratisme, le Socialisme, l’Egalité, la Souveraineté nationale, le Parlementarisme,
§ I. — LE MONARCHISME
Le monarchisme déteste naturellement la liberté, puisque son principe c’est la domination de tous par un seul, et sa tendance pousser cette domination aussi loin que possible.
Le monarque est un homme que les circonstances ont placé à la tête d’un peuple qu’il gouverne sans contrepoids, sans frein et sans limites. Cet homme, s’il est à tendances mystiques, s’imaginera facilement que, représentant Dieu sur la terre, non seulement il a le droit, mais il a le devoir de penser pour tout son peuple, d’agir pour tout son peuple et de ne point permettre que personne de son peuple agisse ou pense par lui-même. Il a charge d’âmes devant Dieu.
S’il est seulement homme de grande volonté, il pensera exactement de même ; et vous avez remarqué ce que sont dans une famille les hommes ou les femmes de grande volonté : ils n’admettent pas d’autre pensée que la leur.
S’il est homme de grande intelligence, il souffrira à la pensée que d’autres que lui pensent, délibèrent et résolvent dans son empire, remarquant que bien souvent ils pensent, délibèrent et résolvent des sottises.
Et s’il est un imbécile, ce sera bien pire ; car alors il sera orgueilleux comme un imbécile, et toute contradiction à ses idées et toute limite à son autorité le rendront absolument furieux.
Pour toutes ces raisons, il est aussi difficile qu’un monarque absolu, ou même quasi absolu, soit libéral qu’il l’est qu’un câble passe par le chas d’une aiguille.
Et pourtant, à supposer un roi, même absolu, qui serait intelligent et qui ne serait ni trop volontaire ni trop orgueilleux, rien ne serait plus raisonnable à lui que d’être très libéral. Un roi peut s’accommoder du libéralisme, et le libéralisme peut s’accommoder d’un roi. Un roi pourrait et devrait se dire :
« Je suis chargé par la Providence ou par l’histoire, par la succession des faits, de faire régner l’ordre matériel dans ce pays, de le défendre d’avance par diplomatie, à un moment donné par les armes, contre l’étranger. Du reste je puis faire tout autre chose et toute autre chose. Mais en limitant à cela mes préoccupations et mes soins, je remplis évidemment tout mon devoir ; je me borne à ne pas m’en créer de nouveaux ; et peut-être rendrai-je ma tâche beaucoup plus simple, beaucoup plus facile et beaucoup plus agréable. — Qu’ai-je à faire de m’occuper d’éducation ? Que les pères élèvent leurs enfants et prennent qui ils voudront pour les aider à les élever. Je ne suis pas le père de mes sujets. Il me suffira de constater que les maisons d’éducation ne sont pas des rendez-vous de débauche. Je gagnerai à cela de n’avoir pas à prendre parti dans la querelle des Universaux, ce qui est une abstention agréable. — Qu’ai-je à faire de m’occuper de religion ? Je ne suis pas un pape. Je ne tolérerai pas une religion qui pratiquera des sacrifices humains, ou qui défendra de se plier au service militaire. Evidemment ; ces choses sont d’ordre matériel ou de défense nationale. Mais toute religion qui aboutira à une morale sociale non destructrice de l’Etat, je ne songerai nullement à l’inquiéter ni du reste à la protéger, ni à la soutenir. C’est à ses fidèles à la soutenir et aux fidèles des autres religions à la discuter. Je gagnerai à cette abstention de n’avoir pas à prendre parti dans la querelle sur la bulle Unigenitus, s’en mêler devant être difficultueux et fatigant, sans grand profit sans doute pour l’Etat, — Qu’ai-je à faire de museler les pamphlétaires et les écrivains ? Ils se neutralisent les uns les autres en se contredisant, d’où il suit qu’ils ne seront pas très dangereux pour personne. Et ici il me semble que je gagne beaucoup ; parce que si je les tracasse, ils m’attaqueront, moi, et pourront détacher mes sujets de moi ; tandis que si je les laisse tranquilles, je veux dire agités, ils s’attaqueront, eux, les uns les autres, et me laisseront indemne. — Ainsi de suite. Décidément je ne m’occupe que de police, d’armée et de diplomatie. Là, par exemple, j’entends être le maître. C’est mon métier. »
Un roi pourrait très bien raisonner ainsi, et c’est pour cela que j’ai dit qu’un roi peut s’accommoder du libéralisme et que le libéralisme peut s’accommoder d’un roi. Seulement j’ai supposé un roi qui fût très intelligent et qui ne fût ni volontaire ni orgueilleux. Voilà pourquoi j’ai dit aussi que le monarchisme était un ennemi naturel de la liberté
§ II. — L'ARISTOCRATISME
Ici il faut bien s’entendre, car nous marchons sur des contresens. J’appelle aristocratie l’ aristocratie. J’appelle aristocratie l’oligarchie ; j’appelle aristocratie un petit groupe de citoyens qui gouverne et qui administre à l’exclusion des autres citoyens (Venise), ou une classe nombreuse qui exerce seule le pouvoir politique à l’exclusion des autres citoyens (France, 1815-1848). Je ne me servirai pas du mot aristocratie dans un autre sens.
Mais, depuis 1730 environ, le mot aristocratie est employé, abusivement ; improprement, dans une signification toute différente. Les hommes à tendances démocratiques ont appelé « aristocratie » ou « aristocratique » tout ce qui dans une nation se distingue du fond commun, de la foule, par une certaine cohésion, tout ce qui s’est groupé et forme groupe, toute association, tout faisceau, tout ce qui n’est pas « des individus ». L’Eglise, même depuis qu’elle n’est plus ordre de l’Etat avec privilèges politiques et pouvoir de judicature, est pour eux une aristocratie ; l’armée, qui précisément est dépouillée des droits politiques qui appartiennent aux autres citoyens, est une aristocratie ; la magistrature une aristocratie, la haute banque une aristocratie, etc.
Ce ne sont pas des aristocraties du tout, puisqu’elles ne gouvernent pas ; ce sont des « aristies », si l’on veut, ou plutôt ce sont des « corps constitués » au milieu de la masse amorphe ; ce ne sont pas du tout des aristocraties.
Ces deux choses sont si différentes qu’elles sont contraires. J’ai souvent essayé de prouver que les « corps constitués », que les « aristies », qui, du reste, ne participent pas au pouvoir, sont des ferments de liberté, des conservatoires de liberté, et des appuis de la liberté : d’abord en ce qu’elles en donnent l’exemple, vivant d’une vie autonome et enseignant à vivre ainsi ; ensuite limitant le pouvoir central et lui opposant une barrière plus ou moins solide, mais plus ferme que celle des individus isolés ; enfin ayant une tendance naturelle, puisqu’elles vivent de liberté, à se solidariser avec tout ce qu’il y a d’éléments de liberté dans le pays et avec tout ce qui est libéral d’esprit et de sentiment dans le pays. — Voilà ce qu’il faut dire des « aristies », des corps constitués indépendants et autonomes, qu’ils soient du reste de haute classe (académies, associations littéraires, scientifiques, morales, compagnies industrielles) ou populaires (syndicats, sociétés coopératives, etc.).
Mais l’aristocratie proprement dite, l’oligarchie, le gouvernement de tous par quelques-uns, n’est pas libérale de sa nature et doit être comptée parmi les ennemis de la liberté. Elle peut l’être plus, elle peut l’être moins que la monarchie ; mais elle l’est toujours. En général elle l’est davantage. Il suffit qu’un roi soit généreux, il suffit qu’il soit intelligent pour qu’il soit libéral. Cela arrive très rarement ; mais cela arrive. Pour qu’une aristocratie fût libérale, il faudrait, elle aussi, qu’elle fût généreuse et intelligente, mais cela est beaucoup plus difficile à une classe qu’à un homme. Un homme ne dépend que de lui, chaque homme d’une classe dépend des autres hommes de sa classe ; et des gens investis du privilège de gouverner n’aiment pas beaucoup que rien échappe à leur autorité et à leurs prises. Ce sont plusieurs rois, et des rois ils ont l’orgueil de race, la prétention à l’infaillibilité, le mépris de tout ce qui n’est pas de leur sang ou de leur monde, la tendance à l’omnipotence et à l’omnipossession, bref toutes les maladies royales. Ce sont plusieurs rois, et dès lors, tandis que le roi ne peut pas tout faire et se résigne quelquefois à ne pas tout faire et à laisser des volontés indépendantes de la sienne, isolées ou associées, faire quelque chose ; eux se partagent entre eux toutes les choses à faire sur le territoire et ne laissent rien à ce qui n’est pas eux, si ce n’est l’obéissance.
Ils réussissent quelquefois, pour un temps, mais assez court, comme on voit en somme par l’histoire, parce qu’ils sont dans une situation très instable, et comme sur le tranchant d’une lame, et qu’à eux plus qu’à tout autre gouvernement s’applique l’axiome que les gouvernements périssent par l’excès ou par l’abandon de leur principe. S’ils sont aristocratie fermée, ils s’étiolent, et au bout de quelques générations ils ne fournissent plus l’état-major nécessaire à la nation pour la conduire, et ils s’effondrent dans leur impuissance. S’ils sont aristocratie ouverte, la brèche s’élargit peu à peu et assez vite, la démocratie les envahit, l’aristocratie devient quasi démocratie — c’est ce qu’elle était à Rome du temps de Marius — et l’élément démocratique détruit les restes de la citadelle où il a pénétré.
Ce n’est que dans la période intermédiaire, celle où l’aristocratie n’est qu’entr’ouverte, qu’elle peut faire, et à la condition d’être intelligente et généreuse, de bonnes et grandes choses. Ce temps est en général assez court.
Quelle qu’elle soit, l’aristocratie est peu favorable à la liberté. Chez nous, par exemple, de 1815 à 1848, elle a gouverné sagement, prudemment, avec économie et adresse ; donnant à la France un bon régime financier ; elle s’est fait regretter, et personne plus que moi ne respecte et ne comprend ces regrets ; mais elle a eu terreur et horreur de la liberté. À ce point de vue elle ne différait point du tout de Napoléon 1er, dans le lit de qui, soit Restauration soit gouvernement de Juillet, elle s’était couchée. Elle n’a admis, malgré certaines promesses des chartes, ni liberté de pensée, ni liberté de parole, ni liberté de réunion, ni liberté religieuse, ni liberté d’enseignement, sinon dans une mesure si restreinte et avec de telles entraves que ce n’étaient point des libertés, et de si mauvaise grâce encore qu’on ne peut vraiment ni l’incriminer sur son libéralisme, ni l’en louer.
Il est vrai qu’elle était française et que les Français ne sont pas libéraux. Disons alors qu’elle avait deux raisons pour n’être pas libérale, dont l’une était qu’elle était française et l’autre qu’elle était aristocratie.
§ III. — LE SOCIALISME
Le socialisme, étant une transformation du monarchisme, ne peut guère être libéral. Il est même la forme aiguë de l’antilibéralisme. Il consiste en son fond, et en quelque variété ou sous-variété qu’on le considère, à désirer que tout soit fait par l’Etat, que tout soit réglé par l’Etat et qu’il n’y ait que l’Etat. C’est précisément l’idéal de la monarchie et c’est le sien.
Il n’y a d’autre différence entre la monarchie et lui que celle-ci, qu’en monarchie tout le monde est la chose d’un roi et qu’en socialisme tout le monde est la chose de tout le monde. Cette différence serait considérable si elle était réelle ; mais, bien entendu, elle ne peut être et elle n’est qu’apparente ; car comme il faut que quelqu’un de défini gouverne, tout le monde gouverne par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs délégués, et ainsi, sous prétexte de gouvernement qui est la chose de tout le monde, tout le monde est gouverné soit par un représentant de tout le monde, soit par plusieurs représentants de tout le monde, et nous retombons soit dans la monarchie, soit dans l’aristocratie.
Et de plus on a ce désagrément que l’on vit sous un régime qui n’admet que l’Etat et qui ne supporte pas qu’autre que l’Etat agisse, ni que quoi que ce soit se fasse d’autre manière que socialement.
Donc, en dernière analyse, forme supérieure et définitive de la monarchie, forme absolue de la monarchie absolue, le socialisme asservit l’individu jusque-là qu’il le supprime. La monarchie l’enchaînait, le socialisme l’annihile.
Qu’est l’industrie ? C’est chose sociale, comme on disait chose du roi. Qu’est le commerce ? C’est chose sociale, comme on disait chose du roi. Qu’est la religion, si elle n’est pas supprimée ? C’est institution sociale, comme on disait établissement du roi. Qu’est l’enseignement ? C’est chose nationale, comme on disait chose du roi. Qu’est l’agriculture ? Le sol appartient à tous comme il appartenait au roi, et il est cultivé en commun sous la direction de l’Etat. L’agriculture est chose d’Etat, comme on disait chose du roi.
Et donc, industriel, qu’êtes-vous ? Un fonctionnaire. Commerçant ? Un fonctionnaire. Prêtre ? Un fonctionnaire. Professeur ? Un fonctionnaire. Ouvrier ? Un fonctionnaire. Paysan ? Un fonctionnaire.
Jusqu’aux plus petits détails. On demandait récemment : « Si vous supprimez les congrégations et associations qui reçoivent de la main gauche de l’argent des riches et qui le donnent de la main droite aux pauvres, qui secourra les pauvres ? » M. Jaurès répondit immédiatement : « Eh bien, mais, l’Etat ! » C’est-à-dire : le gouvernement interdira la charité individuelle, mais il fera la charité socialement, de manière à ne la faire qu’à ses amis et à faire des indigents même ses salariés et ses sportulaires. Les indigents eux-mêmes seront fonctionnaires à leur façon, pour qu’eux aussi ne soient pas indépendants, l’indépendance, même à ce point relative, étant chose que l’Etat ne peut pas supporter.
Le socialisme supprime donc l’individu, n’admet pas qu’il existe. Un homme est un rouage de la machine-Etat. Et, à la tête de la machine, il y a un ou plusieurs ingénieurs qui pensent pour tous les rouages, les placent où il faut, les mettent en mouvement, les déplacent, les graissent et les huilent tant qu’ils peuvent servir, et les mettent de côté, avec les égards dus à de vieux serviteurs, quand ils sont cassés.
— C’est plutôt une aristocratie qu’une monarchie.
— J’ai dit, en effet, que le gouvernement socialiste pouvait être, soit une aristocratie, soit une monarchie. Cependant il serait le plus souvent une monarchie. Le seul gouvernement socialiste qu’on ait connu, le gouvernement des Jésuites au Paraguay, était apparemment une aristocratie et réellement une monarchie ; apparemment une aristocratie, puisqu’il était composé d’un groupe de la Société des Révérends Pères, réellement une monarchie, puisque ces Révérends Pères eux-mêmes obéissaient strictement à un général unique, et traitant leurs sujets perinde ac cadavera, étaient perinde ac cadavera eux-mêmes entre les mains de leur général. — Dans le gouvernement socialiste il est seulement probable, mais il est très probable que le gouvernement serait césarien. La machine-Etat si compliquée, embrassant exactement toute la nation, ramenant à soi et concentrant en soi toutes les activités du pays, exigerait vite une direction unique et une direction dictatoriale, ayant autour d’elle des conseils, à la vérité, mais qui ne seraient que les premiers de ses sujets, de ses fonctionnaires, de ses agents, de ses courroies de transmission et de ses rouages.
Le socialisme, c’est une bureaucratie universelle ; rien n’y est laissé à l’initiative privée isolée ou privée collective ; tout y est bureaucratisé ; le pays entier est une administration ; or, on ne voit guère une administration dirigée par un groupe, une collectivité, une classe, un parlement. Il faut un chef unique entouré de conseillers, mais qu’il appelle à lui à titre seulement consultatif. C’est le césarisme. Le césarisme me paraît la forme naturelle et quasi nécessaire du gouvernement socialiste.
Au reste, il s’agit ici de la liberté et de ses ennemis et non de la forme future du gouvernement socialiste. Sous sa forme présumée aristocratique, ou sous sa forme présumée césarienne, le socialisme serait également destructif de toute liberté, puisqu’il est l’antilibéralisme lui-même, puisqu’il considère toute liberté comme une déperdition de forces sociales et comme une forme de l’anarchie, puisqu’il veut tout concentrer pour ne rien perdre ; puisqu’il veut réaliser l’unité morale, l’unité intellectuelle, l’unité industrielle, l’unité commerciale, l’unité agricole ; puisqu’il est le despotisme en soi.
§ IV. — L’ÉGALITÉ
Quand les Conventionnels (et non pas les Constituants) ont mis l’égalité au nombre des droits de l’homme, ils ne se sont pas aperçus, et je l’ai déjà dit, mais je vais examiner la question à un autre point de vue, qu’ils mettaient l’eau à côté du feu et une antinomie irréductible au fond même de leur déclaration de principes, de leur théorie, de leur système. Il est curieux de voir quelle place tient l’égalité dans la Déclaration de 1789 et quelle dans la, Déclaration de 1793 et quel progrès cette idée a fait en quatre ans au cours de la Révolution française.
Commençons par dire que ni les Constituants ni les Conventionnels n’ont songé un moment à l’égalité réelle de Babeuf et des collectivistes. Robespierre, la rencontrant à un moment donné sur sa route, l’a même méprisée et moquée très rudement dans un de ses discours. Les uns et les autres ne songent : 1° qu’à l’égalité des droits — quels droits ? il faut entendre, comme on le verra très nettement par les textes, les droits politiques ; — 2° qu’à l’égalité devant la loi ; 3° qu’à l’égalité d’admissibilité aux emplois publics. C’est tout. C’est absolument tout.
Seulement les Constituants : 1° n’ont point placé l’égalité dans l’énumération des droits de l’homme (article II) ; 2° ils ont, à la vérité, parlé d’égalité dans d’autres articles, mais toujours avec réserve et avec des réserves.
Les Conventionnels : 1° ont placé l’égalité au nombre des droits de l’homme dans l’énumération précise et limitative qu’ils en font (article II) et même ils l’ont placée au premier rang : « Ces droits sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété » ; 2° toutes les fois qu’ils parlent de l’égalité dans les autres articles, c’est avec une sympathie et une prédilection visibles et c’est avec des formules qui ouvrent la porte et frayent le chemin vers les théories et les doctrines de l’égalité réelle.
La Déclaration de 1789 dit : « Les hommes naissent libres et égaux en droits. » (Article I.) Cela veut dire qu’ils doivent être égaux en droits politiques et relativement à l’admissibilité aux emplois publics, comme le contexte immédiat le met en lumière : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » (Même article.) — La Déclaration de 1789 dit : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation (article 6), c’est-à-dire égalité (ou quasi-égalité) de droits politiques. Il ne semble pas nécessaire que tous les citoyens concourent également à la formation de la loi ; mais tous doivent y concourir. Un législateur qui ne serait pas l’élu à un degré ou à un autre du suffrage universel, qui n’aurait pas le suffrage universel comme à sa base proche ou lointaine, ne serait pas un législateur légitime ; il faut qu’on puisse dire au plus humble citoyen français : « Vous avez fait la loi directement, ou vous l’avez faite par vos représentants ou par les représentants de vos représentants. Vous y avez concouru. C’était votre droit. Il est sauf. C’est une quasi-égalité, c’est une égalité relative. — Il faut convenir que c’est une manière d’égalité. C’est plus égalitaire que le système du « pays légal » où les uns concourent à la formation de la loi et les autres n’y concourent nullement.
Les Constituants n’ont pas été plus loin sur ce point. La Déclaration de 1789 dit, même article : « La loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux… » — C’est l’égalité devant la loi. Comme la loi est faite par tous, de même elle doit être faite pour tous et pour tous la même.
Et enfin la Déclaration de 1789 dit, même article : « Tous les citoyens sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » — C’est l’égalité d’admissibilité aux emplois publics déjà, visée à l’article I, spécifiée et définie ici.
C’est tout : égalité de droits politiques ou plutôt non-exclusion des droits politiques ; égalité devant la loi protectrice ou réprimante ; égalité d’admissibilité aux emplois publics. C’est tout.
Quant à la Déclaration de 1793, elle dit : « Les droits de l’homme sont l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. » — Elle met l’égalité dans la liste des droits et elle la met en tête.
La Déclaration de 1793 dit : « Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi. » (Article III.) — Elle considère l’égalité comme étant dans la nature même de l’homme. C’est bien faux d’abord, de quelque façon qu’on interprète ; car si cela veut dire que la nature fait les hommes égaux en force et en intelligence, c’est idiot ; et si cela signifie que la nature les fait égaux en droits, ce n’est guère moins vain ; car la nature ne donne à l’homme naissant aucun droit ; c’est la famille qui lui en reconnaît, de sa grâce, et c’est la société, soit pour obéir à un instinct généreux, soit en considération de son propre intérêt, qui admet qu’il en a.
C’est donc bien faux d’abord ; ensuite cela ouvre la porte. Si l’égalité est naturelle, il va se trouver bien des gens pour vouloir qu’elle soit réelle, qui diront qu’il est injuste que les uns aient plus que les autres, qui diront que c’est la société qui fait des riches et des pauvres, qui diront que la Déclaration des Droits l’a reconnu en affirmant que les hommes sont égaux par la nature, ce qui est assurer qu’ils ne sont inégaux que par la société, et qui concluront que le collectivisme est contenu implicitement dans l’article III de la Déclaration des Droits de l’homme.
La Déclaration de 1793 dit : « La loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. » — C’est la répétition de l’article VI de la Déclaration de 1789.
La Déclaration de 1793 dit : « Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois publics. Les peuples libres ne connaissent d’autres motifs de préférence dans leurs élections que les vertus et les talents. » — C’est la répétition de l’article VI de la Déclaration de 1793 avec les mots « dans leurs élections » ajoutés, parce qu’il était dans l’esprit de 1793 que tout emploi public fût donné à l’élection. C’est tout.
Les deux Déclarations reconnaissent l’égalité comme un droit de l’homme, mais la seconde formellement et avec solennité, la première indirectement en quelque sorte et avec réserves ou hésitations. Celle de 1793 fait comme un pas vers l’égalité réelle ou plutôt dirige un instant, par une maladresse de rédaction, les esprits de ce côté-là. La première ne fait aucune démarche et n’a aucune tendance, même apparente, dans ce sens. Toutes les deux n’entendent par égalité que l’égalité (tout au plus) des droits politiques, l’égalité devant la loi protectrice ou réprimante, l’égalité d’admissibilité aux emplois. On ne peut pas reprocher aux Déclarations des Droits d’avoir été témérairement et dangereusement égalitaires.
Cependant ce faible germe de doctrine égalitaire, déposé dans les 'Déclarations, devait se développer de telle sorte qu’il offusquât et même qu’il étouffât tout ce qui l’entourait. C’est que l’égalité et la liberté sont des goûts plus ou moins forts l’un que l’autre selon les pays, et qu’en France le goût de l’égalité est incommensurablement plus puissant que celui de la liberté, qui, en vérité, y existe à peine. Très vite cette idée ou ce sentiment fut à peu près unanime chez les partisans de la Révolution française : « La Révolution, c’est l’égalité. » De là le processus de l’égalité légale à l’égalité politique, de l’égalité politique à l’égalité réelle (partage ou collectivisme), et même encore de l’égalité réelle à l’égalité absolue (effacement des différences naturelles entre les hommes, force morale et force intellectuelle, par le fait de n’en pas tenir compte et de leur préférer leurs contraires).
A travers tout le xixe siècle, le développement et le progrès de l’esprit révolutionnaire n’a guère été que le développement et le progrès de l’esprit égalitaire, et l’esprit de liberté n’a guère été invoqué que par les adversaires mêmes de la Révolution, ou plutôt, selon les régimes, il a été invoqué tantôt par les uns, tantôt par les autres, l’étant toujours par ceux qui étaient en minorité, jamais par ceux qui étaient vainqueurs, jamais du reste sincèrement ni par les uns ni par les autres et le libéralisme étant successivement l’hypocrisie de tous les partis.
— Ceci est un fait ; mais en quoi, en logique, en quoi, essentiellement, en quoi, par soi-même, l’égalité est-elle un des ennemis de la liberté ?
— C’est précisément l’objet particulier de ce paragraphe. L’égalité est l’ennemie intime de la liberté, parce que tous les exercices de la liberté gênent l’égalité. Vous ne pouvez être libre qu’en théorie si vous ne voulez pas me gêner horriblement, moi égalitaire. Vous ne pouvez pas exercer un seul droit de liberté sans me gêner, moi égalitaire, d’une façon insupportable.
Vous exercez la liberté de l’enseignement. Qu’est-ce à dire ? Que vous, homme instruit, vous vous associez à quelques autres hommes instruits pour élever et instruire des enfants. Je sais parfaitement ce que vous faites. Vous créez des surhommes ; vous créez des aristes, qui vont dépasser de plusieurs longueurs de tête le niveau commun ou la moyenne, qui me mépriseront et à qui il viendra certainement à l’esprit de me gouverner, de m’asservir, de m’exploiter d’une façon ou d’une autre ; qui en tous cas me dépassent, me surpassent et m’humilient. Il ne faut pas d’instruction ; ou il faut l’instruction donnée la même à tous, entière à tous, « l’instruction intégrale ». Or qui donnera l’instruction la même à tous, qui la dispensera et la mesurera de telle manière que pas un enfant dans le pays, quelque riche qu’il soit, n’en recevra plus qu’un autre et que pas un enfant dans le pays, si pauvre qu’il soit, n’en recevra moins qu’un autre ? Qui ? l’Etat seul ; et l’Etat à la condition qu’il n’ait point de concurrents, lesquels choisiraient eux, selon la fortune ou selon ce qu’ils appelleraient le rang, ou selon ce qu’ils appelleraient des aptitudes extraordinaires, ou selon leurs sympathies personnelles ; et lesquels, notez ce point, pourraient donner une instruction supérieure à celle que donnerait l’Etat et créer ainsi des aristes, une classe, une caste, des supériorités, c’est-à-dire des supérieurs. Il ne faut pas qu’il y ait, par définition il ne peut pas y avoir de liberté de l’enseignement dans un pays égalitaire.
Vous prétendez exercer la liberté religieuse. C’est à peu près, au point de vue égalitaire, comme à tous les points de vue, du reste, la même question que celle de la liberté de l’enseignement. Vous prétendez exercer la liberté religieuse. Qu’est-ce à dire ? Que vous voulez pratiquer un culte non réglé par l’Etat, non payé par l’Etat, non asservi à l’Etat. Cela, c’est une association, et une association pour quoi faire ? Pour vous distinguer des autres citoyens ou pour marquer que vous êtes depuis longtemps distinct d’eux. Ne vous suffit-il pas d’être comme moi, pareil à moi, égal à moi ? Rappelez-vous l’article premier de la Déclaration de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Quelle utilité commune voyez-vous à pratiquer un culte particulier, distinct de celui de l’Etat, ou simplement à pratiquer un culte, si l’Etat n’en pratique aucun ? Non, vous voulez bien vous distinguer, établir « une distinction sociale qui n’est pas fondée sur l’utilité commune ». La preuve, c’est que vous instaurez, organisez, payez un clergé, c’est-à-dire quoi ? Un corps de chefs qui ne sont pas des chefs nommés par le gouvernement ou élus par le peuple. Ah ! cette fois vous êtes bien convaincu d’aristie. Quand bien même vous démontreriez que ce n’est pas vous distinguer de moi que de pratiquer un culte que je ne sens nullement le besoin de pratiquer, vous conviendrez bien que c’est créer une distinction, une élite, une aristie et même une aristocratie, que d’inventer des chefs, que d’inventer des magistrats particuliers dans la cité ! L’Empire romain, l’Etat strictement égalitaire, qui est mon idéal, à moi égalitaire, a combattu le Christianisme pour cela, par instinct d’égalité et volonté très arrêtée qu’il y eût un niveau au-dessus duquel personne, si ce n’est lui et ses fonctionnaires, ne s’élevât. Des individus et César servi par ses agents ; et rien de plus. Or, d’un côté, ces gens qui n’adorent pas Jupiter qui est le Dieu de César et qui se font un culte particulier, se mettent à part dans la cité ; et se mettre à part c’est toujours faire de l’aristocratie ; c’est toujours attirer vers soi les yeux de ceux qui ne sont pas contents du gouvernement et constituer un groupe qui se sépare nettement des obéissants. Les Jansénistes du xviie siècle ont parfaitement l’opinion qu’ils sont le sel de la terre de France et qu’ils sont une élite morale. Les chrétiens du iiie siècle font de même. — D’autre part, ils se donnent des chefs à eux, des chefs particuliers qui ne sont pas des fonctionnaires de César ; et cela d’abord c’est un État dans l’État, ce qui ne peut se souffrir, et ensuite c’est une aristocratie qui s’élève en pays démocratique. César ne peut pas admettre pareille chose. Avait-il raison l’Empire romain ? Il l’avait tellement que ce clergé est précisément devenu plus tard une aristocratie et la plus oppressive et la plus insolente qui ait été. Dans un État égalitaire il ne faut pas un atome de liberté religieuse. L’égalité est exclusive de la liberté religieuse.
J’ai à peine besoin de dire maintenant comment l’égalité est ennemie de la liberté d’association ; car je viens, chemin faisant, de l’indiquer. Une association est toujours une élite ou croit l’être, ce qui revient au même pour nos répugnances, et les hommes ne forment une association que précisément pour former une élite, un faisceau de forces, une fédération de volontés, à l’effet d’être plus puissants que les individus dissociés ou associés seulement dans la vaste association de l’Etat. Toute ligue constituée pour ceci, pour cela ou pour autre chose, devrait être interdite au moment qu’elle naît, avant qu’elle ne naquit. Car qu’est-ce qu’elle veut ? Poursuivre un dessein particulier qui n’est pas celui de l’Etat. Eh bien, ce n’est pas permis. C’est dire que l’Etat ne songe pas à tout. C’est faire déjà la critique et une critique insolente, je ne dis pas seulement du gouvernement, mais de l’ensemble de la nation à qui l’on semble dire qu’elle a besoin d’être éclairée et dirigée par d’autres que le gouvernement qu’elle s’est donné. Qu’est-ce qu’elle veut encore, cette ligue ? Surtout se distinguer de la foule, avoir un nom particulier, une devise particulière, des insignes distinctifs. Un nom particulier quand on s’appelle citoyen français ! Des insignes distinctifs quand on n’est pas fonctionnaire ! C’est absolument contraire à l’égalité démocratique. Je ne parle pas des ambitions lointaines de cette ligue. Pour le moment elle ne nous entretient que de l’objet particulier, très modeste, qu’elle s’est proposé. Mais vienne le succès, elle prétendra que l’on compte avec elle d’une façon générale, elle prendra une importance sociale. Il faudra l’avoir pour soi dans les élections ou dans tout autre mode de fonctionnement de la machine nationale. Toute association qui naît, c’est un « ordre de l’État » qui commence, qui peut avorter, mais qui peut grandir, se développer et devenir puissant. Toute association qui naît porte en elle une aristocratie qui veut naître. Il ne faut aucune liberté d’association dans un État égalitaire. L’égalité redoute, repousse et proscrit toute liberté d’association.
Elle ne repousse pas moins cette extension de la liberté individuelle qu’on appelle la propriété individuelle. Ici il n’y a pas besoin d’insister. La propriété est tellement une « aristocratie » ; elle est tellement une supériorité et visible au premier regard, palpable et offensant la vue, que l’esprit égalitaire l’a en horreur. Le socialisme, qui n’est au point de vue politique qu’une forme du monarchisme, au point de vue social qu’une forme de l’égalitarisme, est beaucoup plus fort en ce qu’il est un instinct d’égalité que par ses considérations sur la déperdition des forces, des efforts et des richesses et sur l’anarchie concurrentielle. Ceci n’est que le vernis scientifique. Au fond, il est indifférent à l’égalitaire que l’État soit ruiné ou qu’il soit prospère. La preuve, c’est qu’il adopte une foule de mesures conformes à ses passions qui obèrent terriblement un État déjà à demi ruiné. Les vues économiques du socialisme sont donc pour le socialiste paroles d’apparat et « style de notaire ». Le socialiste est un économiste à qui l’économie politique est indifférente. Le fond vrai du socialisme c’est : « Il est insupportable que quelqu’un possède plus qu’un autre, parce que c’est une supériorité. » C’est pourquoi le gros des socialistes a oscillé si longtemps et oscille encore entre le partagisme et le collectivisme. Il ne lui serait pas désagréable que les choses fussent possédées individuellement, pourvu que chacun en possédât autant qu’un autre, pouvu que personne n’en possédât plus que quiconque. L’absurdité du partagisme, son impossibilité pratique a seule amené le gros des socialistes au collectivisme qui est : « Eh bien ! soit ! alors, que personne ne possède rien ! » La propriété individuelle choque tellement l’égalité que proclamer l’une c’est abolir l’autre. Jamais le peuple n’a pu comprendre autrement, et en comprenant ainsi il est logique. La première année de la Révolution a vu proclamer l’égalité, une toute petite égalité, l’égalité des droits devant la loi, et a vu brûler les châteaux. C’était la logique du peuple qui traduisait. Egalité, soit. Les légistes peuvent interpréter cela au sens étroit ; mais l’égalité vraie, c’est que la terre, ni quoi que ce soit du reste, ne soit pas à quelques-uns. L’égalité est absolument contraire à cette extension de la liberté individuelle qu’on appelle la propriété individuelle.
Elle n’est pas moins opposée au fond à ce qu’on nomme les libertés intellectuelles, c’est-à-dire les libertés de la pensée, de la parole et de la plume. C’est moins évident au premier abord, parce qu’ici il y a un passage d’un point à un autre, il y a une ligne de démarcation à franchir, en deçà de laquelle l’égalité ne semble pas opposée à la liberté, ne croit pas l’être et en somme ne l’est pas précisément ; au delà de laquelle l’égalité est absolument antipathique aux libertés intellectuelles et ne saurait les souffrir.
Vous avez une façon particulière de penser et de croire et de raisonner. L’égalité n’est point choquée, l’égalitaire ne vous en veut pas. Chacun est libre. « Que chacun dans sa foi cherche en paix la lumière. » C’est du Voltaire, qui était égalitaire, en tant que césarien, mais qui n’était point du tout libéral. Vous publiez un livre où vous vous montrez intelligent. L’égalitaire n’est pas très content, toute supériorité l’irritant parce qu’elle l’offusque ; mais il vous reconnaît le droit de publier un livre et de vous y montrer intelligent. Il préférerait seulement que vous vous y montrassiez médiocre.
Mais vous réunissez un certain nombre d’ auditeurs et vous leur communiquez votre pensée. Vous réunissez un certain nombre de collaborateurs et vous publiez un journal qui a un certain nombre de lecteurs. Ici l’égalitaire dresse l’oreille et il a parfaitement raison. Ce que vous venez de faire, le savez-vous ? Vous venez de créer une réunion, qui peut devenir une association, qui peut devenir congrégation, qui peut devenir une ligue ou une église. Une réunion suivie d’autres réunions, c’est une association. Un journal, c’est une association très nette des rédacteurs et des abonnés avec le directeur et du directeur avec les rédacteurs et les abonnés. Cette association d’orateurs et d’auditeurs, cette association d’écrivains et de lecteurs peut devenir une aristie, une classe, un ordre, un Etat dans l’Etat, etc. L’égalitaire a parfaitement raison de s’inquiéter.
Cela veut dire que les libertés intellectuelles rejoignent à un certain moment, très vite venu, la liberté d’association ; cela veut dire que les libertés intellectuelles ont leur instrument naturel et leur développement naturel dans la liberté d’association, et que par conséquent, non suspectes, en soi, à l’égalité, elles lui deviennent suspectes dès qu’elles prennent corps, organes et outils, ou pour mieux dire dès qu’elles sont vivantes. Un égalitaire sincère et logique dirait : « J’aime beaucoup les journalistes, à la condition qu’ils n’aient pas de lecteurs, les prédicateurs, à la condition qu’ils n’aient pas de fidèles, et les orateurs, à la condition qu’ils ne soient pas écoutés. » L’égalité n’a rien à redouter des isolés. Ils lui ressemblent. Ils sont des individus dissociés ou non associés. Dès qu’ils ont créé une association autour d’eux, ils sont reconnus par l’égalité comme ses ennemis naturels en tant que créateurs d’association.
Mais un penseur, un orateur, un écrivain ne pense jamais, ne parle jamais, n’écrit jamais que pour communiquer sa pensée et former un groupe d’hommes pensant comme lui. Il n’est donc en réalité un danger pour l’égalité que quand il a fait des prosélytes ; mais il l’est en puissance, il l’est même en dessein, dès qu’il écrit, dès qu’il parle et dès qu’il pense. L’égalité n’est pas sans s’en apercevoir ou sans s’en douter ; et si elle déteste le penseur qui a réussi, elle se méfie, quand elle est intelligente et prévoyante, même du penseur qui n’a pas réussi encore. Napoléon avait en horreur tous les idéologues et ne distinguait pas entre ceux qui avaient de l’influence et ceux qui n’en avaient pas ; car tous, à un moment donné, pouvaient en avoir. A mesure que l’égalité prend des forces et prend conscience d’elle-même, elle tient pour obstacles ou pour dangers tous ceux qui pensent librement, parce qu’ils peuvent faire des sécessions dans l’Etat, et que les uns en font de très réelles et qu’il peut arriver que les autres en fassent un jour. La liberté de la pensée, la liberté de la parole, la liberté de la presse sont inconciliables avec l’égalité, à moins qu’elles soient sans effets. Or elles ne sont jamais sans effets que quand elles sont exercées par des sous-médiocres. Un César ou un égalitaire qui serait un peu goguenard dirait avec beaucoup de raison : « Liberté de la parole, liberté de la presse ; mais oui. Je les accorderais volontiers aux imbéciles. Les autres, c’est une autre affaire. » En soi, les libertés intellectuelles sont indifférentes à l’égalité. Dès qu’elles sont actives, elles lui sont contraires et elles lui sont odieuses.
Il n’y a qu’une liberté, une seule, qui puisse s’accommodera l’égalité et dont l’égalité puisse s’accommoder ; c’est la liberté strictement individuelle ; c’est la liberté d’aller et de venir, de vivre à sa guise, de se loger comme l’on veut et d’être maître chez soi comme le charbonnier. De ceux qui en usent et qui n’usent que de celle-là je dirai ce que je disais du penseur isolé : ils ne sont pas odieux à l’égalité parce qu’ils lui ressemblent. Ils sont, comme les égalitaires, des individus dissociés, non associés et qui ne veulent pas être associés. Ils sont les hommes selon le cœur des égalitaires. Il n’y a pas à dire le contraire : l’égalité fait assez bon visage à la liberté individuelle.
Et encore ! De celle-là comme des libertés intellectuelles, et pour les mêmes raisons, l’égalité permet d’user, mais n’aime pas beaucoup qu’on abuse. Je faisais remarquer au commencement de ce volume que, dans ses mœurs, le Français est très ennemi de la liberté individuelle. Ce n’est point précisément parce qu’il est égalitaire, c’est tout simplement parce qu’il est sociable. La sociabilité exige l’uniformité des mœurs et habitudes, et par conséquent ne permet pas une façon de vivre indépendante. Cependant, même au point de vue politique, un peuple égalitaire a quelque éloignement pour la liberté individuelle. Rappelez-vous Rousseau et son rêve éternel de repas en commun, divertissements en commun, promenades en commun, etc. Voyez la trace qu’a laissée cette idée dans les plans de vie nationale des révolutionnaires disciples de Rousseau (Robespierre, Saint-Just) et chez les Fouriéristes et Saint-Simoniens. Cette idée de défiance à l’égard de celui qui vit à sa guise et non à la guise de tout le monde, cette idée de Væ soli, elle vient bien un peu, et plus qu’un peu, de ce sentiment que qui s’isole se distingue et peut-être veut se distinguer. Certes, il n’est pas dangereux, puisqu’il ne s’associe pas ; il n’y a que les associations qui font courir un danger à l’égalité ; il n’est pas un aristocrate, puisqu’il n’est pas le noyau d’une ligue, d’une église, d’une agglomération, ni même d’un groupe quelconque ; mais il est un ariste, ou prétend l’être ; il est quelqu’un qui est à part, ce qui, sans rompre l’égalité, y met en quelque sorte une fausse note. Cet homme ne domine pas ; mais il détonne. Il n’est pas contre l’égalité, mais il est contre l’uniformité qui est le signe et l’uniforme de l’égalité. — Et il peut être exemple. D’autres peuvent l’imiter, et, n’en doutez pas, ils formeraient une association, ce qui est le fléau de l’égalité. — En somme, il est de l’essence encore de l’égalité que tout homme, non seulement ne soit pas au-dessus de tout le monde, mais soit comme tout le monde. Défiez-vous de ceux qui usent un peu fortement, un peu apparemment, de leur liberté individuelle. Il se peut qu’ils soient de simples indépendants, ce qui, à la condition qu’on le soit isolément, est permis ; mais il se peut qu’ils soient des orgueilleux, des contempteurs. Or dans tout contempteur, dans tout orgueilleux il y a une belle graine d’aristocrate.
Ainsi même de la liberté qui lui est la plus inoffensive, même de la liberté qu’elle tolère le plus aisément, l’égalité a encore défiance, et une défiance qu’il serait difficile et qu’il serait irrationnel qu’elle n’eût point. L’égalité est l’ennemie-née de toute espèce de libertés, sans qu’il faille tout à fait en excepter une seule. Il n’y a rien pour moi qui soit plus certain ni plus évident.
Les rédacteurs des Déclarations des Droits de l’homme, qui ont fait une part si grande à la liberté et qui en ont fait une si petite à l’égalité, sont tombés dans une erreur qui est très commune. Ils ont laissé dans leurs théories ce qu’ils ne mettaient pas du tout dans leurs actes ; ils ont laissé très sincèrement, dans leur croyance, ce qu’ils ne mettaient pas du tout dans leur conduite. Ils ont pris part à un grand acte historique qui se faisait moitié par leurs soins, moitié en dehors de leurs prévisions et de leurs efforts, et qui était la suppression de ce qui restait de libertés dans l’ancienne constitution, l’établissement de l’égalité politique, la concentration, l’acheminement vers l’égalité réelle et l’égalité absolue dans le despotisme absolu. C’est cela même qui est la Révolution française ; c’est ce qu’elle était dans les desseins de Dieu, ou, si l’on veut, dans les suites nécessaires de l’histoire. Ils y ont collaboré par leurs actes de tout leur pouvoir. On dirait que faire Napoléon Ier est le dessein continu, quotidiennement et minutieusement poursuivi de l’immense majorité des révolutionnaires. — Seulement ils étaient « quand même » des élèves de Montesquieu. Quand ils agissaient, ils étaient des précurseurs et des préparateurs de Napoléon ; quand ils pensaient, ils restaient des disciples de Montesquieu ; et ainsi ils ont mis dans leurs déclarations quelques textes qui étaient timidement dans le sens de leurs actes et une foule de textes qui étaient dans le sens de leurs pensées ; et ils se trouvent avoir rédigé deux manifestes qui contredisent la plupart de leurs actes , qui sont approuvés aujourd’hui surtout par leurs adversaires et qui embarrassent surtout leurs successeurs.
A travers ces contradictions, ordinaires à la nature humaine, et qui sont faites pour le divertissement de l’humoriste, il reste ceci, c’est que Tégalité et la liberté sont parfaitement antinomiques, et que qui fonde celle-là ruine celle-ci et que qui est passionné pour celle-là ne pourra jamais supporter l’autre.
On me dira : D’où vient que tel peuple, le peuple américain, est égalitaire et est le peuple le plus libre de la planète ? — Cela vient d’une chose assez simple. Cela vient de ce que le peuple américain n’est pas du tout égalitaire.
Il ne l’est pas du tout. Il l’est, si l’on veut, dans les limites et dans les mesures de la Déclaration des Droits de l’homme ; il est partisan de l’égalité des droits politiques, de l’égalité devant la loi protectrice et réprimante, de l’égalité d’admissibilité aux emplois publics. Etre égalitaire dans cette mesure c’est ne l’être guère ; c’est ne l’être presque qu’en apparence. Mais pour ce qui est de l’être véritablement, non il ne l’est point du tout.
On ne le voit pas s’irriter des égalités naturelles qui existent entre les hommes, et je n’ai point entendu dire qu’il y ait eu un Babeuf américain qui ait écrit qu’il fallait s’insurger contre ces distinctions que mettent parmi les hommes les capacités et les talents.
On ne le voit point s’irriter contre les inégalités que met entre les hommes l’accumulation des richesses dans certaines mains, et il n’y a pas de pays au monde où le socialisme ait un si petit nombre d’adeptes qu’aux Etats-Unis. L’Américain n’est ni monarchiste ni socialiste, ce qui est la même chose, et par conséquent il n’est pas égalitaire. Il est simplement républicain.
On peut même dire qu’il aime l’inégalité. Je ne vois pas qu’il l’aime théoriquement, comme pourrait faire un théoricien de l’aristocratie, Aristote ou Platon ou Nietzsche. Non ; mais il l’aime dans la pratique. Il aime qu’il soit bien entendu que dans le pays qu’il a l’honneur d’habiter, lui, homme de rien, né sans un dollar, peut devenir cent fois millionnaire, cinq cents fois millionnaire, millionnaire indéfiniment, et laisser des centaines de millions à chacun de ses enfants. Et c’est-à-dire qu’il aime qu’il soit bien entendu qu’il peut devenir furieusement aristocrate et formidablement créateur d’aristocratie, sans que personne ait rien à lui dire.
Et je dis créateur d’aristocratie. Sans doute ; car la classe des millionnaires américains est une aristocratie financière, économique et même politique, l’argent jouant là-bas un rôle politique au moins aussi considérable que chez nous.
Et remarquez, d’une part, que l’Américain pauvre n’a pas de haine ni de colère contre l’Américain riche, ou beaucoup moins, on en conviendra, que la chose n’a lieu partout ailleurs ; d’autre part, que le millionnaire américain n’obéit point dans le cours de ses destinées à des sentiments égalitaires comme fait le millionnaire français et européen. Le millionnaire européen, une fois devenu millionnaire suffisamment, s’arrête. Fils de millionnaire, il ne commence pas. Il semble que la fortune acquise doive se dépenser, se dissiper, soit par la prodigalité, soit par le non-accroissement. Le riche serait méprisé, notez bien cela, et se mépriserait un peu lui-même, s’il travaillait à l’accroissement d’une fortune déjà imposante. Cela veut dire que le riche Européen a ce sentiment vague que l’inégalité qui s’est créée doit disparaître, n’être qu’accidentelle, ne durer qu’une ou deux générations ; ou plutôt, ce qui est bien plus fort, cela veut dire qu’il vit dans un pays où règne ce sentiment-là et que, lui, il en reçoit la contagion ou est forcé par l’état des mœurs et par l’état des esprits à s’y conformer.
Or l’Américain n’a ni ces scrupules, ni ces délicatesses, ni ces pudeurs, ni ne trouve autour de lui une opinion qui les lui inspire ou les lui impose. Pauvre, il s’enrichit ; riche, il s’enrichit encore ; fils d’enrichi, il se surenrichit ; cela sans trêve, sans aucun relâche, comme sans aucun remords, et il ne trouve personne pour l’en blâmer, et il trouve presque tout le monde pour l’en admirer. Je n’examine point la chose au point de vue moral pour le moment. Je dis seulement que c’est antiégalitaire au premier chef ; que cela indique un état général d’esprit absolument antiégalitaire et qu’il n’y a aucun peuple au monde qui soit moins égalitaire que le peuple américain. — Quant à être libéral et libertaire, c’est une autre chose.
L’exemple des États-Unis ne me réfute donc pas quand j’établis ou plutôt quand je vois une antinomie entre l’égalité et la liberté ; seulement il me confirme.
§ V. — LA SOUVERAINETÉ NATIONALE
La liberté a encore un gros ennemi dans le principe de la souveraineté nationale. Sur ce principe, il est intéressant encore de voir les différences qui existent entre la Déclaration des Droits de 1789 et la Déclaration des Droits de 1793. La Déclaration de 1789 ne contient qu’un article, très affirmatif, du reste, sur la Souveraineté nationale.
Article III : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »
Il est à remarquer que par cet unique article les Constituants visent surtout le pouvoir exécutif et ne paraissent même pas songer à autre chose. Ils ne disent point que la souveraineté nationale s’applique à tout, que le peuple fait légitimement tout ce qu’il veut ; que la majorité, c’est-à-dire la moitié plus un des votants, c’est-à-dire le tiers des électeurs, c’est-à-dire le dixième de la nation, peut gouverner la nation arbitrairement, comme un tyran ; ils ne proclament point l’absolutisme national. Non ; ils disent seulement ou du moins ils n’ont songé à dire que ceci : le pouvoir doit émaner du peuple ; ni une monarchie tenant son droit de sa naissance ni une aristocratie tenant son droit de sa naissance n’est selon le droit. L’article III de la Déclaration de 1789 est républicain. — « Déjà ? » — Oui. Il est républicain ; il n’est pas démocratique. Il n’est pas formellement démocratique. Le gouvernement arbitraire de la nation par la majorité de la nation ne semble pas être une idée des Constituants.
Elle n’est pas non plus une idée des Conventionnels, et même, et c’est ceci qui est bien curieux, la grande différence entre la Déclaration de 1789 et celle de 1793, c’est que celle de 1793, en même temps affirme plus énergiquement, plus solennellement et avec plus d’insistance la souveraineté nationale que n’avait fait la Déclaration de 1793 ; et en même temps prend des précautions contre l’abus que l’on peut faire du principe de la souveraineté et semble chercher à limiter l’application de ce principe. La Déclaration de 1793 dit avec la solennité un peu pompeuse qui est en quoi elle diffère littérairement de la Déclaration de 1789 : « La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable. » (Article XXV.) — « Inaliénable » et « imprescriptible » ne sont pas expliqués Il aurait fallu qu’ils le fussent, parce que « inaliénable » peut vouloir dire que le gouvernement du peuple par le peuple doit s’exercer directement, par plébiscite, referendum ou autre procédé, mais directement.
Il est certain que les Conventionnels ne l’ont pas entendu ainsi. Un tel texte ne peut pas être considéré comme signifiant l’illégitimité des députés, du moment qu’il est rédigé par des députés. « Inaliénable » veut simplement dire que la souveraineté nationale peut être déléguée, mais seulement pour un temps et non jamais indéfiniment, ce qui la prescrirait et c’est pour cela que « imprescriptible » est mis à côté de « inaliénable ».
Quant aux mots « une et indivisible », ils sont expliqués, eux, à l’article suivant : « Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier. » Cela veut dire que la nation ne peut pas être gouvernée légitimement par une classe. Cela vise l’aristocratie. Il n’y a certainement pas autre chose dans la pensée des rédacteurs. Seulement l’article est retourné contre les démocrates par les libéraux, qui font remarquer avec raison que « portion » ne veut dire ni majorité ni minorité, mais « portion » ; que la majorité qui opprime la minorité est une portion du peuple qui exerce la puissance du peuple entier et qu’elle viole l’article XXVI ; qui font remarquer d’autre part que la majorité qui sort des urnes électorales étant environ et d’ordinaire un tiers des électeurs et un dixième de la nation est une petite portion du peuple qui exerce la puissance du peuple entier, et qu’elle viole bien plus manifestement que tout à l’heure l’article XXVI ; qui concluent enfin qu’il y a peu d’aristocraties plus aristocratiques que la démocratie ainsi entendue, et qu’au moins un très grand respect des minorités considérables et de très grands ménagements à l’égard de toutes les minorités seraient de bonne foi, de bonne fraternité, de bonne administration et conforme à l’article XXVI de la Déclaration des Droits de l’homme de 1793.
Mais, bien plus encore que dans cet article, d’où seulement « le droit des minorités » peut être tiré raisonnablement, les Conventionnels ont limité le principe de la souveraineté nationale et ont pris des préautions contre l’abus qu’on en pouvait faire dans leurs articles XXIII, XXXIII, XXXIV, XXXV.
Dans l’article XXIII, un peu obscur, mais très intentionnel, ce me semble, ils se sont attachés à montrer la souveraineté nationale comme garantie des droits de l’homme ; et comme c’est un peu sophistique, toute souveraineté, même nationale, étant un terrible danger pour les droits de l’ individu et même les niant a priori, l’article ne pouvait pas être très clair ; mais l’intention en est bien d’affirmer à la fois la souveraineté nationale et les droits de l’homme et de montrer celle-là comme une garantie de ceux-ci. Article XXIII : « La garantie sociale consiste dans l’action de tous pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale. » — Vous voyez assez le sophisme, qui n’est peut-être, qui n’est certainement qu’une naïveté. L’article veut très évidemment dire ceci : « : L’homme, l’individu, a des droits ; nous sommes en train de les énumérer. Ces droits, un monarque absolu a toutes les raisons et toutes les impatiences du monde de les violer, et il les viole toujours ; une aristocratie tout de même. Seul tout le monde, seul le peuple entier a intérêt et a goût à ne pas violer les droits de l’individu. Nous proclamons la souveraineté nationale pour garantir les droits de l’homme, pour garantir et défendre les droits de l’individu. »
C’était bien un peu mettre un souverain au service de quelqu’un, proclamer un roi en lui recommandant d’être un serviteur ; cela n’avait pas tout à fait le sens commun. Mais c’est de l’intention que nous nous occupons en ce moment ; elle est incontestablement de maintenir avec énergie les droits de l’individu en face de la souveraineté nationale, jusque-là qu’on veut que la souveraineté nationale ne serve qu’à protéger les droits de l’individu. L’article est peut-être gauchement libéral ; mais il n’y a rien de plus libéral que cet article.
Si ce n’est peut-être l’article XXXIII et les deux suivants. On connaît assez l’article XXXV, il est le plus fameux des deux Déclarations des Droits : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Mais on ne le lit pas en son contexte, avec les deux articles précédents, auxquels il est étroitement uni et avec lesquels il est évident qu’il forme un tout ; et, à le lire isolé, on l’interprète mal. Comme il contient ces mots « droits du peuple » et non « droits de l’homme », on croit généralement que c’est une énergique affirmation de la souveraineté nationale, que cela veut dire : « Le peuple est souverain ; quand il a exprimé sa volonté et que le gouvernement se refuse à y obéir (1830), l’insurrection du peuple est légitime et même obligatoire. » — Mais non ! L’article XXXV n’est pas une affirmation de la souveraineté nationale, il est une affirmation des droits de l’homme, ou, si l’on veut, en même temps, comme plus haut, comme en l’article XXIII, il est à la fois, par un syncrétisme fâcheux, une affirmation de la souveraineté du peuple et une affirmation des droits de l’homme. Car lisez les deux articles précédents en même temps que celui-ci :
« Article XXXIH : La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme. » Donc il est un droit de l’homme pour les Conventionnels comme il l’était pour les Constituants (article II de la Déclaration de 1789}. — « Article XXXIV : Il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé ; il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé. — Article XXXV : Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection... » — Il est bien évident que les trois articles font corps, doivent être considérés d’ensemble et expliqués et éclairés les uns par les autres. Il est bien évident aussi que, placés tout à la fin de la déclaration, ils sont donnés comme indiquant et exprimant la sanction de tous les droits de l’homme énumérés jusque-là. Cela ne fait pas de doute. Donc ces trois articles, complément de l’article XXIII, signifient que les droits de l’homme sont mis sous la protection de la souveraineté nationale, qui doit les garantir, les protéger et les défendre ; que quand les droits de l’homme sont violés par le gouvernement ou par le législateur, il y a oppression contre le corps social, ces droits ne fussent-ils violés que dans la personne d’un seul homme ; que, quand il y a oppression, la résistance à l’oppression est un droit de l’homme, et que cette résistance à l’oppression doit s’exercer par l’insurrection qui est un droit et un devoir. Les articles XXIII, XXXV, XXXVI et XXXVII de la Déclaration des Droits de 1793 sont donc, à les grouper comme ils doivent être groupés, un code de libéralisme radical.
Il semble, et pour mon compte j’en suis sûr, que les rédacteurs de la Déclaration de 1793, mettant la souveraineté du peuple dans leur Déclaration plus précisément et plus formellement que les Constituants ne l’avaient mise dans la leur, ont senti le danger et ont, par compensation, renforcé le libéralisme de leur déclaration, renforcé leur affirmation des Droits de l’homme et voulu indiquer qu’ils n’acceptaient la souveraineté du peuple que pour la faire servir à la défense des Droits de l’homme, et sinon non ; et crié du haut de leur tête que, soit que la souveraineté nationale garantisse les droits de l’homme, soit qu’elle les lèse, les droits de l’homme restent intangibles, à ce point que l’insurrection est légitime s’ils sont violés même en un seul individu.
C’est cette double affirmation qui fait dire aux uns : « La Déclaration de 1793 est plus jacobine que la Déclaration de 1789 » ; aux autres : « La Déclaration de 1793 est plus libérale que la Déclaration de 1789 ; » et à moi : « La Déclaration de 1793 est d’un côté un peu plus jacobine, et de l’autre beaucoup plus libérale que la Déclaration de 1789. »
Toujours est-il qu’il s’est passé pour la souveraineté du peuple exactement ce qui s’est passé pour l’égalité, parce que l’égalité et la souveraineté du peuple ont ce même caractère qu’on ne leur fait pas leur part. Mettre l’égalité dans une Déclaration des droits, c’est, comme je l’ai dit, « ouvrir la porte » ; c’est habituer les esprits à une idée qui est négatrice et destructrice de toutes les libertés possibles, et si cette idée prend toute son extension, c’est avoir mis dans une déclaration des droits ce qui doit les détruire. Tout de même, mettre la souveraineté du peuple dans une déclaration des droits, quelques précautions qu’on prenne, quelque interprétation qu’on en fournisse et quelque destination qu’on lui attribue, c’est ouvrir la porte bien plus grande encore ; et si cette idée prend l’extension qu’il est tout naturel qu’elle prenne, c’est avoir mis dans une déclaration des droits ce qui doit les absorber en n’en faisant qu’une bouchée.
Une déclaration des droits ne devrait pas contenir un mot sur l’égalité, qui n’est pas un droit de l’homme, qui est un système d’organisation sociale, qui est peut-être un bien national, mais qui n’est pas un droit de l’homme. Et aussi une déclaration des droits devrait commencer par ces mots : « Il n’y a pas de souveraineté. Il y a un gouvernement qui gouverne dans la sphère naturelle et rationnelle où il doit gouverner ; mais il n’y a pas de souveraineté. Car s’il y en avait une, de roi, de classe ou de tout le monde, cela voudrait dire qu’il y a quelqu’un, roi, classe ou tout le monde, qui peut tout faire, et il n’y aurait plus un seul droit de l’homme. Considérant que nous croyons aux droits de l’homme, nous commençons par déclarer qu’il n’y a pas de souveraineté, ce qui est comme si nous déclarions qu’il y a des droits de l’homme. Il n’y a pas de souveraineté. Il y a des droits de l’homme que toute autorité, de roi, de classe, de législateur, de magistrat, de pouvoir exécutif, de tout le monde, doit respecter. Les voici… »
Si libérales, si profondément libérales qu’elles aient été, les deux Déclarations ne se sont pas avisées de cela, et elles ont admis une souveraineté, celle de tout le monde. C’était créer un despotisme, c’était remplacer un despotisme, relatif, par un autre, radical. Les Français, monarchistes jusqu’aux moelles, ont immédiatement transposé. Ils ont pris la Révolution pour une transposition. Toute la souveraineté qui était dans le roi et un peu plus et beaucoup plus, ils l’ont attribuée à tout le monde. Tout ce qui était de « roi » ils ont dit que c’était « de peuple », et ils n’ont vu ni plus loin ni autre chose. Après une révolution, un étranger, qui était venu voir, disait : « Je ne vois rien de changé, si ce n’est que partout où il y avait « royal » il y a « national ». Je ne vois rien autre. » Cet étranger était beaucoup moins superficiel qu’il ne paraît.
Dès lors, tout allait de soi et tout seul. Transposition générale. Le roi était seul législateur. Le peuple sera seul législateur, soit par lui-même, soit par ses délégués, et sa volonté sera la loi. Le roi était pouvoir exécutif absolu. Le peuple sera par son délégué pouvoir exécutif absolu. Le roi avait quelques prétentions, contraires du reste à la constitution, à être pouvoir judiciaire. Le peuple sera pouvoir judiciaire, soit en élisant les juges, soit en soumettant les juges au pouvoir exécutif émané de lui. Le roi avait quelques prétentions à être le chef ou le protecteur impérieux d’une religion nationale. Le peuple soumettra étroitement les clergés au gouvernement émané de lui. Le roi n’avait aucunes prétentions à être le chef de l’enseignement ; mais on peut assimiler les questions d’enseignement aux questions religieuses avec lesquelles elles ont un étroit rapport, et le peuple n’admettra que l’enseignement donné par lui ou par ses délégués à l’enseignement, étroitement subordonnés au gouvernement émané de lui. Le roi avait une prétention vague à la possession, à la propriété de toutes les terres de son royaume. Ce droit éminent de propriété, le peuple le revendiquera pour lui-même et prétendra que la terre est et doit être à tout le monde.
Voilà ce qu’est devenue l’idée de souveraineté nationale, simple transposition de l’idée de souveraineté royale. Le monarchisme royal est devenu un monarchisme populaire. La révolution s’est trouvée réduite à un changement de despotisme. On peut se demander quelquefois si c’était la peine de la faire.
De toutes les idées de la Révolution française les démocrates français n’en ont pris que deux, qui sont exactement tout leur credo : l’égalité et la souveraineté du peuple ; et ils les ont poussées à leurs conséquences naturelles et à leurs conséquences extrêmes. Profondément monarchistes encore en cela ; car l’idée, la maxime et la devise sont exactement les mêmes qu’autrefois. Louis XIV ne voulait que des égaux sous un souverain absolu qui était lui. Le peuple ne veut que des égaux sous un souverain absolu qui est lui. — Il y a cette différence ; indiquée plus haut et qu’il faut rappeler, c’est qu’un roi peut être libéral, par goût personnel, tandis qu’un peuple… peut l’être aussi, et c’est pour qu’il le soit que nous écrivons ; mais beaucoup plus difficilement. Le roi sent qu’il est une force factice, immense sans doute ; mais factice, en ce sens qu’elle dépend en somme de la fidélité de son peuple, de l’adoration séculaire dont son peuple l’entoure ; et il sent qu’il ne faut pas qu’il épuise, en quelque sorte, cette réserve de fidélité et d’adoration ; il sent qu’il doit tenir compte de l’opinion publique. Un peuple se sent force réelle, et il est parfaitement indifférent aux opinions particulières qui ne sont pas celles de la majorité, de la moitié plus un de lui-même.
C’est pour cela même, ou c’est une des raisons pourquoi il pousse, comme nous l’avons vu, ses prétentions plus loin même que la monarchie dite absolue, et établit ou est en train d’établir un despotisme plus complet que celui de la monarchie dite absolue.
De tous les ennemis de la liberté, et l’on voit qu’ils sont assez nombreux, l’idée d’égalité et l’idée de souveraineté nationale sont les plus formidables. Il en est un encore, cependant, très insidieux, parce qu’il a au premier abord toutes les apparences et comme l’habit du libéralisme, que nous avons encore à examiner.
§ VI. — LE PARLEMENTARISME
Le parlementarisme peut être un instrument de liberté. Il a même été inventé pour cela. Il consiste essentiellement à supprimer la souveraineté en la divisant.
D’une part il divise la puissance en trois pouvoirs, législatif, exécutif, judiciaire, qui doivent être indépendants les uns des autres, c’est-à-dire dont aucun n’a le droit de commander à l’un des deux autres; d’autre part il divise ou répartit le pouvoir législatif lui-même, comme étant le plus redoutable à la liberté, en le faisant exercer, non par le peuple lui-même, mais par des délégués du peuple, eux-mêmes partagés en deux chambres, dont l’une est aussi puissante que l’autre et qui encore ne produisent à elles deux une loi valable que si elle est promulguée par le pouvoir exécutif, et encore (en Amérique) tenue pour bonne par le pouvoir judiciaire.
Dans ces conditions, le système parlementaire peut être considéré comme une précaution que les Droits de l’homme ont prise pour se défendre contre la souveraineté. Il semble qu’ils aient voulu, pour que la loi ne fût pas violatrice des droits de l’homme, d’abord qu’elle ne fût pas faite par le pouvoir exécutif, qui la ferait pour lui et de manière à s’assurer la souveraineté ; ensuite qu’elle ne fût pas faite par le pouvoir judiciaire qui la ferait à son profit et qui deviendrait une aristocratie ; ensuite qu’elle ne fût pas faite par le peuple ; car alors ce serait la liberté ; mais la liberté selon Rousseau, c’est-à-dire l’oppression de la moitié moins un des citoyens par la moitié plus un, ce qui est une horrible tyrannie ; ou bien plutôt, étant donnés les indifférents et les empêchés, l’oppression des deux tiers du pays par un tiers ; ou bien plutôt, étant donnés les femmes et les enfants, l’oppression des quatre cinquièmes du pays par un cinquième ; — qu’ils n’aient voulu aucune de ces tyrannies ; mais qu’ils aient voulu que la loi fût faite par de simples délégués qui n’auraient pas la prétention d’être tout le peuple et qui seraient perpétuellement ramenés devant le peuple ; et qu’encore ces délégués ne fissent la loi qu’avec maturité, c’est-à-dire à travers beaucoup d’obstacles, obstacles dans leur propre domaine, la loi allant d’une de leurs maisons à une autre et devant être acceptée dans les deux pour être la loi, obstacles du côté du pouvoir exécutif, obstacles du côté du pouvoir judiciaire ; de telle manière que quand même une loi voudrait, ce qui lui est interdit, violer les droits de l’homme ; il lui fût à bien peu près absolument impossible de le faire.
Voilà les précautions prises par les Droits de l’homme contre la souveraineté, les précautions prises par les Droits de l’homme pour que le législateur ne soit pas souverain en faisant des lois tyranniques.
Ces précautions sont parfaitement illusoires dans un pays où ni les élus ni les électeurs n’ont ni le sens de la liberté ni le souci des Droits de l’homme.
Dans ce pays que je suppose, que doit-il arriver, qu’arrive-t-il ? Cette souveraineté qu’on voulait éviter se rétablit ; une nouvelle souveraineté se crée, la souveraineté parlementaire ; — ou plutôt deux nouvelles souverainetés se créent : la souveraineté parlementaire, la souveraineté nationale, c’est-à-dire la souveraineté d’un tiers environ de la nation sur les deux autres tiers ; — et ces deux souverainetés s’excitent l’une l’autre à être tyranniques et se poussent l’une l’autre à l’état aigu.
Examinons-les, l’une après l’autre.
1° Une souveraineté se crée, la souveraineté parlementaire. — En effet, vous mettrez toujours la souveraineté là où vous instituerez une puissance qui n’aura pas à rendre raison de ses actes. Des hommes sont nommés pour faire la loi et pour cela seul. Oui ; mais pendant quatre ans ils font la loi qu’ils veulent et, s’ils n’ont pas souci de la liberté, ils la font à leur profit et tyrannique. Personne ne peut les en empêcher, personne, si ce n’est un pouvoir judiciaire indépendant et gardien de la constitution intangible. Supposons que ce pouvoir n’existe pas ; personne ne peut les empêcher de faire une loi tyrannique.
De plus, loin d’être limités et arrêtés par le pouvoir exécutif, ils l’absorberont. Comme ils font toutes les lois, y compris la loi de finances, ils tiendront le pouvoir exécutif par la bourse et lui feront faire exactement tout ce qu’ils voudront. — Ils en viendront même très vite à le nommer, ce qui est concentrer en eux toute la souveraineté possible. Ils le nommeront, soit en exigeant des ministres responsables devant eux qu’ils casseront d’un geste et d’un signe, soit en s’attribuant la nomination du chef de l’Etat et par conséquent en supprimant le chef de l’Etat, en en faisant un simple président des cérémonies officielles ; soit encore en accumulant et en combinant ces deux procédés de domination.
Si, avec cela, comme je l’ai déjà supposé, ils donnent au pouvoir exécutif, qu’ils ont déjà absorbé, la nomination des magistrats, ils auront concentré en eux le pouvoir législatif ; le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, et ce sera la tyrannie pure et simple. Ils pourront s’appeler La Seigneurie, comme le Sénat aristocratique de certaines républiques italiennes.
Ils se mêleront même d’administration particulière et locale et seront même admirablement placés pour cela. Comme ils ne seront pas un Sénat romain, un Sénat central, un Sénat de capitale, mais un Sénat composé de gens nommés dans toutes les provinces et les plus petites, à la capitale ils concentreront les trois pouvoirs ; mais, chacun dans sa petite ville, ils se mêleront impérieusement d’administration pour se créer et se conserver une clientèle active, dévouée et tremblante ; et la nomination d’un agent voyer à leur dévotion ou à eux hostile sera pour eux chose intéressant trop directement leurs intérêts pour qu’ils ne s’en occupent pas de très près. Ils formeront ainsi une aristocratie complète, centrale et locale, de capitale et de municipe, tyrannique en grand et en petit, oppressive par les moyens larges et par les procédés minutieux, à la capitale concentrant tous les pouvoirs, dans tous les ministères, dans toutes les préfectures, et dans tous les petits bureaux administratifs les exerçant.
Le pays que je suppose sera le type même du gouvernement aristocratique, impérieux, combattif, intolérant, pointilleux, tyrannique.
2° Une autre souveraineté se crée, la souveraineté nationale, c’est-à-dire l’oppression des deux tiers environ de la nation par le troisième tiers. — En effet, ces députés de tout à l’heure, qui exercent le gouvernement aristocratique en concentrant les trois pouvoirs, et c’est-à-dire qui exercent la tyrannie, ils sont pourtant, à certains intervalles de temps, forcés de se soumettre à la réélection, responsables devant les électeurs. Il s’agira donc pour eux de se créer une clientèle fidèle, solide, très attachée, qui dépendra d’eux. Ils feront leurs calculs : « Il nous suffit, pour avoir la majorité dans nos chambres souveraines, d’un tiers des électeurs, c’est-à-dire de quatre millions d’hommes environ sur quarante millions d’habitants. A la rigueur, cela suffit. C’est avec ces quatre millions d’hommes derrière nous que nous gouvernerons souverainement, absolument, comme un roi d’Afrique, tout le pays. Il s’agit de trouver quatre millions d’hommes qui ne se soucient nullement des Droits de l’homme, et qui aient intérêt à ce que nous soyons le gouvernement. Ce n’est pas très difficile. — D’abord beaucoup d’hommes n’ont aucun souci des Droits de l’homme, qui, après tout, s’ils intéressent généralement la nation, à ce point que toute nation qui en sera privée est destinée à périr, n’intéressent directement, individuellement, que des gens assez cultivés, et d’autre part ne sont compris comme intéressant la nation que par des gens plus cultivés encore, donc assez rares. Nous trouverons donc une masse assez considérables d’électeurs à qui les Droits de l’homme et toutes les questions de liberté seront très indifférentes. Premier point acquis de lui-même. — Second point : dans cette masse nous aviserons un certain nombre de citoyens que nous attacherons à nous par des places rétribuées par l’Etat, par des promesses d’allégement de charges, par de réels allégements de charges. Nous mnltiplierons les fonctions et les fonctionnaires ; nous promettrons de ne faire payer l’impôt que par les riches ; nous promettrons des diminutions du service militaire ; enfin nous diminuerons réellement pour les pauvres les charges de l’impôt et nous réduirons progressivement le service militaire. À ce jeu, il est évident que la nation elle-même périra. Mais, d’abord la plupart d’entre nous-mêmes ne sont pas assez éclairés pour le comprendre, ce qui supprime une difficulté ; ensuite, l’immense majorité de ceux à qui nous nous adressons est encore moins capable de s’en aviser, ce qui supprime toute difficulté ; et enfin, nous ne sommes pas une aristocratie héréditaire, vivant dans le passé, dans le présent et dans l’avenir ; nous sommes une aristocratie au jour le jour, une aristocratie pour une génération ou pour deux, une aristocratie qui dévore son règne d’un moment ; nous sommes la pire des aristocraties ; et par conséquent c’est de ce qui nous importe, et non pas de l’avenir plus ou moins lointain de la nation, que nous nous occupons. »
Ce raisonnement est juste de tout point. Il faudrait un patriotisme et un désintéressement patriotique extraordinaire pour que ne le fissent point ceux qui ont intérêt à le faire. Et pour que ceux à qui ils s’adressent ne l’acceptassent point, il faudrait, à eux, des lumières, un désintéressement et un patriotisme fabuleux. Donc il est bon de tous points, pratique de tous points ; donc il réussit.
Il se forme ainsi une souveraineté de quatre millions d’hommes, dite souveraineté nationale, qui ne songe qu’à ses intérêts présents, solidaire de la souveraineté parlementaire, laquelle ne songe qu’à ses intérêts présents ; et ces deux aristocraties, réciproquement clientèles l’une de l’autre, ont le plus grand intérêt à la souveraineté de toutes les deux, à ce que rien ne leur soit défendu à toutes les deux, à ce qu’aucune question de liberté ou aucun prétendu droit de l’homme n’arrête, ne limite, ni entrave ni l’un ni l’autre.
3° Et j’ai dit que ces deux souverainetés s’excitent l’une l’autre et se poussent l’une l’autre à l’état aigu. Cela va de soi. Il est bien entendu que le système parlementaire c’est la guerre civile régulière instituée comme régime normal dans un pays. Pour ne pas se battre, de temps en temps on se compte. Entre les époques où on se compte, on se bat par la parole, par la plume, par la propagande, par la pression, par l’intimidation, par la corruption, chaque parti faisant tous ses efforts pour diminuer les forces du parti contraire. C’est la guerre civile, régularisée, donc adoucie.
Au point de vue moral, cela a toutes sortes d’effets assez mauvais, dont je ne parlerai pas ici. Au point de vue politique, cela partage la nation en deux grands partis, l’un celui qui a la majorité, l’autre qui est tous les autres réunis en un seul. Or, celui qui a la majorité n’est jamais libéral, n’ayant aucun besoin de la liberté. L’autre est toujours libéral, ayant besoin de liberté, des libertés, de toutes les libertés, pour sa propagande, pour son combat de parole, de presse, de réunion, d’association, de ligues, pour toute la campagne qu’il a à faire. De là ces revirements qui amusent les plaisants : tout homme est libéral une fois au moins en sa vie, quand il est battu ; tout parti est tour à tour libéral et autoritaire ; si l’on ne veut pas changer de parti, il faut souvent changer d’opinion ; si l’on ne veut pas changer d’opinion, il faut sans cesse changer de parti, etc.
Dans ces conditions, le parti qui est en majorité trouve toujours qu’il y a trop de liberté dans le pays et pousse furieusement à la destruction de tout droit de l’homme qui y peut subsister encore. Il ne trouve jamais qu’il ait assez d’armes dans la main ; il trouve toujours que son adversaire en a beaucoup trop dans la sienne. Donc la souveraineté parlementaire crie à la souveraineté des quatre millions d’électeurs qu’elle a derrière elle : « Ne soyez pas pour les droits de l’homme ! Ils ne sont favorables (et directement et personnellement et présentement, c’est vrai), ils ne sont favorables qu’à nos adversaires et aux vôtres ! Je suis perdu s’ils triomphent, et vous avec moi. Point de liberté de la presse, point de liberté d’association, point de liberté d’enseignement, point de liberté judiciaire, point de droit de résistance à l’oppression ! Ne donnez pas dans tous ces pièges ! »
Et la souveraineté des quatre millions d’électeurs crie de son côté à ses délégués : « Point de lois libérales, ou nous sommes perdus, vous et nous. Ce ne sont que des armes aux mains de nos ennemis communs. Plutôt des lois restrictives et oppressives ! Muselez-moi tous ces gens-là. S’ils peuvent parler, se réunir, s’associer, enseigner, avoir justice devant vos juges, résistera l’oppression, ils auront la majorité aux élections prochaines ! »
Ainsi les deux souverainetés se parlent et se répondent. Elles n’ont, bien entendu, aucune peine à se convaincre ; mais elles s’animent, s’excitent et se poussent l’une l’autre à l’état aigu. Pendant toute la durée du pouvoir d’un des deux partis qui se partagent le pays, les Droits de l’homme qui ont pu être proclamés et qui ont pu être acquis s’effritent et tombent en ruine singulièrement.
Et quand on songe que le parti en minorité, du jour où il deviendra parti de majorité et gouvernement, de ce jour même, sera dans le même état d’esprit que le précédent, raisonnera de la même façon, parlera de la même façon, procédera de la même façon et sera excité par sa clientèle avec la même véhémence et l’excitera avec la même ardeur, et ne reviendra jamais sur les résultats acquis au profit du gouvernement, qui le seront au sien, et poussera plutôt dans le même sens à l’assaut de ce qui pourra demeurer des libertés publiques, des Droits de l’homme et de leurs garanties ; on concevra facilement ce qui pourra subsister des libertés dans le pays au bout d’un certain temps de pratique régulière et normale de système parlementaire.
Le système parlementaire, s’il n’est pas pratiqué dans un pays où les Droits de l’homme et les libertés individuelles soient une religion nationale, est l’ennemi le plus redoutable des Droits de l’homme et de la liberté.