faisaient si gaiment battre par les armées de sa Majesté prussienne ? Et si, comme l’affirme Vauvenargues, qui parlait de ce qu’il avait vu de près, le service du pays, même à l’armée, « passait pour une vieille mode et pour un préjugé », les écrivains du temps ne sont-ils pas excusables d’avoir, non pas, comme on le leur a reproché sans raison, trahi la France, mais simplement d’avoir porté leurs regards au delà des frontières et rêvé d’agrandir leur patrie jusqu’où pénétrait et rayonnait la pensée française ? On sait, d’ailleurs, ce que valait au juste le patriotisme d’avant la Révolution. Au seizième siècle, pour ne pas remonter plus haut, la France, c’est, pour les auteurs du temps, le pays au nord de la Loire, et Marot, par exemple, nous dit qu’il quitta Cahors en Quercy pour venir en France[1]. Même au milieu du dix-septième siècle un historien nous apprend que François Ier, après être resté deux jours à Marseille, « s’en alla en France[2] ». Que si l’on était tenté de ne voir dans ces mots qu’une incorrection géographique, l’histoire nous offrirait des incorrections autrement graves : elle pourrait rappeler aux auteurs contemporains, si curieux de trouver en défaut le patriotisme des philosophes, que les ancêtres de ceux-ci ne leur avaient guère laissé de beaux exemples à suivre. On sait ce que fut la Fronde, et avec quelle aisance le grand Condé et ses amis passaient aux Espagnols, et la défection d’un Turenne ne nous apprend-elle pas qu’il suffisait alors des beaux yeux d’une duchesse pour ébranler le patriotisme d’un honnête soldat ? Si, aux divisions religieuses entre les individus et aux querelles des partis politiques, on ajoute la diversité des coutumes qui séparait moralement, tandis que les douanes intérieures séparaient matériellement, les provinces les unes des autres, on comprendra pourquoi le lien national nous apparaît si faible et si relâché avant 89 et pourquoi les plus nobles âmes ne répugnaient aucunement à des alliances que nous quali-
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