presque avoir besoin de nager. Or, depuis ce moment, l’expédition collective fut manquée ou accomplie, selon qu’on veut l’entendre, et chaque chef, poussant individuellement de son côté, poursuit à travers le siècle, par des voies plus ou moins larges, sa destinée, ses projets, la conquête de la glorieuse Toison.
Les deux sentimens les plus opposés qui se développèrent au sein de la fraternité première, peuvent se rapporter au lyrique d’une part et au dramatique de l’autre. La pensée lyrique, et surtout la portion la plus molle, la plus délicate de celle-ci, la pensée élégiaque, intime, craignait un peu le moment de la victoire à cause du bruit et de l’invasion des profanes ; elle insistait avec une sorte de timidité superstitieuse sur cette interdiction quasi-pythagoricienne : odi profanum vulgus et arceo. Elle se serait trouvée satisfaite de fonder en quelque golfe abrité, sur la côte la moins populeuse, une petite colonie brillante et cultivée ; pour elle la conquête de la Toison d’or était là : c’était manquer de foi en soi-même et d’audace. La pensée dramatique au contraire, qui, en passant par le lyrique, n’y voyait qu’un début et un prélude, ne se sentait pas satisfaite à si peu de frais ; elle croyait, elle, énergiquement à la poétisation possible du siècle ; et, plus vaste en desirs, moins effarouchée du bruit des profanes, elle insistait plutôt sur l’autre devise confiante et conquérante : l’avenir est à nous ! La portion la plus ardente et la plus ferme de cette pensée dramatique ne se préoccupait même pas d’une initiation graduelle et indirecte de la foule à l’œuvre moderne, moyennant d’habiles reproductions d’œuvres antérieures ; elle était pour une application immédiate et franche, pour une mêlée décisive, pour une descente et un assaut au cœur du siècle. Surtout elle ne prenait pas, comme la pensée élégiaque, les langueurs de la traversée pour le but de ses espérances. C’était accepter la question tout entière comme on l’avait posée, c’était ne l’éluder en rien et la soutenir dans sa complète importance, dans la hardiesse du premier défi. Du moment en effet qu’il s’agissait de fonder, non pas une poésie dans le dix-neuvième siècle, mais la poésie du dix-neuvième siècle lui-même, du moment qu’on s’était mis en marche, non pour jeter quelque part une colonie furtive, mais pour faire une révolution réelle dans l’art, la pensée dramatique avait toute raison de prévaloir ; l’épreuve déci-