s’interdire et à condamner comme immoraux les grands développemens passionnés ; c’est ainsi par exemple que dans Carmagnola l’élément de la vengeance, cet élément si dramatique, si naturel, si légitime ici dans l’ame ulcérée du condottier qu’on assassine, est oublié, ou, ce qui est pis, réduit à quelques vers. Or c’est là méconnaître une vérité de fait, à savoir que les grandes passions régénèrent et jettent l’ame dans l’infini ; au lieu de cela, le poète a dû recourir à des formes usées, qui ont perdu l’auguste privilége d’en éveiller en nous le sentiment. Je n’en veux pas d’autre preuve que la fin de l’ode à Napoléon ou la fin du drame de Carmagnola, car elles sont identiques ; la mort de l’empereur du xixe siècle est calquée trait pour trait sur celle du condottier du xve, et ce n’est pas là la seule identité entre l’ode et la tragédie.
Manzoni, je me plais à le répéter, est une nature élevée ; il y a en lui le respect de l’esprit, l’amour du beau, nobles dons qui vont s’altérant tous les jours dans les saturnales de la matière et du laid. Quoiqu’imitateur, il a su se conquérir une originalité en faisant subir au romantisme une transformation que je ne saurais mieux comparer qu’à celle que les artistes italiens du moyen-âge firent subir à l’architecture du nord. C’est quelque chose de plus aéré, de plus limpide, de plus brillant. Goethe, c’est la cathédrale de Cologne ; Manzoni, la cathédrale d’Orvieto.
Mais en rendant hommage à ces qualités rares, on lui voudrait, surtout comme Italien, une préoccupation plus ardente et plus directe des choses de la terre ; on le voudrait plus de son siècle, plus de son pays. Un des écueils du système chrétien est l’indifférence. Qu’importent les soins d’une si courte vie, quand on a le ciel pour apanage, l’éternité pour lendemain ? Et pendant que les yeux dans la nue, on crie : « Seigneur ! Seigneur ! » la force s’institue maîtresse du monde, la tyrannie s’invétère, les cachots se peuplent, les
ponse à Goethe, dans laquelle il condamne les romans et les drames historiques comme des avortons littéraires. Dans le cours de la conversation, il s’exprima avec beaucoup de force dans le même sens ; il soutint que tout récit devait être une vérité ou une fiction, et il condamna la fiction comme immorale. » C’est ainsi que Mme de Krudener, tombée dans les abîmes du méthodisme, pleurait sur son roman de Valérie comme sur un irrémissible péché.