aboutissait au vieux manoir, elle s’arrêta, et trois femmes descendirent : c’étaient la mère Angélique, Mlle de Colobrières et la Rousse. Elles gravirent à pied la rude montée et gagnèrent la plate-forme. Le plus profond silence régnait autour du château, et l’on aurait pu croire qu’il était inhabité, si un faible rayon de lumière n’eût traversé les contrevents vermoulus de la salle où la famille se tenait ordinairement.
— Chère enfant, dit la mère Angélique en s’arrêtant et en s’appuyant au bras d’Anastasie, la joie m’étouffe… le cœur me manque… je n’ose approcher… nos chers parens sont là…
Mlle de Colobrières regardait autour d’elle avec un attendrissement indicible, et hésitait aussi à franchir le seuil.
— Venez, dit-elle, approchons-nous sans bruit ; nous pourrons d’abord voir ma mère à travers la fenêtre.
Elles s’avancèrent avec précaution et regardèrent entre les ais disjoints. Le tableau qu’elles aperçurent alors les navra : l’intérieur de la salle était éclairé par une petite lampe dont le débile rayonnement s’éteignait sur les tons obscurs des lambris ; les meubles étaient rangés dans l’ordre habituel, mais il n’y avait que des cendres froides dans le foyer, et la table était nue. La baronne, seule dans cette vaste pièce, filait avec une activité machinale. Elle était assise à sa place ordinaire, en face du fauteuil vide de son mari. Tout en travaillant, elle remuait les lèvres comme si elle priait, et de temps en temps elle laissait tomber son fuseau pour essuyer les grosses larmes qui roulaient sur ses joues pâles.
— Mon père ! murmura Anastasie, je ne vois pas mon père… il est arrivé ici quelque malheur…
Alors la Rousse frappa à la porte du château en appelant Tonin à haute voix. La baronne accourut toute tremblante à ce bruit et tira les verrous. — C’est toi, Madeleine !… s’écria-t-elle en considérant la sœur converse d’un œil stupéfait ; tu viens de Paris !…. et mes filles, mes filles ?…
— Elles sont ici, madame la baronne, répondit la Rousse ; les voilà. La bonne dame étendit les bras en murmurant : — Mes enfans !… ah ! le bon Dieu vous envoie pour me consoler… Mes enfans, est-ce bien vous ?…
Ses filles l’embrassèrent en pleurant et l’emmenèrent dans la salle. Elle s’assit entre elles deux en les tenant toujours par la main, et se fiait à les considérer en silence avec une sorte de ravissement ; puis elle dit avec des larmes de joie : — Ma chère Euphémie, il y aura bientôt vingt ans que je me séparai de vous, sans espoir de vous revoir…