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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/594

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REVUE DES DEUX MONDES.

premières inhalations. Quelques personnes s’agitent et repoussent avec force la main qui tient appliqué sur leur bouche le pavillon du tube ; mais bientôt l’engourdissement commence, et les inspirations qui suivent se font avec calme et régularité. L’éther absorbé circule avec le sang, versant à la fois dans les membres une douce chaleur et un sommeil agréable. Les pieds et la tête d’abord, puis les jambes et les bras, sont le siège d’un engourdissement très prononcé, qui se propage du côté du cœur ; le corps entier frémit sous l’influence d’un fourmillement, d’un tremblement analogue à celui que communique au doigt une cloche qui résonne. Au bout de quelques instans, la sensibilité générale est éteinte, et c’est alors que le fer du chirurgien peut diviser les tissus sans causer de douleurs. Au milieu de cet anéantissement général, les sens veillent encore. La vue n’est pas sensiblement altérée ; les paupières sont pesantes comme au moment où se fait sentir le besoin du sommeil. L’ouie est quelquefois le siége de bourdonnemens, mais les sens du goût et du toucher conservent leur intégrité. Chez quelques-uns, la pensée est nette, l’intelligence libre ; d’autres perdent complètement la conscience d’eux-mêmes, et tombent dans une sorte d’extase. Beaucoup racontent avoir éprouvé un sentiment de bien-être auquel ils se seraient volontiers abandonnés pour toujours ; un petit nombre accusent une fatigue dont ils sont heureux d’être délivrés à leur réveil ; mais tous ceux qui ont inspiré l’éther conservent un malaise, un embarras général, une migraine qui dure un temps plus ou moins long. M. le professeur Roux a observé du délire et des hallucinations immédiatement après l’introduction de l’éther dans l’économie ; un malade auquel M. Velpeau enlevait une tumeur rêvait du jeu de billard ; un troisième était sous le poids d’un chagrin profond auquel il avait été récemment en proie. Chez d’autres personnes enfin, l’ivresse s’est manifestée sous la forme d’une gaieté folle, accompagnée de longs éclats de rire. Quel que soit l’état dans lequel on se trouve après l’enivrement par l’éther, les phénomènes physiologiques qui l’accompagnent présentent un caractère bien remarquable. D’abord les sons paraissent moins éclatans, puis ils deviennent lointains. Les objets extérieurs semblent aussi s’éloigner peu à peu. Quand l’ivresse commence à se dissiper, les sons, les corps se rapprochent ; ils deviennent plus nets, plus distincts ; l’horizon se dessine, et les rapports naturels avec le monde extérieur sont rétablis. Ce retour à la vie se fait doucement, sans secousses, et non sans un certain charme.

La perte de la sensibilité générale causée par l’inspiration d’un air éthéré est maintenant un fait acquis, incontestable. Il est également vrai que l’ivresse qui en résulte ne présente pas toujours les mêmes caractères. Gaie ou triste, paisible ou agitée, elle est probablement en rapport avec le genre de vie, le caractère des individus. Nous sommes portés à croire qu’une volonté ferme peut neutraliser l’action du médicament. La durée de l’assoupissement, les limites jusqu’où l’on peut le pousser sans danger, sont encore indéterminées. Le nouvel emploi de l’éther n’a pu être encore assez étudié pour qu’on puisse aujourd’hui le présenter comme un moyen qui doit passer dans la pratique générale. Attendons beaucoup du temps et de l’expérience, car la découverte de M. Jackson nous paraît devoir être féconde en heureux résultats.



V. de Mars.