Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voiture : « Non ! non ! lui crie Nachime, ils vont te tuer, mon enfant ! » Nachime resterait là, pétrifiée par la peur, incapable d’avancer ou de reculer ; mais Anschel a désobéi au cri de sa mère, il s’est élancé hors du fourgon, et déjà, comme si ses pieds avaient des ailes, le voilà au milieu du village. Nachime pousse des cris de détresse ; elle croit que son enfant court à une mort certaine, qu’il va être dévoré par les flammes de l’incendie ou assassiné par ce peuple en fureur. « Ne craignez rien, Nachime, » s’écrie alors une voix qui ne s’était pas encore fait entendre au milieu de cette scène d’épouvante. C’était le cousin Coppel, auquel on ne songeait guère en ce moment. « Ne craignez rien, disait-il, — et son accent avait je ne sais quoi de religieux qui commandait la confiance, — j’ai encore entre les mains le misrach du roi David, et tant que le misrach sera avec nous, il n’arrivera pas malheur à la famille. » Disant cela, il s’était levé, et, tenant au-dessus de sa tête le bouclier sacré, il jetait du côté du village, comme un prêtre de Lévi, cette solennelle apostrophe : « Gardez-vous bien de toucher à un cheveu de sa tête ! C’est moi, Coppel, qui vous parle ici ; c’est moi qui vous donne cet ordre au nom du roi David ! »

Toute la scène que je résume ici est développée de main de maître ; il est impossible de ne pas en être ému. Que de choses dans ce tableau ! Cette carriole arrêtée pendant la nuit à l’entrée du village, cette famille tremblante, ces chevaux qui n’osent faire un pas de plus, le voiturier lui-même qui partage l’épouvante de la petite tribu qu’il conduit, et ne songe pas à faire claquer son fouet, voilà bien la première heure de liberté pour ces Juifs après des siècles et des siècles de servitude. Ils sont libres, et la liberté leur semble pleine de pièges. Inquiets, effarouchés, ils voient partout des ennemis. En vain leur dirait-on que les temps sont changés, que le moyen âge n’est plus qu’une lumière plus pure s’est levée sur le monde, que l’esprit de l’Évangile a percé enfin les ténèbres qui l’obscurcissaient, et que l’égalité des hommes est inscrite dans les lois. Étranges argumens pour des Juifs ! Accoutumés à la haine depuis dix-huit cents ans, accoutumés à maudire et à être maudits, il faut, pour les rassurer, invoquer le nom du livre qui pendant une longue suite de siècles a renfermé leur condamnation. C’est bien ici que se vérifient les terribles paroles des prophètes, lorsque, prédisant la ruine d’Israël, ils montraient tous ses enfans en proie à l’épouvante. Ecce ego dabo te in pavorem, s’écriait Jérémie. Isaïe disait aussi, et avec plus de force encore : Formido, et fovea, et laqueus super te. La peur sera sur toi, partout tu verras le piège, partout l’abîme. Cette effrayante menace revient sans cesse dans les versets des sublimes voyans. Écoutez encore cette prophétie : « Ceux qui survivront porteront un cœur lâche dans le pays de leurs ennemis ; le frémissement d’une