Revue musicale — 14 avril 1835
REVUE MUSICALE.
Le Théâtre Italien a fermé ses portes, et la magnifique saison d’hiver qui vient de s’écouler nous semble avoir, mieux encore que les précédentes, démontré l’importance musicale de cette belle entreprise. Ainsi donc, le voilà pour long-temps établi parmi nous, ce théâtre dont on niait tant la vitalité, et qui devait crouler tôt ou tard, parce qu’il repose sur des chefs-d’œuvre, comme si les chefs-d’œuvre ne renaissaient pas d’eux-mêmes, comme s’il en était de Don Juan, du Mariage Secret et de Sémiramis, comme de Brézilia ou de la Tentation, comme si tous les ans, après six mois d’abstinences musicales, lorsque paraît Lablache sur une ritournelle de Cimarosa, ou que Rubini chante il mio tesoro, toutes les ames pouvaient ne pas tressaillir à cette musique toujours nouvelle et toujours admirable. Certes, les chanteurs italiens ont dû être contens du sort qui les attendait cette année à Paris ; le public a salué leur départ avec d’aussi flatteuses acclamations qu’il en avait fait éclater à leur retour. Aux dernières représentations, les couronnes tombaient de toutes parts, et Julie Grisi devait recueillir par soirée autant de fleurs qu’elle donnait de notes. Les corridors étaient convertis en une sorte de jardin, où venaient, comme Ophélie, moissonner toutes celles que la musique rendait folles, et grâce à cet échange, une familiarité charmante s’était établie entre la salle et le théâtre. Le public, en jetant une couronne, demandait une cavatine de plus ; et c’est ainsi que Rubini, affublé de son costume bleu de cavalier et de sa perruque blonde, est venu chanter le bel air du Pirate, et que dans un entr’acte des Puritains nous avons entendu le duo du Mariage Secret admirablement exécuté par Lablache et Tamburini. Le duo du Mariage Secret dans l’entr’acte des Puritains ! Ils sont partis, et maintenant Dieu fasse que les prés deviennent bientôt verts et les arbres touffus !
Aussi bien, à l’heure qu’il est, toute musique s’en va, et tandis que les rameaux fleurissent et bourgeonnent, l’arbre sonore et mélodieux se dépouille, et chaque jour une dernière feuille en tombe. Le Conservatoire est à la veille de sa clôture. Depuis quelques jours la salle de Cimarosa et de Rossini est silencieuse et déserte ; le sanctuaire de Beethoven n’a plus qu’une fois à retentir. À l’une des dernières séances du Conservatoire, nous avons entendu, grâce à Mlle Falcon, une scène encore inconnue en France de ce maître. On sait avec quel sentiment de mélancolie et d’amour, avec quelle émotion sereine et confiante, le public intelligent recueille tout ce qui lui vient de Beethoven ; c’est alors qu’on est bien-heureux d’ignorer et d’avoir dans le champ une petite fleur à ramasser encore, et dans le ciel une étoile à découvrir. Vraiment ce serait une bonne déesse, celle qui se tiendrait assiduement auprès des artistes doués, leur enlevant çà et là quelqu’une de leurs mélodieuses inspirations pour en faire part à l’avenir, et entretenir dans l’humanité l’éternelle pensée et l’éternel regret de ces anges de Dieu. Quelles bénédictions manqueraient à celle qui laisserait tomber sur la terre une esquisse de Raphaël, un sonnet inédit de Pétrarque à Laure ! Aussi ce jour-là, lorsque Mlle Falcon eut paru tenant entre ses mains les feuillets mystérieux du chant de Beethoven, la salle entière frémissait de plaisir, et chacun louait dans son ame les studieuses recherches et le zèle accompli de la jeune cantatrice, avant d’applaudir sa voix éclatante et son admirable expression. On la remerciait d’abord ; les applaudissemens sont venus ensuite.
La scène qui nous occupe ne porte aucune désignation spéciale ; Beethoven en a pris le titre dans les premiers mots du texte italien ; il aurait pu tout aussi bien l’appeler cantate en mi bémol du nom de la note qui en règle la tonalité, comme il a fait d’ailleurs pour le plus grand nombre de ses symphonies. En général, Beethoven s’est toujours médiocrement soucié de ses titres, il avait d’autres soins à prendre, et savait bien que du creuset profond où l’œuvre s’élabore, le nom monte comme une écume. De notre temps on a changé de façon d’agir ; autrefois on allait de l’œuvre au titre, maintenant on trouve plus facile d’aller du titre à l’œuvre. Pour de petites choses on invente de grands noms. Le style de cette cantate est grandiose et solennel, plein de noblesse à la fois et de simplicité ; ce n’est plus, comme dans Adélaïde, une forme indécise et vague qui flotte dans les airs, et va au hasard où la chasse le vent. Ici tout et logique, prompt, étroitement lié ; plus de contemplation oisive, plus de causerie au bord du pré, plus de fleur qu’on effeuille en murmurant un nom chéri ; mais une action véhémente qui naît, se développe et se conclut sous une même loi. L’unité remplace la fantaisie.
Autant Adélaïde révélait cette source de mélancolie et de tristesse qui s’est épanchée à si grands flots dans le bel andante de la symphonie en la, autant cette cantate donne la mesure dramatique de cet homme puissant qui devait un jour écrire Fidelio. Ces cantates relèvent toutes deux de l’amour ; quelle œuvre d’art sereine et pure n’en relève ? et sorties d’une inspiration différente (l’une exprime la rêverie et l’inquiétude, l’autre la haine jalouse et la vengeance), elles sont sœurs en leur cause première, l’amour. Entre ces deux créations du poète il y a le même lien qui existe entre Roméo, par exemple, et le Maure de Venise. Une femme, Ariane peut-être, se lamente. La scène commence par un récitatif impétueux dès les premières mesures, la tempête éclate ; tout ce qu’une femme peut chanter de plaintif, d’amer, de suppliant, à son époux qui l’abandonne, tout cela est dans cette musique désordonnée et folle comme la jalousie et son désespoir. Elle blasphème, elle crie, elle pleure, et, quand la voix manque à sa haine, elle tombe épuisée sur le roc. Alors ses cheveux roulent sur ses épaules, ses bras pendent, ses regards humides s’abaissent ; cependant la mer est calme, l’air tiède, le ciel bleu, et tandis qu’apparaissent les étoiles au firmament, de plus douces pensées percent les ténèbres de son ame, et sa douleur va s’effaçant par degrés dans un adagio d’une adorable résignation. Ces deux cantates sont autant de belles créations. Comme Shakspeare, Beethoven tenait de Dieu cette force miraculeuse qui donne la vie à toute chose ; pourvu que l’homme soit doué, qu’importe la matière que son souffle féconde ? Les figures de Beethoven sont aussi visibles sous leurs robes sonores que celles de Raphaël ou de Dante. À toutes ses pensées, il donnait un vêtement harmonieux et leur disait : Allez. Et ces anges du poète, ayant pris leur vol dans les airs, nous les retrouvons maintenant, l’un ici, l’autre là, et les reconnaissons à ce signe d’éternelle beauté qu’ils portent à leur front comme une auréole. Chacun d’eux a sa voix pour aimer et se plaindre, et l’un ne sait pas un mot de la chanson de l’autre. Adélaïde, douce et blonde créature, est incapable des emportemens d’Ariane, et si la douleur d’où naît ce désespoir était tombée un jour sur elle, sans doute qu’elle serait morte avant d’avoir pu seulement articuler un son ; Le style de cette scène, je le répète, est simple, grandiose, antique, et ne manque pourtant ni de fantaisie allemande ni de vapeur. On croirait voir le soleil du Parthénon à travers le voile humide et transparent des brouillards du nord ; l’antique de Beethoven ressemble assez ici à l’antique de Gœthe dans Iphigénie en Tauride. Mlle Falcon dit cette scène avec une intelligence exquise des plus mystérieuses intentions du grand maître, un sentiment parfait de la mesure et du ton. Lorsqu’une cantatrice prend sous sa protection une musique ignorée, elle met d’ordinaire, à l’exécuter, tout ce qu’elle a de voix et de talent ; car il faut qu’elle fasse adopter au public ce qu’elle trouve beau, et sa conviction la soutient dans son entreprise. Ce n’est plus de roulades qu’il s’agit à cette heure ; elle est responsable en même temps de la musique et de l’exécution, et le public juge à la fois son goût et son talent. Mlle Falcon s’est tirée à merveille de cette double épreuve. La musique et la cantatrice étaient dignes l’une de l’autre. Comme Rubini avait déjà fait pour Adélaïde, Nourrit pour les ballades de Schubert, elle vient d’attacher son nom à cette page immortelle du grand maître. Il est beau de contribuer pour sa part à la gloire de Beethoven, et la satisfaction qui naît d’une telle pensée vaut bien celle que donne un bouquet de camélia qui tombe en s’effeuillant à vos pieds.
L’Opéra n’a pas voulu rester en arrière du Théâtre-Italien et du Conservatoire, et s’est mis en tête de terminer par une éclatante reprise la glorieuse saison musicale qui vient de s’écouler. Vous savez qu’entre tous les chefs-d’œuvre de Rossini, il en est un qui a nom Moïse, magnifique partition que l’Italie admire, et que sans doute le maître ne trouvait pas assez belle pour nous, puisqu’il l’a dotée, en nous l’apportant, d’un des plus beaux finales qu’il ait peut-être jamais écrits ; vous savez aussi que depuis quatre ans, cette partition a disparu du répertoire, et que la direction, sans doute par reconnaissance pour le génie du plus grand musicien de ce temps, et pur amour de l’art, la laissait reposer dans la bibliothèque du théâtre, ensevelie sous la même poussière que la Vestale et le Siége de Corinthe. Eh bien ! chose étrange ! c’est sur elle que le choix est tombé. Mais comme il faut bien se garder de donner au public de trop violentes émotions, et d’abuser des effets de la musique ; comme de toute grande chose, il faut être avare ; il a été décrété que nous n’entendrions qu’un acte de Moïse, et que cet acte serait presque tout entier occupé par la danse des deux sœurs Elssler. Et cela n’a rien qui nous étonne : une pareille musique a besoin de secours étrangers ; on n’écoute Rossini au Théâtre-Italien que parce qu’il est chanté par Lablache et Tamburini ! Qui donc le supporterait à l’Opéra français, si Mlle Elssler ne venait à son aide ? Grace à ces ridicules mutilations, la partition française de Moïse se trouve être moins complète que celle qu’on exécute en Italie, et pourtant on sait avec quel soin et quel amour Rossini l’avait enrichie. — On écoute cette musique imposante et sévère ; ces chants inaccoutumés vous ravissent ; on attend avec impatience la conclusion d’une œuvre si noblement commencée, et tout à coup voilà que le rideau tombe, et tout est dit. Cela dure à peu près aussi long-temps qu’un acte du Philtre ou de la Bayadère ; et Rossini a passé deux ans de sa vie à refaire son œuvre ! En vérité, voilà du temps bien employé, et nous faisons un étrange cas de son inspiration. C’est merveille comme toute œuvre musicale s’amoindrit en séjournant à l’Opéra. Il faut que les murs de ce théâtre sécrètent quelque matière dissolvante, qui agit sur la musique comme la rouille sur le fer. D’une partition énorme, il reste, au bout d’un an, tout au plus un finale. La musique se fond au lustre de l’Opéra, comme la neige au soleil ; pour peu que cela continue, on finira par ne plus garder d’un opéra que l’ouverture, et le Freyschütz de Weber se trouvera dès-lors faire partie du répertoire, car on exécute l’ouverture de Freyschütz à l’Opéra, dans toutes les grandes solennités musicales. Il faut espérer que de tels scandales ne seront plus donnés. Les hommes qui seront appelés à donner une direction à notre première scène lyrique, n’auront garde de s’engager dans une route qui les conduirait infailliblement à leur ruine. Le temps de la musique est venu. Les représentations de la Juive ont démontré que dans un opéra des décors et des costumes ne peuvent suffire. Dans la musique, je le répète, est l’avenir et la fortune de l’Opéra. Des tentatives nouvelles seront faites, et peut-être un nouveau chef-d’œuvre est près d’éclore en cette tête féconde qui vient de se reposer si long-temps. En ce point une administration nouvelle aurait déjà bien mérité de l’art. Quelles que soient les querelles que lui font certaines écoles rivales, Rossini n’en reste pas moins le musicien de ce temps ; le silence dans lequel il s’est tenu sera la transition de sa gloire passée à sa gloire à venir. Tout espoir est dans l’auteur de Sémiramis et de Guillaume Tell, et maintenant que la musique est en péril, qu’il faut relever l’art qui tombe, et le mettre en honneur, c’est encore lui qui doit être appelé.
En vérité, tous les théâtres de musique semblent prendre aujourd’hui à tâche de dévier de leur route naturelle. L’Opéra français, exclusivement réservé aux gloires de l’Europe, ouvre ses portes à des hommes qui n’ont pas encore commencé de bien faire, et l’Opéra-Comique, au lieu d’appeler de jeunes compositeurs et de leur prêter appui, s’amuse à reprendre les vieilles pièces de son répertoire. L’Opéra-Comique s’occupe en ce moment de la reprise du Diable à Quatre. Le vieillard a brossé son habit vert pomme, poudré sa perruque à neuf, et se tient assis sous les bosquets de roses, fredonnant d’une voix débile les petits airs de sa jeunesse. L’Opéra-Comique va reprendre le Diable à Quatre, gracieuse partition du dernier siècle, où doit briller le talent de l’une de ses jeunes actrices qui joue et ne chante pas, car il faut que vous sachiez qu’à ce théâtre il y en a qui jouent, d’autres qui chantent, beaucoup qui ne jouent ni ne chantent. Jouer et chanter à la fois leur paraît à tous un idéal qu’ils n’ont pas la prétention d’atteindre de leur vie. Les comédiens de ce lien sont pareils à ces hommes du concert russe qui donnent chacun une note, avec cette différence cependant que de toutes ces notes résulte une sorte d’harmonie, et que là il y a discordance. L’Opéra-Comique va donc remonter le Diable à Quatre, dont les représentations suivront immédiatement celles du Cheval de Bronze, autre opéra à ariettes, écrit, il y a cent ans, par Auber, maître de chapelle du roi Louis xv et grand ami de Philidor ; du Cheval de Bronze, qui eut tant de succès au dernier siècle, et serait encore fort goûté aujourd’hui, si Rossini n’en avait pris les plus jolis motifs pour en abuser étrangement et les semer pêle-mêle et sans ordre dans toutes ses partitions. — En vérité, si tout cela n’était affligeant, on se prendrait à rire volontiers en voyant cet aimable théâtre de l’Opéra-Comique épousseter de telles œuvres et les venir présenter sérieusement à la lumière de Mozart et de Beethoven.