Revue musicale — 14 juin 1841
Des trois partitions laissées par Weber, M. Berlioz a traduit Freyschütz, la seule qui fût parfaitement connue en France, et dont les proportions d’opéra comique ne pouvaient convenir à la scène où l’on voulait la produire. Des récitatifs étaient nécessaires, Weber avait compris sous une tout autre forme le drame simple et touchant qu’il avait à traiter ; mais à quoi bon se préoccuper de ces choses ? L’Opéra n’a-t-il pas sous la main M. Berlioz, dont l’autorité, en fait d’art et de convenance, vaut bien celle de Weber ? M. Berlioz pourvoira à tout ; il n’est pas homme à s’effrayer de si peu, et le voisinage du grand compositeur, loin de l’épouvanter, ne lui donne qu’une modeste assurance. Aussi, faut-il le voir à l’œuvre ! Avec quelle complaisance il se laisse aller à sa fantaisie, ne trouvant jamais l’espace assez vaste entre deux morceaux pour étaler tout à son aise sa traînante et fastidieuse mélopée, entourant cette musique vive et saisissante des liens de sa pensée confuse, fatiguant l’auditoire, écrasant les chanteurs, et jetant un manteau de plomb sur cette fantastique et merveilleuse conception !
Certes, s’il était un maître dont la forme dût être respectée, c’était Weber. À voir avec quel soin l’auteur de Freyschütz avait étudié chaque nuance, développé chaque caractère, depuis les sentimens les plus intimes jusqu’aux plus exaltés, on aurait dû comprendre de quelle importance devenait une déviation, quelque légère qu’elle fût, dans la route qu’il s’était tracée, et quelle étrange confusion y apporterait l’esprit maladroit qui voudrait s’imposer à l’œuvre du maître. On se demande pourquoi M. Berlioz n’a pas, au lieu du Freyschütz, qui lui offrait tant d’écueils, traduit la partition d’Euryanthe, dont les proportions grandioses et la forme épique étaient dans toutes les conditions voulues par l’Académie royale de Musique. Malheureusement, dans cet ouvrage, Weber s’est chargé de toute la besogne, les récitatifs y sont au complet ; c’est peut-être à cause de cela que M. Berlioz l’a dédaigné. Pour ne rien négliger et compléter gaiement son ouvrage, le traducteur de Freyschütz a eu l’heureuse idée d’intercaller dans le cours du troisième acte des airs de ballet pris, l’un dans des fragmens d’Oberon, l’autre, le croirait-on ? composé en entier de cet admirable morceau, l’Invitation à la walse, où la mélancolie, la passion, les fureurs jalouses, forment le plus puissant drame qui soit sorti du cerveau d’un poète. Les mélodies touchantes accompagnent les ronds de jambe des danseuses, les cris de rage et de désespoir se traduisent par les immenses entrechats des danseurs. Jamais parodie d’un chef-d’œuvre n’a été faite d’une façon plus maladroite et plus inconvenante. Était-ce à M. Berlioz, le détracteur forcené de tout pastiche et de tout pot-pourri, de renchérir encore sur les autres, et de porter une main imprudente sur ce qu’il y a de plus sacré au monde, les larmes d’un poète ?
La mauvaise fortune qui s’est attachée dès les premiers jours à la nouvelle traduction de Freyschütz, semble de plus en plus étendre sa fatale influence sur chanteurs et choristes. À vrai dire, l’Opéra ne s’est guère mis en frais pour la combattre ; jamais exécution et mise en scène n’ont été plus négligées. Les chœurs, partie si importante dans cet ouvrage, sont menés avec une mollesse, une incurie impardonnables ; les femmes manquent presque toujours leur entrée dans le refrain de la chanson de Kilian. Le chœur des chasseurs est dit avec plus de soin ; on y observe fidèlement les nuances indiquées par l’auteur ; c’est le seul morceau de la pièce où l’on pressente dans l’exécution une intention intelligente, où puissent revivre encore les souvenirs des chœurs allemands.
Mlle Stoltz n’a rien compris au rôle d’Agathe. Toutes les charmantes intentions du compositeur s’effacent sous l’interprétation vulgaire de la cantatrice ; dans le grand air du second acte, air qui, par son élan passionné, électrise les natures les moins impressionnables, Mme Stoltz reste aussi glacée, aussi terne qu’en chantant le récitatif de M. Berlioz. Mme Stoltz ne trouve son pendant que chez M. Marié, qui se fait, comme elle, un jeu des intonations et des mouvemens indiqués. Pour le jeune ténor, le texte de l’auteur n’existe plus du moment qu’il est en présence du public ; dans tout le cours du rôle de Max, M. Marié a trouvé à peine une ou deux occasions de se faire applaudir d’une façon à peu près méritée ; c’est avoir certainement du malheur quand on pense au succès qu’obtenait l’Allemand Haitzinger dans cette heureuse création de Weber, et au peu d’effort qu’il semblait faire pour mettre en lumière les trésors de mélodie qu’y avait semés le compositeur.
On conçoit difficilement que l’Académie royale de Musique se soit résignée à mettre en scène un des plus beaux et des plus complets ouvrages de notre temps avec de semblables chanteurs. Le Freyschütz de Weber valait bien la peine qu’on fît taire les petites haines jalouses des prime-donne de l’endroit, et qu’on engageât Mlle Loëve, la cantatrice allemande qui est restée deux mois à la disposition de l’Opéra, et que, par une faiblesse inqualifiable, on a laissé partir. On aurait pu aussi employer à l’égard de Duprez, et pour lui rendre le rôle de Max abordable, les moyens dont on s’est servi pour faciliter le rôle d’Agathe à Mme Stoltz. Dans le cas même où l’une des tentatives que nous indiquons n’eût point réussi, on aurait du moins témoigné le désir sincère de rendre au génie de Weber l’hommage qui lui est dû.