Günther Anders
Peut-on encore faire de la philosophie purement conceptuelle après les tragédies d’Auschwitz et d’Hiroshima ? Comment alerter les consciences séduites par la toute-puissance de la technique et aveugles à ses effets catastrophiques sur notre planète ? Ces questions, ce sont celles que Günther Anders, « philosophe de circonstance » et précurseur de la pensée écologique, n’a cessé de poser à ses contemporains.
Né à Breslau en Pologne dans une famille de psychologues juifs, cousin de Walter Benjamin, Günther Anders (de son vrai nom Günther Stern) a été formé par Husserl et Heidegger. Mais faute d’être nommé professeur d’université après la soutenance de sa thèse, il se tourne vers le journalisme. Marié à Hannah Arendt dont il divorcera en 1937, il fuit l’Allemagne nazie et part aux États-Unis où il fréquente les exilés de l’école de Francfort, qui le sensibilisent à l’aliénation de la société marchande américaine. Multipliant les petits boulots jusqu’à devenir accessoiriste à Hollywood, il rentre en Europe en 1950, refuse plusieurs postes universitaires, dénonce la guerre du Viêt Nam, participe au Tribunal Russell contre le nucléaire et multiplie les engagements pour sauver ce qui peut l’être de « l’indéracinable dignité humaine ». Enfin, il s’installe à Vienne, une ville qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort, en 1992, après avoir traversé la quasi-totalité du XXe siècle.
Premier auteur à utiliser le terme d’Apocalypse dans un sens non religieux (à propos d’Hiroshima), Anders est un penseur qui assume son pessimisme, comme en témoigne le titre de l’une de ses publications, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, phrase empruntée à Goethe. Son désarroi profond vient du choc qu’a produit sur lui l’ampleur de la Shoah et l’usage de la bombe atomique. Il est sans doute l’un des premiers penseurs à mesurer les conséquences tragiques d’une telle puissance de destruction pour l’humanité. Consterné par le manque de prise de conscience de ses contemporains, il décide de les alerter par des ouvrages aux titres provocateurs comme Nous, fils d’Eichmann, Hiroshima est partout ou Le Temps de la fin. L’écart toujours plus grandissant (qu’il appelle « le décalage prométhéen ») entre nos capacités de fabrication et nos capacités de représentation justifie à ses yeux l’usage philosophique de « l’exagération » et de « l’imagination ». Puisque ce qui est « trop grand » n’est pas perceptible (ce qu’il nomme le « supraliminal », terme de son cru) et laisse indifférent, il faut forcer le trait, se faire « semeur de panique » et élargir les limites de notre imagination pour prendre conscience de ce que nous faisons. Convaincu que « l’humanité est en sursis », il appelle après le drame de Tchernobyl à changer de politique, car « les manifestations ne suffisent plus ».